L'œil inquiet, il regarda un moment agiter alternativement sous son nez un ordre de libération signé « Richelieu » et une lettre du Tsar venue en sa possession par des moyens fort peu avouables. Puis, il posa deux ou trois questions et, comprenant qu'effectivement il n'y avait pas de temps à perdre si l'on ne voulait pas que le séjour à Odessa devînt inconfortable, il félicita brièvement Marianne de ses heureuses initiatives et sauta sur ses vêtements.
— Si j'ai bien compris, fit-il, nous allons immédiatement tirer Beaufort et ses gens de la citadelle ? Mais ensuite, où comptez-vous aller ?
Connaissant Marianne, il avait employé, pour poser cette dernière question, un ton de parfaite innocence, mais elle répondit sans l'ombre d'une hésitation :
— Est-ce que la lettre du Tsar ne vous l'a pas appris ? Secouez-vous, Jolival ! Il faut rejoindre l'Empereur tant qu'il marche vers l'intérieur de la Russie, afin qu'il apprenne le danger dont il est menacé au retour.
Tout en fourrant quelques chemises dans un grand sac de cuir, Jolival haussa les épaules :
— Vous parlez comme si nous étions à Paris et qu'il s'agissait de gagner Fontainebleau ou Compiègne ! Avez-vous seulement une idée des dimensions de ce pays ?
— Je crois que oui. De toute façon, les dimensions en question n'ont pas l'air d'effrayer les fantassins de la Grande Armée. Il n'y a donc aucune raison pour qu'elles m'effraient, moi. L'Empereur marche sur Moscou. Nous irons donc à Moscou.
Elle avait replié la lettre d'Alexandre, séparée de l'autre papier, et l'introduisait dans la poche intérieure de la robe sombre, en toile de laine fine et solide, qu'elle avait endossée à la place de sa toilette de soirée.
Jolival prit, sur la table, l'ordre qui représentait la liberté de Jason et de l'équipage de la Sorcière.
— Et lui ? fit-il doucement. Pensez-vous le décider à nous suivre au cœur de la Russie ? Avez-vous oublié sa réaction à Venise quand vous lui avez demandé de nous conduire à Constantinople ? Il n'a aucune raison d'aimer Napoléon aujourd'hui plus qu'hier.
Marianne planta son regard vert dans les yeux de son ami avec une détermination nouvelle et articula :
— Il n'aura guère le choix. Richelieu le libère mais ne veut rien entendre pour lâcher son brick. Il ne pourra pas renouveler son exploit de février dernier, le port est trop bien gardé. Et je ne le vois pas bien rentrant chez lui à la nage...
— Non. Mais il peut prendre passage sur n'importe quel navire franchissant le Bosphore et les Dardanelles.
Au geste excédé qu'eut la jeune femme, Jolival comprit qu'il serait maladroit d'insister. Au surplus, tous deux avaient mieux à faire qu'à discutailler. Ils activèrent leurs préparatifs de départ et, comme 2 heures sonnaient à l'église proche, Marianne et son ami quittaient l'hôtel Ducroux emportant seulement chacun un grand sac dans lequel ils avaient mis leur argent, quelques hardes et leurs biens les plus précieux. Ils abandonnaient tout le reste de leurs bagages devenus trop encombrants pour des fugitifs. En outre, ils avaient laissé, sur la table de la chambre de Marianne, une pièce d'or destinée à payer leur écot. Les vêtements qu'ils laissaient compensaient plus que largement ce qu'ils avaient pu dépenser, mais l'affaire du diamant, prétendument volé, était trop récente encore et Marianne, pour rien au monde, n'eût accepté de laisser derrière elle une triste réputation. Ladite réputation serait déjà bien assez écornée quand, tout à l'heure, la police la chercherait pour avoir soustrait le courrier secret du gouverneur...
Courant presque dans les chemins en pente qui cernaient les casernes, la jeune femme et son compagnon atteignirent le port en quelques minutes. A cette heure de la nuit, il était désert et presque silencieux. Seul, quelque part, derrière les façades muettes, un violon tzigane pleurait au fond de quelque cabaret, orchestrant bizarrement le cri des chats qui se battaient pour quelque reste de poisson. Mais, déjà, les murailles noires de la vieille citadelle se dressaient devant les fugitifs.
— J'espère que l'on acceptera de les libérer à cette heure de la nuit, hasarda Jolival inquiet.
Mais un geste péremptoire de Marianne lui imposa silence. Déjà, la jeune femme s'était précipitée vers une sentinelle qui, accotée à sa guérite, dormait tout debout avec une sûreté d'équilibre qui dénotait une longue habitude. Elle secoua l'homme énergiquement et, comme il ouvrait enfin une paupière pesante, elle lui mit sous le nez le grand papier afin qu'il pût distinguer, à la lueur d'un mauvais quinquet accroché au-dessus de sa tête, la signature du gouverneur.
Le soldat ne savait certainement pas lire, mais les armes impériales, timbrées sur le papier, étaient suffisamment explicites, ainsi que les gestes de cette jeune dame qui prétendait visiblement entrer dans la forteresse en répétant qu'elle voulait voir le commandant.
Sans vouloir se l'avouer, Marianne était au moins aussi inquiète que Jolival. Le commandant, en effet, pouvait refuser de libérer ses prisonniers en pleine nuit et, si c'était un bonhomme grincheux et à cheval sur le règlement, il pouvait également demander une confirmation... Mais, apparemment, cette nuit-là, le Ciel était avec Marianne.
Non seulement la sentinelle ne fit aucune difficulté pour s'élancer dans la citadelle, le papier à la main, mais encore elle n'appela personne pour la remplacer et laissa les deux visiteurs pénétrer à sa suite dans la cour qui, envahie de ténèbres, ressemblait au fond d'un puits. Dans le corps de garde, aucun bruit ne se faisait entendre et vraisemblablement tout le monde dormait. La guerre russo-turque étant terminée, il était inutile de se gêner.
Marianne et Jolival restèrent seuls un moment, serrés l'un contre l'autre, près de l'escalier qui menait chez le commandant. Leurs cœurs battaient lourdement et à un rythme égal, car tous deux avaient la même pensée : allaient-ils voir surgir leurs amis ou bien un piquet de soldats qui les conduirait chez l'officier pour complément d'information ?
Or, cette nuit-là, le commandant de la citadelle passait un moment fort agité mais plein de charme en compagnie de deux jolies Tartares qu'il n'avait pas la moindre envie d'abandonner, même quelques instants. Il entrouvrit sa porte à l'appel de la sentinelle, jeta un coup d'œil au papier que l'homme lui tendait sans rompre un garde-à-vous impeccable, jura horriblement, mais reconnaissant la signature du gouverneur et constatant que l'ordre était parfaitement explicite et indiquait de libérer « sur l'heure » les hommes du navire américain, il n'eut ni l'idée ni l'envie d'en savoir davantage.
Trop heureux, au fond, de se débarrasser de pensionnaires qui s'étaient révélés singulièrement encombrants et coûteux, il se hâta de passer dans son cabinet, sans même prendre la peine de s'habiller et, vêtu de sa seule innocence, signa précipitamment la levée d'écrou, brailla quelques ordres à l'adresse du soldat, ajouta qu'il ne voulait plus être dérangé de la nuit et retourna en hâte dans sa chambre pour y retrouver son nirvana personnel.
Le soldat redégringola dans la cour, fit signe aux deux étrangers de le suivre et se dirigea au grand trot vers l'énorme herse de fer qui donnait accès à la cour des prisons et qui, éclairée par deux torches, offrait une image particulièrement sinistre. Là, il leur enjoignit d'attendre de nouveau, tandis qu'à son appel deux hommes de garde venaient manœuvrer le treuil pour relever la herse.
Dix minutes plus tard, il revenait suivi de deux silhouettes dont la plus grande fit battre à coups redoublés le cœur de Marianne. La seconde suivante, envahie d'une joie qu'elle ne parvenait plus à contrôler, elle s'abattait, riant et pleurant tout à la fois, contre la poitrine de Jason qui, instinctivement, referma ses bras sur elle.
— Marianne ! s'exclama-t-il stupéfait. Toi, ici ?... Ce n'est pas possible ! Je rêve...
— Non, vous ne rêvez pas, coupa Jolival qui trouvait le moment mal choisi pour des effusions. D'ailleurs, vous n'en avez pas le temps. Il faut sortir d'ici et vite. Le gouverneur vous a libérés, mais tout danger n'est pas encore écarté, loin de là...
Lui-même, plus ému qu'il ne voulait l'admettre, se laissait embrasser chaleureusement par Craig O'Flaherty, tandis que la sentinelle regardait avec sympathie cette scène de retrouvailles à laquelle peut-être elle ne comprenait pas grand-chose. Marianne et Jason, eux, avaient visiblement oublié tout ce qui n'était pas eux et n'en finissaient plus de s'embrasser.
Les deux « libérés » étaient barbus comme des prophètes et sales à faire frémir, mais Marianne s'en moquait bien. Le corps qui se collait au sien était celui de Jason, la bouche qui écrasait la sienne était celle de Jason et elle ne souhaitait plus rien que s'anéantir avec lui dans ce baiser qui aurait dû, pour exaucer ses désirs secrets, déboucher sur l'éternité.
Mais jugeant que cela avait assez duré, Jolival, fermement, les sépara :
— Allons ! fit-il assez rudement. Cela suffit ! Vous aurez tout le temps de vous embrasser quand nous serons en route mais, pour le moment, quittons cet endroit qui ne me plaît pas.
Le rire jovial de Craig résonna à ses oreilles :
— A nous, non plus, il ne nous plaît guère ! Parlez-moi d'un bon cabaret. Je donnerais mon bras gauche pour un grand verre de vieux whisky irlandais.
Marianne, revenue à la réalité, regardait les deux hommes sans comprendre.
— Mais... vous n'êtes que deux ? Où sont les autres ? Où est Gracchus ? Le gouverneur a ordonné de libérer tout l'équipage...
— Justement, répondit Jason. Tout l'équipage, c'est nous... ou, tout au moins ce qu'il en reste. Il n'a pas l'air de bien savoir ce qui se passe chez les militaires, ton gouverneur, ma douce ! Le chef d'escadre qui nous a capturés a jugé qu'il n'avait aucune raison de nourrir en prison tout un menu fretin récolté, d'ailleurs, sur les rives de la Méditerranée. Il a lâché « l'équipage » dès son arrivée à terre en les envoyant se faire pendre ailleurs. Seuls, Craig et moi avons eu les honneurs de devenir prisonniers de guerre.
— Mais Gracchus ! Où est-il ? L'ont-ils aussi libéré ?
Devinant son angoisse, Jason resserra l'étreinte du bras qu'en marchant il avait passé autour de sa taille.
— Gracchus est français, mon cœur. Comme tel, il risquait encore bien plus que nous. Ces brutes l'auraient fusillé sans procès en arrivant. Tant que nous avons été en mer, il a contrefait l'idiot, mais c'est un garçon qui sait mal discipliner sa nature et, quand nous sommes entrés dans la baie, au lever du jour, il s'est jeté à l'eau pour gagner la côte à la nage.
— Mon Dieu ! Mais il est peut-être mort à l'heure qu'il est !
O'Flaherty se mit à rire.
— Vous ne le connaissez pas. Gracchus est certainement le garçon le plus étonnant que j'aie jamais rencontré. Savez-vous où il est à cette heure ?
Tout en parlant, on avait franchi le vieux pont-levis aux chaînes rouillées qui n'avait pas été relevé depuis plus d'un siècle et l'enfilade encombrée des quais s'ouvrait devant eux au bas de la rampe rocheuse qui servait de support à la citadelle. O'Flaherty désigna la boursouflure d'une petite synagogue.
— Voyez-vous cette taverne grecque, entre le grand entrepôt de la distillerie de grains et la synagogue ? Gracchus a réussi à s'y faire engager comme garçon de salle. Il baragouine un étrange sabir mi-grec mi-turc qu'il a appris à Constantinople et ne se débrouille pas trop mal, d'autant plus qu'il s'essaie au russe depuis son arrivée.
— Mais comment savez-vous qu'il est là ?
— Parce que nous l'avons vu. Quelques jours après son installation, il s'est mis à tourner autour de la citadelle en chantonnant des chansons de mer typiquement françaises. Notre prison prenait jour sur les rochers. Nous avons pu communiquer avec lui. Et, parfois, ajouta-t-il avec un soupir dont la vigueur trahissait l'ampleur de sa reconnaissance, ce cher garçon a pu nous faire passer quelques flacons réconfortants... Malheureusement, nous ne pouvions pas suivre le chemin des bouteilles. La fenêtre était trop petite... et les murs trop épais...
La nuit se faisait plus fraîche et un vent léger, venu de la mer, enveloppa les quatre personnages, un vent qui sentait les algues et que les deux marins respirèrent avec délices.
— Dieu que c'est bon l'air de la liberté ! soupira Ja-son. Enfin, nous allons pouvoir reprendre la mer. Tu entends, ma douce, comme elle nous appelle... Ah ! sentir de nouveau sous mes pieds le pont de mon bateau...
Marianne frémit, comprenant que le moment difficile était arrivé. Elle ouvrait déjà la bouche pour détromper Jason, quand Jolival, sentant la peine qu'elle éprouvait, la devança :
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