Laissant sa cavalerie attachée aux platanes pour que le bruit de ses sabots ne réveillât pas tout le quartier, rigoureusement désert à cette heure matinale d'hiver, Jolival prit sa course vers le palais de
France. Une fois le portier réveillé, ce qui n'alla pas sans mal, il n'eut aucune peine à se faire ouvrir. Le bonhomme considérait avec révérence l'habituel partenaire aux échecs de Son Excellence l'Ambassadeur, et, bien qu'on ne l'eût pas vu depuis longtemps, M. le vicomte de Jolival fut reçu avec les honneurs dus à son rang. En revanche, il eut beaucoup plus de peine à obtenir que l'on ne réveillât pas Latour-Maubourg.
— Je me suis attardé au chevet d'un ami malade, en grand péril de mort, déclara-t-il au bonhomme. Aucune église n'est encore ouverte et cependant je voudrais beaucoup prier pour sa pauvre âme en péril. Ne réveillez pas Son Excellence : je la verrai plus tard ! Pour le moment, je voudrais seulement être seul, dans la chapelle, et prier.
Cet énorme mensonge passa comme un coup de vin vieux. Jolival savait à qui il avait affaire. En bon Breton, Conan, le portier de l'ambassadeur, faisait preuve d'une piété sourcilleuse qui s'accommodait fort mal de son séjour en terre d'Islam. Aussi fut-il agréablement surpris de découvrir des sentiments si élevés chez l'ami de son maître.
— L'amitié est une belle chose et la crainte de Dieu une plus grande encore ! déclara-t-il d'un ton sentencieux. Si Monsieur le vicomte veut bien me le permettre, je dirai moi-même quelques dizaines de chapelet à l'intention de son ami. Pour l'heure présente, la chapelle est toujours ouverte. Monsieur le vicomte n'a qu'à s'y rendre. Il y a des cierges et un briquet à l'entrée. Monsieur le vicomte sera chez lui.
C'était tout ce que souhaitait Jolival. Un peu gêné par l'auréole qu'il croyait déjà voir pousser dans le regard du concierge posé sur sa tête, le vicomte remercia chaleureusement, renforça l'estime du bonhomme par le cadeau discret d'une pièce d'or et s'élança sous les arcades de l'ancien cloître pour gagner la chapelle.
La porte ne grinça qu'à peine quand il l'ouvrit et il retrouva l'odeur familière de cire refroidie, d'encens et de bois bien encaustiqué. En effet, le bon Conan, pour lutter à sa manière contre l'Infidèle, prenait de « sa » chapelle un soin touchant.
Trouver des cierges, les allumer avec le briquet afin que le concierge pût apercevoir les vitraux éclairés, ne demanda que peu d'instants et bientôt Jolival s'élançait dans l'étroit escalier en colimaçon qui ouvrait près de l'entrée, l'escaladant deux marches à la fois avec une ardeur de jeune homme.
Il savait où trouver, près du logement de la cloche, certain instrument du plus haut intérêt pour ses intentions : une longue-vue grâce à laquelle l'ambassadeur surveillait les mouvements du port et, à l'occasion, ceux de son collègue et voisin, l'ambassadeur d'Angleterre, sa bête noire la plus habituelle.
Le campanile n'était pas très élevé, mais son altitude était très suffisante pour que, de jour évidemment, on ne perdît rien de ce qui se passait aux environs de la Tour de la Fille. D'ailleurs, lorsque Jolival, un peu essoufflé, arriva au sommet, la nuit commençait à céder...
Une bande plus claire se montrait derrière les collines de Scutari comme si le ciel, lentement, se décolorait. Dans un moment, le détroit serait visible, mais l'on n'en était pas encore là. S'adossant au mur, Jolival, sa longue-vue sous le bras, essaya d'attendre sans trop d'impatience, pensant que le jour était incroyablement paresseux ce matin-là !
Peu à peu, comme une scène de théâtre dont le rideau s'élèverait avec une extrême lenteur, la majestueuse croisée du Bosphore et de la Corne d'Or se dégagea dans l'obscurité et commença de dessiner ses contours. Elle apparut, dans la grisaille uniforme du petit matin qui unissait le ciel, où voyageaient des nuées rapides emportées par le vent et la mer plumée d'embruns semblables à d'hùmides nuages.
Tout à coup, Jolival saisit la longue-vue et, avec une exclamation de joie, la cala dans son orbite. Là-bas, près du petit fortin de bois qui couronnait les ruines de la tour, la Sorcière hissait ses voiles basses. La misaine se gonfla puis le petit foc, car le vent de tempête empêchait de faire porter toute la toile.
— Ils ont réussi, exulta Jolival pour lui tout seul. Ils partent...
C'était vrai. Dans l'ombre grise qui, d'instant en instant, se faisait plus fluide et plus claire, le brick virait gracieusement, semblable au fantôme d'un oiseau géant pour prendre son vent vers la haute mer. Cependant, le coup d'audace avait dû être découvert, car Jolival entendit tonner un canon, tandis qu'un court panache de fumée jaillissait du fortin auquel il donnait l'air d'un fumeur de pipe grincheux. Mais le coup, mal appuyé et trop faible, n'atteignit pas la Sorcière qui avait déjà pris du large et qui aussi dédaigneuse des efforts du roquet chargé de sa garde que de ceux des vagues dures fendues par sa mince étrave, s'en allait glorieusement vers la mer de Marmara et vers sa liberté, tandis que le drapeau étoilé des Etats-Unis montait, comme un défi, à la corne d'artimon.
Un moment, Arcadius, d'un œil brouillé par les larmes de l'émotion, suivit sa course, déjà prêt à entonner un cantique d'action de grâces quand, soudain, ce fut le drame... La mer parut se hérisser de voiles...
Débouchant de derrière les îles des Princes, de hautes pyramides de toile blanche apparurent, en ordre de bataille. Ce n'étaient pas des chebecs ou des polacres, aucun de ces navires hors du temps qui, malgré louis qualités marines, gardaient quelque chose d'attendrissant. C'étaient de grands navires modernes, bien armés, redoutables...
Jolival les reconnut avec un affreux juron : un vaisseau de ligne, deux frégates et trois corvettes ! La flotte de l'amiral Maxwell, qui avec le calme de la puissance sûre d'elle-même venait lentement barrer le passage. Qu'allait faire Jason seul en face de six navires, dont le plus faible était mieux armé que lui ?
En voyant le brick se couvrir de toute sa toile malgré le temps, au risque d'être emporté, Jolival comprit que l'Américain voulait tenter de passer malgré tout. Il avait le vent pour lui et ses qualités de marin lui permettaient, en utilisant la tempête, de filer sous le nez de ses ennemis plus puissants, mais moins taillés pour la course.
— Il est fou, fit près de Jolival une voix paisible. Il faut être un rude marin pour tenter un coup pareil. Et ce serait dommage qu'il aille à la côte, car c'est un fier bateau.
Presque sans surprise, Jolival vit auprès de lui le comte de Latour-Maubourg, en robe de chambre et bonnet de nuit, armé d'une autre longue-vue. Apparemment, il en possédait une collection...
— C'est un rude marin, affirma-t-il. Mais j'ai peur...
— Moi aussi ! Car, en plus de ça... regardez ! Le vent tourne !... Ah ! Sacré bon sang ! Par sainte Anne d'Auray, ce n'est pas de chance !
L'ambassadeur avait raison. Brusquement, les voiles de la Sorcière se mirent à fasseyer, tandis que le navire, pris dans le tourbillon du vent tournant, se couchait presque. Les vaisseaux anglais qui avaient à utiliser au mieux un vent contraire, l'avaient maintenant pour eux et s'en servirent. Sur les grandes vagues creuses, leurs énormes carènes noires parurent bondir, tandis que, hissant à leur tour de nouvelles voiles, ils s'apprêtèrent à courir sus au brick.
De toute évidence, Jason allait être pris. Le combat à un contre six était perdu d'avance car le corsaire n'aurait plus la force vitale nécessaire pour gagner de vitesse ses adversaires et leur filer entre les doigts.
— Bon Dieu ! gronda Jolival entre ses dents serrées, mais qu'est-ce que la flotte anglaise fait là à cette heure-ci ? Avons-nous été trahis ? Quelqu'un l'en a-t-il prévenue ?
Les yeux myopes de l'ambassadeur regardèrent le vicomte avec une énorme surprise :
— Prévenue de quoi ? Et de quelle trahison voulez-vous parler, mon ami ? L'amiral Maxwell se rend en mer Noire pour inspecter les ports de la côte nord. Les deux frégates l'escortent dans son voyage, mais les corvettes n'iront que jusqu'à l'entrée du Bosphore.
— En tournée d'inspection ? Un Anglais ?
L'ambassadeur français poussa un profond soupir qui déchaîna une quinte de toux. Il devint très rouge, tira un grand mouchoir de sa robe de chambre, s'en couvrit le visage, puis la quinte, une fois passée, reparut, toujours aussi rouge.
— Excusez-moi, j'ai un rhume affreux... Mais, vous disiez ?
— Qu'il est tout de même étonnant de voir une flotte anglaise aller inspecter des défenses ottomanes !
— Mon pauvre ami, nous vivons un temps où ce qui n'est pas étonnant devient la chose rare entre toutes. Canning règne au Sérail et le Sultan ne jure plus que par lui. Sa Hautesse compte sur l'aide anglaise pour instaurer ces grandes réformes dont elle rêve. En outre, elle espère que Londres va l'aider à conclure un traité à peu près sortable avec le Tsar. Aussi ne sommes-nous plus que des indésirables. La vieille amitié est bien morte. Il se peut que je demande mes passeports prochainement. L'Empereur s'est souvenu de nous trop tard...
Peu disposé à discuter plus avant la situation internationale, Jolival reprit sa longue-vue et poussa une exclamation de surprise. La Sorcière s'était tirée de son mauvais pas. Elle avait effectué un demi-tour complet et maintenant, toutes voiles dehors, elle fuyait devant les Anglais, remontant le Bosphore en direction de la mer Noire. Ses huniers, de plus en plus visibles, grossissaient dans la lorgnette de Jolival.
— Puis-je savoir quelle était la destination première de ce navire ? demanda Latour-Maubourg qui s'était remis lui aussi à surveiller les évolutions des vaisseaux.
— Charleston... en Caroline du Nord.
— Hum ! Ce n'est guère la direction... Je me demande ce que son capitaine espère trouver dans notre Pont-Euxin ? J'admets, cependant, que vous aviez pleinement raison. C'est un parfait marin...
— Je me le demande aussi. Il doit tout de même savoir que ce n'est qu'un cul-de-sac... Evidemment, il n'a pas le choix. C'est cela ou la prison et la capture de son navire. Mais je pense qu'il espère, tout simplement, « semer » la meute de Maxwell et, plus tard, tenter de nouveau le passage, ne fût-ce que par vent favorable.
— Je le pense aussi. Néanmoins, si j'étais lui, j'amènerais ce pavillon américain, un peu trop insolent. Tout ce qu'il risque c'est de se faire tirer dessus par les canons de Rumeli Hissar...
La Sorcière filait bon vent maintenant et il était évident que, non seulement elle parviendrait à conserver la distance entre elle et ses adversaires, mais encore qu'elle l'augmenterait certainement de façon sensible. Evidemment, il y avait ce nouveau danger que lui faisait courir la vieille forteresse gardienne du détroit...
— Bah ! fit Latour-Maubourg en repliant sa lorgnette, il s'en tirera peut-être... Maintenant, mon bon ami, dites-moi un peu où vous étiez passé et d'où vient la bonne fortune de vous retrouver inopinément dans mon clocher ?
Mais le pauvre ambassadeur devait garder longtemps sa question sans réponse, car Jolival, avec un salut rapide et un « excusez-moi, mon cher... » venait de se précipiter dans l'escalier qu'il dégringolait au risque de se rompre le cou. Se jetant sur l'appui de pierre, Latour-Maubourg se pencha si brusquement qu'il faillit passer par-dessus.
— Eh là ! Mais où allez-vous ?... cria-t-il. Attendez-moi que diantre ! Je descends...
Il pouvait toujours crier. Jolival ne l'écoutait pas. Traversant le cloître de toute la vitesse de ses jambes, il bouscula le brave Conan qui s'avançait pour lui demander des nouvelles de ses oraisons, arracha presque la lourde porte et s'élança dans la ruelle en pente raide qu'il dévala comme un torrent jusqu'aux platanes où il détacha l'un des chevaux, criant à l'adresse d'un portefaix qui passait, sa hotte vide sur le dos :
— Ces deux chevaux ! Va les conduire au palais de France et dis qu'ils sont à M. de Jolival. Voilà pour toi et tu en recevras encore autant.
Une grosse pièce d'argent vola dans les airs, atterrit dans la main sale du bonhomme qui se mit en devoir d'exécuter l'ordre aussitôt, pressé qu'il était de doubler un gain aussi inattendu. Cependant Jolival piquant des deux regrimpait de toute la vitesse de son cheval la côte raide qui menait à la route de Buyukderé, afin de regagner aussi vite que possible le palais d'Hümayunâbâd. Il fallait savoir comment Jason allait passer sous les canons du vieux château et, surtout, il fallait avertir Marianne. Si d'aventure, elle apercevait le brick de Jason remontant le Bosphore au lieu de le descendre, il y avait de quoi lui donner de la fièvre...
"Les lauriers de flammes (1ère partie)" отзывы
Отзывы читателей о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)" друзьям в соцсетях.