Marianne suça poliment une cuillerée de confiture de roses. Elle n'aimait pas beaucoup cette friandise nationale turque à laquelle, en effet, elle reprochait un léger côté parfumerie. Cela lui donnait un peu mal au cœur et aussi l'impression de déguster les produits de beauté de son amie Fortunée Hamelin, qui introduisait de l'essence de roses dans tout ce qui touchait sa peau de créole. Mais elle dégusta le café avec délices. Il était bouillant et très parfumé, pas trop sucré : sans doute le. meilleur que Marianne eût jamais bu.
Nakhshidil la regardait avec une curiosité amusée.
— Vous semblez aimer le « khavé » ? dit-elle.
— Il n'est rien que j'aime davantage... surtout quand il est aussi bon que celui-ci. C'est à la fois une gourmandise et le plus réconfortant des amis.
— En direz-vous autant de la confiture de roses ? dit malicieusement la Sultane, j'ai l'impression que vous ne l'appréciez guère...
Marianne rougit, comme une enfant prise en faute.
— Pardonnez-moi, Votre Majesté... mais c'est vrai : je ne l'aime pas beaucoup.
— Et moi, je la déteste ! s'écria Nakhshidil en riant. Je n'ai jamais pu m'y habituer. Parlez-moi d'une bonne confiture de fraises ou de rhubarbe comme on en faisait dans mon couvent de Nantes. Mais essayez de cette helva aux amandes et aux graines de sésame... ou encore de ce baklava aux noix. C'est en quelque sorte notre gâteau national... ajouta-t-elle en désignant tour à tour, sur un plateau chargé de pâtisseries, une sorte de gelée très ferme, d'un beau rouge cerise, et un gâteau aux noix...
Bien qu'elle n'eût absolument pas faim, Marianne s'obligea à goûter ce que lui offrait sa royale hôtesse, tandis que l'on apportait de nouvelles tasses de café.
Comme elle reposait la tasse précieuse, elle s'aperçut que sa voisine la regardait avec attention et comprit que le moment difficile était arrivé. Il allait falloir se montrer à la hauteur de la confiance dont on l'avait investie et elle avait envie, maintenant, de se lancer dans la bataille. Mais le protocole exigeait qu'elle attendît d'être interrogée. Cela ne tarda guère...
Prenant entre ses doigts fins le bout d'ambre d'un narghilé couvert d'émaux bleus, la sultane en tira quelques bouffées songeuses puis, sur le ton léger de la conversation mondaine, elle remarqua :
— Il semblerait que votre voyage jusqu'ici ait été beaucoup plus mouvementé et beaucoup moins agréable que vous ne l'espériez... On a beaucoup parlé de cette grande dame française pour laquelle les Anglais avaient dérangé une escadre sous Corfou et qui s'est perdue dans les îles grecques...
Le ton était amusé, mais l'esprit agile de Marianne y démêla tout de même une inquiétante nuance de dédain. Dieu seul savait quelle réputation les ragots anglais avaient bien pu lui faire ! Néanmoins, elle décida de n'avancer que prudemment.
— Votre Majesté me paraît remarquablement informée d'événements somme toute fort minces...
— Les nouvelles vont vite en Méditerranée. Et ces événements ne me paraissent pas si minces. L'Angleterre n'a pas coutume de déplacer ses vaisseaux pour un personnage sans importance... tel qu'une simple voyageuse. Mais la chose serait moins étonnante si la voyageuse en question se doublait d'un... émissaire de l'empereur Napoléon ?
Brusquement, l'intimité douillette de ce salon bleu disparut au seul prononcé du nom redoutable, à la manière d'un parfum chassé par un courant d'air. C'était comme si le César corse était entré brusquement, à sa manière éruptive habituelle, tout botté et l'œil chargé d'éclairs, exerçant impérieusement la puissance de sa personnalité exceptionnelle. Marianne eut l'impression qu'il était là, qu'il la regardait, qu'il attendait...
Lentement, elle tira d'une poche intérieure ménagée dans le tissu de sa longue jupe, la lettre de Sébastiani et l'offrit en inclinant son buste élégant. Nakhshidil l'enveloppa d'un regard interrogateur.
— Cette lettre est-elle de l'Empereur ?
— Non, Madame. Elle est d'un ancien ami de Votre Majesté, le général Horace Sébastiani qui se rappelle à son souvenir. L'Angleterre a eu grand tort de s'émouvoir de mon voyage, car je ne suis chargée d'aucune mission officielle.
— Mais, à défaut de la parole, vous n'en portez pas moins la pensée de Napoléon, n'est-ce pas ?
Marianne se contenta de s'incliner sans répondre puis, tandis que la Sultane prenait rapidement connaissance de la lettre, elle acheva posément sa tasse de café qui refroidissait, se forçant, du même coup, à absorber le dernier morceau de baklava pour ne pas offenser son hôtesse qui lui avait recommandé cette pâtisserie. Ce qui n'alla pas sans quelque peine.
— Je vois que l'on vous apprécie fort, en haut lieu, ma chère. Sébastiani me dit que vous êtes une amie particulière de l'Empereur et qu'en même temps vous jouissez de l'affection réelle de l'Impératrice répudiée, cette malheureuse Joséphine qui, pour moi, s'appellera toujours Rose ! Eh bien, dites-moi donc ce que veut de nous l'empereur des Français.
Il y eut un bref silence que Marianne employa à choisir les mots qu'elle allait prononcer. Elle ne se sentait pas très bien et ne s'en appliqua que plus soigneusement.
— Madame, commença-t-elle, je supplie Votre Majesté d'écouter avec attention les paroles que je vais avoir l'honneur de prononcer, car elles sont d'une extrême gravité et impliquent la révélation des projets les plus chers et les plus secrets de l'Empereur.
— Voyons cela !
Lentement, calmement, en s'efforçant d'être aussi claire que possible, Marianne fit part à sa compagne de la prochaine invasion de la Russie par la Grande Armée et du désir qu'avait Napoléon de battre Alexandre, auquel il reprochait une profonde duplicité, sur son propre terrain. Elle dit combien il serait utile, pour l'envahisseur, que les opérations actuellement en cours sur le Danube se prolongeassent au moins jusqu'à l'été suivant, période choisie pour l'entrée en Russie des Français, afin de retenir loin de la Vistule et des régions avoisinant Moscou les régiments cosaques et les troupes du général comte Kamenski. Elle laissa aussi entendre que cette aide non déclarée serait vivement appréciée par Napoléon qui, une fois les Russes battus, ne ferait aucune difficulté pour accorder à la Sublime Porte tous les territoires qu'elle était en train de perdre à cette heure, plus quelques autres...
— Il suffit seulement, conclut-elle, que les troupes de Votre Majesté tiennent jusqu'en juillet ou en août prochain.
— Cela représente près d'une année ! s'écria la Sultane. C'est beaucoup pour une armée exténuée, dont les effectifs fondent comme beurre au soleil. Et je ne sais...
Elle s'interrompit, surprise par le changement qui se produisait sur le visage de son interlocutrice qui était en train de devenir aussi verte que sa robe.
— Vous n'êtes pas bien, princesse ? demanda-t-elle. Je vous trouve bien pâle tout à coup...
Marianne osait à peine bouger. Une horrible nausée montait de son estomac surchargé par les sucreries, excellentes sans doute et d'une grande finesse, mais qui rejoignaient tragiquement le copieux dîner qu'elle avait absorbé à l'ambassade, lui rappelant avec quelque brutalité qu'elle était enceinte de près de quatre mois. Et la pauvre ambassadrice occasionnelle souhaita désespérément disparaître sous les coussins du trône.
Devant son silence, la sultane, qui suivait avec étonnement la disparition de ses couleurs, insista :
— Cela ne va pas ?... Je vous en prie, ne vous croyez pas obligée de dissimuler si vous vous sentez mal...
Marianne lui offrit un regard de noyée et un sourire tremblant.
— C'est... c'est vrai... Votre Majesté ! Je... ne me sens pas bien du tout... Ooooooh !...
Et Marianne, jaillissant soudain du trône, traversa le salon comme un éclair vert, bousculant les eunuques de garde, se jeta sous l'ombre propice du premier cyprès venu, heureusement situé tout près de la porte, et entreprit de restituer à la terre ceux de ses produits qui l'incommodaient si péniblement. Cela dura un moment qui lui parut interminable et au cours duquel elle fut incapable de penser à l'espèce de révolution que, très certainement, son départ brusqué avait causée. Et quand elle se redressa enfin pour s'appuyer aux branches de l'arbre secourable, elle se sentit inondée d'une sueur froide, mais la nausée se retirait. Avec effort, elle aspira l'air parfumé de la nuit, la fraîcheur qui montait des jets d'eau et se sentit soulagée. Les forces, lentement, lui revenaient...
C'est seulement alors qu'elle réalisa ce qu'elle venait de faire : planter là une impératrice, se sauver comme une voleuse d'un salon de réception en pleine discussion diplomatique !... Quel affreux scandale ! De quoi faire pâmer d'horreur le pauvre Latour-Maubourg !... Très inquiète sur les suites de son malaise, elle s'attarda un moment sous les branches de son cyprès qu'elle n'osait plus quitter, persuadée qu'elle était de trouver, en reparaissant devant le kiosque, une troupe d'eunuques armés de cimeterres et d'un ordre d'arrestation...
Elle hésitait encore quand une voix douce vint jusqu'à elle :
— Où êtes-vous, princesse ?... J'espère que vous n'êtes pas plus mal ?
Marianne prit une profonde respiration.
— Non, Votre Majesté... Me voici !
Quittant enfin l'ombre des arbres, elle trouva Nakhshidil debout au seuil du petit palais. Elle avait dû renvoyer tout son monde car elle était absolument seule et Marianne, pleinement consciente d'être en faute et vaguement ridicule, lui en sut gré.
Quelle étrange façon d'entamer une négociation délicate, en vérité ! Aussi, désireuse de présenter des excuses, la princesse Sant'Anna commença-t-elle par une révérence que l'on interrompit immédiatement.
— Non ! je vous en prie !... Songez d'abord à vous remettre ! Prenez plutôt mon bras et rentrons... à moins que vous ne préfériez faire quelques pas dans le jardin ? Il fait plus frais maintenant et nous pourrions aller jusqu'à cette terrasse qui domine le Bosphore, là-bas ? C'est un endroit que j'aime.
— Avec plaisir, Madame... Mais je ne voudrais pas importuner Votre Majesté ou la troubler dans ses habitudes...
— Qui ? Moi ? Ma chère, je n'aime rien tant que prendre de l'exercice, marcher, monter à cheval... Malheureusement, ici, cela pose des problèmes. Dans les palais d'Asie, c'est plus facile. Venez-vous ?
Au bras l'une de l'autre, elles se dirigèrent lentement vers la terrasse choisie. Marianne s'étonnait de constater que la Sultane était aussi grande qu'elle-même et que sa silhouette mince était sans défaut. Pour qu'il en fût ainsi à son âge, il fallait que la blonde créole ne se contentât pas, en effet, de l'existence cloîtrée, presque inerte, qui était celle des femmes de harem. Pour garder ce corps souple de jeune fille, il fallait qu'elle s'adonnât aux « sports » si chers aux Anglais. Mais Nakhshidil, de son côté, s'intéressait surtout à sa compagne et, tout en marchant, elle lui demanda d'un ton faussement négligent :
— Avez-vous souvent de ces malaises ? Votre mine est cependant au-delà de tout éloge ?
— Non, Votre Majesté... pas très souvent. Je crois que celui de ce soir incombe tout entier au cuisinier de notre ambassade. Ses productions sont assez lourdes...
— Et ce que je vous ai offert n'était pas trop léger ! C'est étrange cependant, car votre malaise m'a rappelé de façon frappante ceux dont je souffrais lorsque j'attendais mon fils : je buvais des pleins pots de café et je ne tolérais ni helva, ni baklava... sans parler, bien sûr, de la ghulretcheli, la confiture de roses dont, à mon avis, seul le nom et la couleur sont poétiques et qui me fait horreur.
Marianne sentit ses joues s'empourprer et bénit la nuit qui dissimulait cette rougeur intempestive, mais elle ne fut pas maîtresse d'une crispation de son bras qui renseigna tout à fait sa compagne. Celle-ci comprit qu'elle avait non seulement touché juste, mais touché aussi un point singulièrement sensible chez sa visiteuse.
Comme toutes deux atteignaient la petite terrasse de marbre blanc, elle désigna un banc circulaire copieusement garni de coussins attestant les visites fréquentes qu'on lui faisait.
— Asseyons-nous un peu ! fit-elle. Nous serons ici beaucoup plus tranquilles pour parler que dans mon appartement, car personne ne nous entendra. Dans le palais, chaque tenture, chaque porte cache au moins une oreille attentive. Rien de semblable à craindre ici.
Voyez : cet endroit forme balcon au-dessus des chemins de ronde et des jardins inférieurs. Mais n'aurez-vous pas froid ? s'inquiéta-t-elle en désignant les épaules nues de Marianne.
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