Alors quelque chose craqua en Marianne. C'était comme une fenêtre brutalement ouverte par un vent de tempête et la chose qui se débattait en elle prit son vol et monta vers le ciel en l'inondant d'une joie presque douloureuse à force d'intensité... Des larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à couler le long de ses joues, petit ruisseau rafraîchissant qui balayait les rancunes, les dégoûts, toute la boue qui, si longtemps, avait englué l'âme de Marianne en l'étouffant... Qu'importait maintenant la manière dont cet enfant avait fait irruption dans sa vie et dont, minuscule et impitoyable tyran, il avait exigé d'elle sa substance ? Elle découvrait avec une stupeur émerveillée qu'il était sien, chair de sa chair, souffle de son souffle et qu'elle le reconnaissait pour tel.

Debout de chaque côté du lit, les deux hommes retenaient leur respiration et s'interdisaient le moindre mouvement, regardant seulement s'accomplir sous leurs yeux ce miracle de l'amour maternel qui s'éveillait. Mais quand la jeune femme, prisonnière de son fils, se mit à pleurer, Jason de nouveau se pencha, souleva tout doucement le bébé et le déposa dans les bras de sa mère qui, cette fois, se refermèrent sur lui.

La petite tête soyeuse se nicha d'elle-même contre le cou tiède en une caresse involontaire qui bouleversa Marianne. Alors, elle releva sur Arcadius qui pleurait sans retenue et sur Jason qui souriait un regard que les larmes faisaient scintiller comme des émeraudes au soleil.

— Ne faites donc pas cette tête-là, murmura-t-elle. Votre petit complot a réussi. Vous m'avez battue...

— Il n'y avait pas de complot, fit Jason. Nous voulions seulement que tu conviennes que ton fils est le plus bel enfant du monde.

— Eh bien, c'est fait. J'en conviens.

Cependant Jolival, qui ne se souvenait pas d'avoir jamais autant pleuré, renifla, fouilla fébrilement ses poches, en tira à la fois un mouchoir dans lequel il émit un bruit semblable à la trompette du Jugement Dernier et sa montre qu'il regarda avec une brusque inquiétude avant de tourner un œil navré vers Marianne. Jason qui avait suivi son manège comprit et lui épargna le mauvais rôle de trouble-fête.

— Je sais ! dit-il calmement. Il est plus que l'heure et O'Flaherty doit être déjà sur la plage...

Le voile de bonheur tout neuf et tout fragile qui enveloppait Marianne se déchira d'un seul coup.

Toute à sa découverte, elle avait, un instant, oublié ce qui la menaçait.

— Oh non ! gémit-elle. Pas déjà ?

Fébrilement, comme si maintenant elle se sentait prisonnière, elle tendit le bébé à Jolival, rejeta ses couvertures et voulut se lever. Mais elle avait trop présumé de ses forces et, à peine ses pieds eurent-ils touché le sol, qu'un vertige la prit et, avec une plainte, elle s'abattit dans les bras de Jason qui avait fait rapidement le tour du lit.

Un instant, il la tint serrée contre lui, soulevée de terre et s'alarma de la sentir si légère. Brusquement déchiré par cette séparation qu'il n'avait pas imaginée si cruelle, il couvrit de baisers son visage, puis, doucement, avec mille précautions, il la remit au creux soyeux de son lit dont il ramena soigneusement les couvertures sur le corps frissonnant.

— Je t'aime, Marianne... N'oublie jamais que je t'aime. Mais, par pitié, sois raisonnable !... Nous nous retrouverons bientôt, j'en suis certain... Quelques semaines, quelques semaines seulement et nous serons ensemble de nouveau, et tu auras retrouvé tes forces, ta santé... et plus rien ne nous séparera.

Il était si visiblement bouleversé qu'elle lui dédia un sourire tremblant, mais où l'ironie pointait, signe tangible du retour de Marianne au goût de la bataille.

— Rien ?... et la guerre ?

A nouveau il l'embrassa sur le nez, sur le front, sur les lèvres et sur ses deux mains.

— Tu sais bien qu'aucune catastrophe mondiale, aucune force humaine n'a le pouvoir de nous séparer à jamais. Ce n'est pas une pauvre guerre qui saura y parvenir.

Et, comme s'il craignait de se laisser gagner par un attendrissement où son courage se fût dilué, il s'arracha des bras de la jeune femme et passant comme une tempête devant Jolival qui, l'enfant sur les bras, ne savait quelle contenance prendre, il sortit en courant.

Indécis, Jolival jeta un regard sur Marianne. Devait-il lui rendre le bébé ? Mais maintenant, tout son courage à nouveau envolé, elle sanglotait éperdument, couchée sur le ventre et la tête enfouie dans ses oreillers. La raisonner était, à cette minute, un travail bien au-dessus des forces du vicomte et puis il tenait à suivre Jason afin de s'assurer par lui-même du succès ou de 1'echec de sa folle tentative.

Alors, quittant la chambre sur la pointe des pieds, il alla rendre le petit Sebastiano à dona Lavinia.

Dans la grande chambre, il n'y eut plus que le bruit des sanglots et le ronflement du poêle. Mais, dans la nuit froide du dehors, un vent de tempête se levait...

7

UNE NUIT POUR LE DIABLE...

Lorsque Jason, Gracchus et Jolival atteignirent le lieu du rendez-vous, qui était ce même coin discret et proche de la mosquée Kilidj Ali Pacha où naguère le clephte Théodoros avait fait aborder Marianne inconsciente, il faisait si sombre, malgré les obligatoires lanternes de fer-blanc, qu'ils ne virent pas tout de suite Craig O'Flaherty et ses hommes.

Un vent violent balayait la plage arrachant des paquets de sable et précipitant la mer en lourds rouleaux grondants qui éclaboussaient la nuit de blanche écume.

C'était le moment, proche de l'aube, où la nuit se fait plus opaque et plus tenace, comme si, de toutes ses forces noires, elle cherchait à s'accrocher encore à la terre pour mieux résister à l'attaque de la lumière.

Les trois arrivants étaient en retard de plus de quatre heures. Les préparatifs du départ avaient été plus longs qu'on ne le pensait à cause de Gracchus qui, enfermé dans une cave par une distraction du sommelier, avait momentanément disparu. En outre, sur les deux lieues de route qui séparent Bebek de Galata, le groupe avait été arrêté plusieurs fois par des patrouilles de janissaires qui cherchaient un fuyard, un sacrilège qui, par trois fois, avait fait scandale dans trois mosquées différentes.

La plage était si déserte et si noire qu'un instant les trois hommes s'y crurent seuls. Jason, mécontent, jura dans le vent sans souci d'être entendu.

— Ils ont peut-être pensé que cette tempête rendrait l'embarquement impossible, hasarda Jolival. A moins qu'ils n'aient cru le rendez-vous remis...

— Ils n'avaient pas à croire ou à penser ! grogna Jason. Quant à la tempête, ce sont des marins, j'imagine ? Au surplus je suis certain qu'ils ne sont pas loin. Je connais O'Flaherty.

Ses jurons auraient sans doute suffi, mais, pour plus de sûreté, il siffla trois fois d'une certaine façon et, un instant plus tard, une réponse identique lui parvint. Presque aussitôt, Craig O'Flaherty et ses hommes apparaissaient, ombres noires que les yeux du corsaire, habitués aux pires crasses de l'océan, distinguèrent rapidement malgré la nuit.

Ce que l'Irlandais avait recruté n'appartenait sans doute pas à la crème de la marine internationale. C'étaient deux Génois, un Maltais, un Grec, un Albanais et deux Géorgiens que Craig avait sournoisement débauchés parmi l'équipage de son ami Mamoulian. Mais l'ensemble parut vigoureux et de mine supportable à l'œil exercé de Jason.

— Vous voilà tout de même ! grogna Craig en guise de bienvenue. Nous commencions à désespérer...

— Je comprends cela, rétorqua Jason sèchement. Plusieurs heures sans rien boire, c'est long ! Où étiez-vous, monsieur O'Flaherty ? Avez-vous trouvé un cabaret encore ouvert ?

— A l'abri et dans un lieu saint encore, grogna l'Irlandais en désignant la forme confuse d'un petit couvent de Derviches Tourneurs qui mettait une tache blanchâtre contre la masse noire de la mosquée. Vous n'avez peut-être pas remarqué, mais il fait un vent à déraciner un chêne. C'est tout juste si on pouvait tenir debout sur la plage.

— Vous avez un bateau ?

— Oui. Lui aussi est à l'abri... là, sur la plage, dans cette cabane de pêcheur que vous apercevez peut-être. Maintenant, si je peux me permettre un conseil, il faudrait filer si nous ne voulons pas effectuer notre abordage en pleine lumière. Le jour ne tardera plus.

— Allons-y ! Sortez le bateau !...

Vivement, tandis que les hommes couraient à la cabane, Jason se tourna vers Jolival et, à sa manière habituelle, brusque et chaleureuse qui lui gagnait les cœurs si facilement, il saisit ses deux mains qu'il serra :

— C'est ici que nous nous séparons. Adieu, mon ami ! Veillez bien sur elle ! Je vous la confie une fois encore.

— Je ne fais que ça, grogna le vicomte en s'efforçant de maîtriser une désagréable sensation de catastrophe en suspens. Prenez plutôt soin de vous-même, Beaufort ! Une guerre n'est jamais de tout repos.

— Soyez sans crainte ! Je suis indestructible. Veillez aussi sur le bébé. L'amour de sa mère pour lui est de bien fraîche date et encore très fragile, il me semble. Je ne pourrai peut-être pas m'occuper de lui avant longtemps.

Les mains du corsaire étaient chaudes, fortes et sûres. Spontanément, Jolival lui rendit son geste amical qu'un léger remords, cependant, gâchait un peu. Il en venait à regretter maintenant, en face de ce garçon prêt à se comporter en père pour le fils d'un autre, de ne pas lui avoir dit toute la vérité. Evidemment, le prince Corrado l'avait approuvé de n'avoir pas révélé sa véritable identité, mais, à cette minute, Jolival le regrettait car, de toute évidence, Jason s'attendait à ce que Marianne, le jour où elle mettrait le pied sur la terre américaine, le fît en compagnie du petit Sebastiano. Et il n'aimerait peut-être pas qu'il en fût autrement...

Tandis que les hommes, sous la direction de Craig, descendaient le bateau, un long caïque solide et maniable qui devait voler sur l'eau, le vicomte, tout à coup, se décida :

— Il y a encore quelque chose que je voudrais vous dire... concernant la naissance de l'enfant ! Quelque chose que j'ai beaucoup hésité à vous apprendre parce que je ne m'en reconnaissais pas le droit, mais, à cette minute...

— Qu'est-ce que cette minute a de particulier pour que vous décidiez de révéler un secret qui ne vous appartient pas... et que je connais peut-être déjà ?

— Que vous...

Le corsaire se mit à rire. Sa grande main s'abattit sur l'épaule de Jolival, brutale et rassurante.

— Je suis peut-être moins idiot que vous et Marianne ne vous plaisez à l'imaginer, mon ami ! Aussi soyez en paix avec vous-même. Vous n'avez rien révélé parce que vous n'aviez rien à dire. En outre, je n'ai nullement l'intention d'imposer mon nom au jeune Sant'Anna. Maintenant, adieu !...

Subitement, Jason attira Jolival à lui, l'embrassa sur les deux joues :

— Donnez-lui ces deux baisers... et redites-lui que je l'aime, jeta-t-il en s'éloignant.

Puis, il courut rejoindre ses hommes qui mettaient la barque à l'eau avec mille difficultés. La mer semblait vouloir rejeter l'embarcation téméraire qui prétendait la chevaucher. Contre les grandes éclaboussures de l'écume, Jolival pouvait voir les formes confuses des hommes qui s'agitaient et chercha machinalement dans sa mémoire un bout de prière attardé.

Mais, soudain, il y eut une exclamation de triomphe et Jolival ne vit plus rien du tout.

— Ça y est tout de même ! cria en italien une voix déjà lointaine. Mais c'est une vraie nuit pour le diable !

Resté seul sur la plage, Jolival frissonna. Une nuit pour le diable ?... Peut-être ! Le caïque avait disparu, comme si la grande gueule noire de la mer, pareille à celle de quelque monstre démoniaque, l'avait soudain englouti. On n'entendait plus rien que le bruit furieux du ressac et les hurlements du vent. L'audacieux esquif survivrait-il encore ?

Incapable de se libérer de l'angoisse qui l'étreignait, Jolival releva machinalement le col de son manteau et remonta vers les trois platanes dépouillés auxquels étaient attachés les chevaux qui les avaient amenés de Bebek. Il n'avait guère envie de rentrer. Pour quoi faire, d'ailleurs ? Marianne le harcèlerait de questions auxquelles il serait bien incapable de répondre puisqu'il n'était même pas en mesure de savoir si, à cette minute précise, le caïque ne s'était pas déjà perdu corps et biens...

Dans une accalmie du vent, il entendit l'horloge d'une des églises de Péra sonner 5 heures et cela lui donna une idée. L'ambassade de France n'était pas loin et la chapelle de cet ancien couvent des Franciscains comportait un clocher, en mauvais état, mais d'où la vue s'étendait sur le Bosphore et sur la Corne d'Or. Dès que le jour poindrait il serait au moins possible, de là-haut, de voir ce qu'il advenait de la Sorcière et, peut-être, de la bande audacieuse qui allait tenter de s'en emparer.