En arrivant à Bebek, après une course folle menée de préférence à travers champs à cause de 1'état des routes, il fut surpris du calme qui régnait autour de la demeure de Turhan Bey. D'ordinaire, il y avait une certaine agitation au pavillon d'entrée où arrivaient les courriers et les nouvelles du port et où les serviteurs volaient plus qu'ils ne vaquaient à leurs occupations. Mais, ce matin, il n'en était rien...

Assis paisiblement sur le montoir à chevaux, le capidji[16] fumait son narghilé au milieu d'une troupe de palefreniers et de valets d'écurie qui avaient l'air de parler tous à la fois. La troupe salua tout de même Jolival avec un bel ensemble et l'un des palefreniers consentit à se déranger pour prendre la bride que le vicomte, sautant à bas de son cheval, lui jetait d'une main impatiente.

A l'intérieur, c'était exactement la même chose : les domestiques causaient entre eux, réunis en petits groupes et, dans le jardin, les bostandjis[17], assis sur leurs brouettes ou appuyés sur leurs bêches, semblaient eux aussi débattre de questions fort intéressantes. Quant à Osman, l'intendant d'Hümayunâbâd, il était invisible...

— Ils font peut-être grève, songea Jolival avec agacement, surpris, tout de même, de voir cette rareté occidentale s'implanter dans un monde aussi résolument féodal que le monde ottoman. Mais, si grève il y avait, c'était un problème qui regardait Turhan Bey et Jolival, pour sa part, avait d'autres chats à fouetter.

Il se mit à la recherche de dona Lavinia pour savoir si Marianne était réveillée et s'il était possible de se présenter chez elle. Mais il eut beau frapper et refrapper à la porte de la femme de charge, personne ne lui répondit...

Le fait que dona Lavinia ne fût pas chez elle n'avait rien de très inquiétant en soi. Elle se trouvait sans doute auprès de sa maîtresse ou bien occupée à donner des soins au bébé. Aussi fut-ce sous l'impulsion d'une espèce de pressentiment que Jolival, tout doucement, se risqua à pousser cette porte muette et à jeter un coup d'œil à l'intérieur.

Ce qu'il y vit lui fit froncer les sourcils, car non seulement la pièce était dans cet ordre parfait et impersonnel des chambres inhabitées où ne traîne aucun objet personnel, aucune marque de présence, mais encore le lit était fait. Enfin, le berceau du bébé avait disparu...

De plus en plus inquiet, Jolival, sans prendre la peine de faire le tour par la galerie couverte, se jeta dans le couloir qui reliait le logis de dona Lavinia à celui de sa maîtresse et fit irruption chez Marianne comme un boulet de canon...

Vêtue d'une longue robe de nuit qui lui tombait jusqu'aux pieds et lui donnait l'air d'une de ces dames blanches des légendes écossaises, ses longs cheveux croulant sur ses épaules, pieds nus, la jeune femme était debout au milieu de sa chambre, serrant contre elle quelque chose qui avait l'air d'être un papier. De ses yeux grands ouverts et curieusement fixes, un ruisseau de larmes coulait jusque sur sa poitrine, mais aucun sanglot ne contractait sa gorge. Elle pleurait comme pleure une source, mais avec une désespérance qui serra le cœur de son vieil ami. Enfin, sous les minces orteils de ses pieds nus, quelque chose scintillait, quelque chose de vert qui ressemblait à un mince et fabuleux serpent.

Elle était à ce point l'image d'une madone aux douleurs que Jolival pressentit une catastrophe. Tout doucement, retenant même son souffle, il s'approcha de la jeune femme frissonnante.

— Marianne ! murmura-t-il comme s'il craignait que le bruit de ses paroles n'aggravât sa souffrance, mon enfant... qu'avez-vous ?

Sans lui répondre, d'un geste raide d'automate, elle lui tendit le papier qu'elle serrait contre elle.

— Lisez ! dit-elle seulement sans que les larmes s'arrêtassent un instant de couler.

Défroissant le papier d'un geste machinal, Jolival y porta les yeux et vit que c'était une lettre :


« Madame, écrivait le prince Sant'Anna, ainsi que j'avais commencé de vous le dire ce soir, quand nous avons été interrompus, c'est avec gratitude que je rends hommage à la façon magnifique dont vous avez accompli la part d'engagement qui vous liait à moi et je ne vous dirai jamais assez la reconnaissance profonde que j'en garde envers votre personne. Maintenant, c'est à moi qu'il incombe de tenir mes promesses...

« Je vous l'ai dit, vous êtes libre... entièrement libre et le serez encore davantage lorsqu'il vous plaira de vous rendre à Florence où mes mandataires, Me lombardi et Me Fosco Grazelli, recevront les ordres nécessaires afin que tout s'accomplisse au mieux de vos désirs.

« J'emmène mon fils, dès ce soir, afin de ne pas vous imposer plus longtemps un voisinage qui vous est, on me l'a dit, plus pénible encore que je ne croyais ; loin de lui et loin de moi, vous vous rétablirez plus rapidement et vous oublierez vite – je ne peux que vous le souhaiter – ce qui avec les années deviendra peut-être un incident désagréable dont le souvenir s'estompera peu à peu.

« Si toutefois... il en allait autrement, si un jour le désir vous venait de rencontrer celui auquel vous venez de donner la vie, sachez que rien ni personne ne pourra faire que vous ne soyez toujours sa mère, une mère dont on lui apprendra à chérir le souvenir. Même lorsque vous porterez, Madame, un autre nom, vous n'en demeurerez pas moins princesse Sant'Anna dans le cœur de l'enfant, ainsi que dans le souvenir de celui qui se veut, pour toujours, votre ami, votre époux devant Dieu et votre serviteur fidèle. Corrado prince Sant'Anna... »


Sa lecture terminée, Jolival releva les yeux sur Marianne. Elle était toujours debout à la même place, avec cet air de somnambule douloureuse. Il avait cru, en la retrouvant ainsi changée en statue de la douleur, que le départ de Jason était cause de ce grand chagrin, et voilà que ce qu'il avait craint et espéré tout à la fois, voilà que l'amour maternel réveillé réclamait ses droits avec exigence. Ces larmes, ce n'était pas l'absence de l'amant qui les faisait couler, c'était la disparition de l'enfant, hier encore détesté et qui, cependant, en quelques secondes, s'était taillé la part du lion dans le cœur de sa mère.

Malheureusement, personne n'avait dû informer le prince de ce qui s'était passé dans la chambre et dans le cœur de la jeune femme et, croyant que l'aversion de Marianne demeurait entière, il avait exécuté le plan sans doute arrêté depuis longtemps : il avait emporté l'enfant pour une destination inconnue, sans se douter du désespoir qu'il laissait derrière lui...

Néanmoins, pour essayer de la calmer, Jolival s'efforça au détachement, replia la lettre et la posa sur un meuble.

— Pourquoi donc pleurez-vous, ma chère enfant ? Il n'y a rien, dans cette lettre, qui n'eût été convenu et que vous n'ayez voulu ?

Elle le regarda et il vit une immense surprise dans les larges yeux verts.

— Mais, Arcadius, fit-elle d'une toute petite voix, est-ce que vous ne comprenez pas ? Il est parti... ils sont tous partis... et mon fils est parti avec eux.

Elle tremblait comme une feuille dans le vent. Alors il s'approcha, la prit doucement par le bras pour la ramener vers son lit. Sa peau était glacée.

— Mon petit, reprocha-t-il tendrement, n'est-ce pas ce que vous souhaitiez ? Rappelez-vous : vous vouliez rejoindre Jason, devenir sa femme, recommencer avec lui une autre existence, avoir d'autres enfants...

Comme si elle sortait d'un rêve, elle passa sa main sur son front.

— Peut-être !... Il me semble que je voulais cela et même seulement cela. Mais c'était avant...

Il ne chercha pas à lui faire préciser ce qu'elle entendait par ce simple mot. C'était avant, en effet. Avant qu'elle n'eût serré contre elle un corps minuscule, un petit paquet tendre et doux dont la menotte impérieuse s'était refermée sur la sienne comme pour en prendre possession.

— Le prince ne doit pas être loin, hasarda-t-il, désemparé devant cette douleur. Voulez-vous que nous essayions de le rattraper ? Osman...

— Osman ignore où est allé son maître ! Je l'ai fait appeler quand, à mon réveil, on m'a remis cette affreuse lettre. Il ignore tout de ses intentions et ne pose jamais de questions. Les absences de Turhan Bey sont fréquentes et souvent fort longues. Pour me faire plaisir il a dû se rendre au port afin d'essayer de savoir quelque chose, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. Le prince est peut-être déjà loin en mer.

— Par ce temps et avec un nouveau-né ? Je n'en crois rien.

— Alors il se cache et le chercher est du temps perdu. Car il me l'avait bien dit : après la naissance, il disparaîtrait avec l'enfant. Il a tenu parole et je n'ai même pas le droit de lui faire des reproches.

— Personne ne lui a donc dit qu'hier soir vous aviez enfin accepté votre enfant ? Vous ne l'avez pas revu après notre départ, si j'en crois cette lettre ?

— Non ! Oh, Arcadius, j'étais tellement désolée que je crois bien n'avoir revu personne, pas même dona Lavinia ! J'ai dû pleurer la moitié de la nuit.

Elle tremblait de plus en plus, de froid et d'énervement. Vivement, Jolival alla prendre sur un siège un grand châle de cachemire rouge que Marianne affectionnait, l'en enveloppa et chercha des mules pour ses pieds nus. Or, en se baissant, il vit de plus près ce qui lui avait paru tout à l'heure un petit serpent lumineux et que Marianne foulait aux pieds à la manière de la mère de Dieu écrasant la tête du démon : c'était, en réalité, un magnifique collier d'émeraudes et de diamants qu'il ramassa et fit jouer un instant entre ses mains.

Devinant qu'il s'agissait là du dernier présent d'un époux princier, il s'abstint de poser la moindre question, mais déjà Marianne, avec une soudaine colère, lui arrachait le bijou et le lançait furieusement sous un meuble.

— Laissez cela ! C'est le prix qu'on m'a payée. Je n'en veux pas...

— Etes-vous folle ? Il n'y a eu dans l'esprit du prince aucune idée de paiement, j'en suis certain.

— Quoi d'autre alors ? Je ne suis pour lui qu'une tête folle, une femme à vendre. De là à imaginer qu'avec un paquet de pierreries il compenserait facilement la perte de mon enfant, il n'y a qu'un pas. Oh ! je le hais, je le hais... je les hais tous, les hommes ! Ils ne savent qu'imposer aveuglément leurs plus folles volontés, se battre, faire des guerres idiotes où ils se ruent tous, comme si c'étaient de merveilleuses parties de plaisir et sans s'occuper de ce qu'ils laissent derrière eux ! Qu'ont-ils besoin de fils pour leur ouvrir les mêmes perspectives ?

— Calmez-vous, Marianne ! Vous ne parviendrez pas à refaire le monde et vous vous rendez malade...

— Qu'importe ? Qu'importe même si je meurs ? Qui donc s'en souciera... hormis vous, peut-être ? Jason ne vaut pas mieux que les autres. Il m'a tourmentée, malmenée pour me contraindre à oublier mon devoir et le sort de mon pays, il m'a traitée plus mal que si j'avais été l'une des esclaves de sa plantation familiale et maintenant il me laisse ici, il m'abandonne pour courir vers une guerre qui n'est même pas déclarée et qui n'aura peut-être pas lieu. Croyez-vous qu'il se soucie de mes larmes, de mon chagrin ou, tout bêtement, de la façon dont j'effectuerai cet énorme voyage pour le rejoindre à l'autre bout du monde ? Qui dit que le navire qui nous portera ne tombera pas encore entre les mains de forbans comme les Kouloughis ? Mais, en face de ces combats qu'il aime tant, cela représente bien peu de choses aux yeux de Jason Beaufort. A cette minute, il vogue joyeusement vers sa chère Amérique...

Jolival saisit la balle au bond. C'était cela la solution pour tirer Marianne du marasme où elle se débattait. Il connaissait trop ses colères, ses désespoirs et ses emportements où le sang italien et le sang français l'emportaient dans ses veines sur le sang anglais, pour ne pas savoir que le danger actuellement couru par Jason allait balayer d'un seul coup toute cette rancune. Car même si, à cette minute, le souvenir du corsaire avait dû laisser la première place à l'attirance toute neuve du bébé, les sentiments de Marianne n'avaient pas pu changer en si peu de temps. Elle l'aimait toujours et cette colère n'en était, somme toute, qu'une preuve de plus.

— Joyeusement, cela m'étonnerait, dit-il. Et même, à ne vous rien cacher, il ne vogue pas du tout vers l'Amérique. Je dirais même qu'il lui tourne carrément le dos.

Comme il l'avait prévu, la colère de Marianne tomba d'un seul coup comme les voiles d'un vaisseau qui atteint le calme plat. A la place reparut la vieille inquiétude qui était bien certainement le genre d'émotion le plus habituel qu'elle éprouvât lorsqu'il s'agissait de son difficile amour. Mais il ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question et, rapidement, il la mit au courant de ce qui s'était passé auprès de la Tour de la Fille.