— Vous êtes libre, Jason, dit-il avec une ferme douceur, mais votre bateau, lui, ne l'est pas ! Malgré tous nos efforts, le duc de Richelieu ne vous le rend pas.

— Comment ?

— Essayez de comprendre, et, surtout, ne vous fâchez pas ! C'est déjà très beau que nous ayons réussi à vous sortir de ce trou à rats. Le brick, prise de guerre, appartient désormais à la marine russe et le gouverneur d'Odessa n'y peut rien.

Contre ses côtes, Marianne sentit se crisper la main de Jason. La voix du corsaire ne s'éleva qu'à peine, mais elle était tendue d'inquiétante façon.

— Je l'ai déjà volé une fois. Je recommencerai. Après tout, ce n'est qu'une habitude à prendre.

— Ne vous leurrez pas ! Ici, c'est impossible... Le brick est amarré, là-bas, presque au bout du grand môle et plusieurs vaisseaux russes l'entourent. D'ailleurs, s'il faisait jour, vous pourriez constater que des ouvriers sont au travail pour y apporter les modifications nécessaires. J'ajoute... qu'il nous faut quitter la ville sur l'heure.

— Et pourquoi, s'il vous plaît ? Ai-je, oui ou non, été libéré par ordre du gouverneur ?

— Oui. Mais vous devez avoir quitté Odessa avant le lever du soleil. C'est un ordre. Si l'on vous retrouve, vous serez de nouveau enfermé et, cette fois, ni vous ni personne ne pourra vous tirer de là. En outre, Marianne... n'est pas au mieux avec le gouverneur qui souhaitait lui montrer plus... d'intérêt qu'elle ne le désirait. Alors, choisissez : restez pour tenter de reprendre votre bateau et vous risquez deux choses : la prison pour vous et le lit du gouverneur pour Marianne. La sagesse, je le crois, est de partir au plus vite...

Serrée contre l'épaule de Jason, Marianne retint son souffle. Elle avait tout à la fois envie de rire, de pleurer et d'embrasser son vieil ami pour avoir su présenter les choses de manière à éviter les questions gênantes. Jason n'était pas un homme facile à leurrer et il savait mener un interrogatoire avec autant d'habileté qu'un juge d'instruction blanchi sous le harnois. Sous sa main, elle sentait le cœur du marin battre à coups redoublés. Une vague de pitié l'envahit en même temps qu'une anxiété dévorante. A cette minute, il allait devoir choisir entre elle-même et ce bateau qu'elle l'avait souvent accusé d'aimer plus que leur amour et plus que tout au monde...

Jason respira très fort, plusieurs fois. Puis, brusquement, son bras se resserra autour de la jeune femme avec une détermination presque sauvage. Et Marianne comprit qu'elle avait gagné.

— Vous avez raison, Jolival. En fait... vous avez toujours raison. Partons ! Mais pour où ? Dans une heure, le jour se lèvera...

Il y eut un court silence et Marianne comprit que Jolival cherchait ses mots, ceux qui risqueraient le moins de provoquer chez l'ombrageux Américain une réaction violente. Finalement, il se décida, murmurant d'un ton réfléchi, comme un homme qui pense tout haut :

— Je crois que le mieux... est encore de nous enfoncer en territoire russe... Vers Moscou, par exemple. Nous avons appris, en arrivant ici, que la Grande Armée a franchi les frontières lituaniennes et marche sur la ville sainte des Russes ! Notre meilleure chance est de la rejoindre et...

La réaction vint, mais moins brutale que Marianne ne l'avait craint :

— Rejoindre Napoléon ? Vous êtes fou, Jolival ?

— Je ne crois pas. Cet énorme pétrin dans lequel Marianne et vous-même vous débattez depuis près d'une année, c'est bien lui qui en est responsable ? Il vous doit quelque chose. Ne fût-ce qu'un navire qui, de Dantzig ou de Hambourg, pourrait vous ramener en Amérique...

Il avait, cette fois, prononcé le mot magique et l'étreinte farouche de Jason se desserra graduellement. Ce fut presque joyeusement qu'il déclara :

— C'est une bonne idée ! Mais j'en ai une meilleure...

— Laquelle ? souffla Marianne qui sentait revenir le vent des catastrophes.

— Je n'ai que faire de Napoléon, mais, vous avez raison, il me faut un bateau pour rejoindre mon pays et prendre ma part de la guerre. Nous allons gagner, non pas Moscou où nous ne ferons que passer, mais Saint-Pétersbourg !

— Vous voulez traverser... toute la Russie ! Savez-vous que cela fait quelque chose comme six cents lieues ?

L'Américain haussa allègrement ses larges épaules sous la tunique déformée et déchirée qui les couvrait plutôt mal.

— Et après ? Cela n'en fait jamais que deux cents de plus ? si je ne me trompe... Viendras-tu avec moi, mon cœur ? ajouta-t-il tendrement à l'adresse de la jeune femme.

— Je te suivrai jusqu'en Sibérie si tu le désires. Mais pourquoi Saint-Pétersbourg ?

— Parce que mon père, qui a beaucoup voyagé dans sa jeunesse, avait noué là-bas une profonde amitié avec un riche armateur qu'il a aidé jadis dans un moment difficile. Nous n'avons jamais réclamé cette créance qui n'en était pas une aux yeux de mon père et que je ne réclamerai pas davantage mais, parfois, nous avons reçu des nouvelles des Krilov et je sais que chez eux on m'aidera. Je préfère le secours d'un ami à celui d'un homme qui m'a envoyé au bagne.

Marianne et Jolival n'échangèrent qu'un regard, mais il leur suffit pour comprendre. Ils connaissaient depuis longtemps le caractère obstiné du corsaire et la quasi impossibilité qu'il éprouvait à pardonner les injures. Mieux fallait ne pas mentionner l'affaire de la lettre du Tsar et accepter le plan que Jason offrait.

Aussi bien, la route de Pétersbourg passait par Moscou et c'était toujours autant de gagné ! La chance les servirait peut-être un peu et, une fois la fameuse épître entre les mains de Napoléon, rien n'empêcherait plus Marianne de suivre, enfin, l'homme qu'elle s'était choisi.

C'était déjà inespéré qu'il eût capitulé si vite. Connaissant l'amour presque charnel qu'il portait à son navire, Marianne s'était attendue à une espèce de bataille. Mais elle remarqua aussi, tandis que l'on se dirigeait vers le cabaret du Grec pour y chercher Gracchus, que les yeux de Jason revenaient continuellement à l'extrémité du grand môle. Peu à peu, il ralentit le pas. Elle le pressa gentiment :

— Viens ! Il faut nous hâter pour essayer de sortir de cette ville. Le jour n'est pas si loin...

— Je sais ! Mais vous n'avez pas besoin de moi pour appeler Gracchus...

Il la lâcha brusquement. Elle le vit courir vers le chantier du nouvel arsenal d'où il revint peu après armé d'une lanterne éteinte.

— Avez-vous un briquet ? demanda-t-il à Jolival.

— Bien sûr ! Mais avons-nous tellement besoin de lumière ?

— Non. Je sais ! Prêtez-moi tout de même votre briquet... et attendez-moi ! Je n'en ai pas pour longtemps, mais... Si d'ici une demi-heure je n'étais pas là, partez sans moi.

— Jason ! s'exclama Marianne en essayant d'étouffer sa voix. Où veux-tu aller ? Je vais avec toi.

Il se retourna, lui prit la main qu'il serra très fort avant de la mettre dans celle de Jolival.

— Non ! Je te l'interdis. Ce que je vais faire ne regarde que moi ! C'est « mon » bateau...

L'Irlandais, lui, avait déjà compris :

— Moi, je vais avec toi, s'écria-t-il. Attendez-nous, vous autres ! Réveillez Gracchus et essayez de trouver un véhicule quelconque pour le voyage. On ne va tout de même pas aller à Saint-Pétersbourg à pied !

Il courait déjà pour rejoindre la silhouette noire de Beaufort qui s'éloignait vers la petite grève où reposaient des barques tirées au sec.

— C'est insensé ! s'écria Jolival sans plus se soucier de faire du bruit. Nous n'en trouverons qu'à la maison de poste qui est près de la porte de Kiev. Il faut remonter la falaise et traverser toute la ville. Encore aurons-nous peut-être des difficultés...

Craig s'arrêta un instant et ils l'entendirent rire :

— Justement ! Si nous réussissons, vous en aurez peut-être moins. Les gens d'ici auront beaucoup à faire au port d'ici quelques instants. Ils ne s'occuperont pas de nous. Dépêchez-vous...

Un instant plus tard, Marianne et Jolival, soudain glacés, virent une petite barque se détacher du bord et glisser lentement, silencieusement sur l'eau noire.

— Que vont-ils faire ? chuchota Marianne terrifiée. Ils ne veulent tout de même pas...

— Si ! Ils vont mettre le feu à la Sorcière... Je m'attendais à quelque chose comme cela. Un marin comme Beaufort ne peut accepter de laisser son bateau derrière lui... Venez ! Nous avons à faire, nous aussi. Vous prierez plus tard, ajouta-t-il avec un peu d'agacement, constatant que la jeune femme avait joint les mains et murmurait une prière.

La maison dont le cabaret du Grec occupait le rez-de-chaussée était petite, carrée, et ne comportait qu'un seul étage. Une grande fenêtre armée d'un moucharabieh y voisinait avec une autre, beaucoup plus étroite, fermée par un simple volet de bois. Jugeant que ce volet avait une chance de donner accès au logis du jeune Parisien, Jolival ramassa une pierre et l'envoya, de toutes ses forces, frapper le volet.

Il avait deviné juste, car, un instant plus tard, une main poussait le battant qui grinça légèrement et une tête embroussaillée surgit de l'ouverture. Jolival ne lui laissa pas le temps de parler :

— Gracchus ! appela-t-il doucement. C'est toi ?

— Oui. Mais qui...

— C'est nous, Gracchus, reprit Marianne, Monsieur de Jolival et...

— Mademoiselle Marianne ! Doux Jésus !... J'arrive.

Quelques secondes plus tard, Gracchus-Hannibal

Pioche tombait littéralement dans les bras de ses patrons qu'il embrassait comme du bon pain, ne voyant plus en eux, à cette minute, que des amis retrouvés miraculeusement. Ils lui rendirent d'ailleurs ses effusions, mais Jolival veilla néanmoins à ce qu'elles ne durent pas trop longtemps.

— Ecoute, mon garçon !... coupa-t-il fermement, tandis que le jeune homme se répandait en un délire de joie qui, pour être chuchoté, n'en était pas moins bruyant..., nous ne sommes pas là pour nous congratuler. Il faut que tu nous aides...

Laissant Jolival expliquer hâtivement au jeune homme ce qui se passait, Marianne revint vers le bord de l'eau. La nuit commençait à céder. La forêt de mâts se distinguait plus nettement ainsi que la crête blanchissante des courtes vagues. Une brusque rafale de vent l'enveloppa, s'engouffrant dans l'ample cape dont elle était drapée qui claqua comme un étendard. Tous ses sens tendus, l'oreille aux aguets, s'efforçant de démêler un bruit de rame dans le vacarme soudain de morceaux de bois qui s'abattaient, emportés par la bourrasque, elle s'efforçait de percer l'obscurité du port.

Elle avait l'impression que Jason et Craig étaient partis depuis des siècles et les derniers mots que son ami avait lancés la hantaient : « Si je ne suis pas là dans une demi-heure.... » Il faisait trop sombre pour qu'elle pût consulter sa montre, mais, à la pendule de son cœur, la demi-heure en question devait être passée depuis deux ou trois semaines...

Soudain, au moment où, n'y tenant plus, elle allait s'engager sur le môle dont la longue allée de pierre se perdait dans l'ombre, elle vit une langue de feu surgir de la nuit, éclairant une épaisse fumée qu'elle teinta de rouge. Aussitôt, comme des rats fuyant un navire en perdition, elle vit deux mendiants surgir de derrière une pile de tonneaux où ils avaient dû chercher refuge pour la nuit et filer vers les maisons en criant d'une voix éraillée quelque chose qu'elle ne comprit pas, mais qui devait être « Au feu !... ».

Instantanément, le port s'éveilla. Des lumières parurent, des volets s'ouvrirent. Il y eut des cris, des appels, des aboiements de chien... Comprenant qu'elle allait être coupée de ses amis, Marianne recula pour retrouver Jolival et Gracchus. Elle rejoignit Jolival à mi-chemin du cabaret et s'aperçut qu'il était seul.

— Où est encore passé Gracchus ?

— Il s'occupe du départ. Je lui ai donné de l'argent et nous le retrouverons, dans un moment, dans la ville haute. Il nous attendra au bout de la rue principale, la Deribasovskaia, près de la maison de poste... Espérons que Jason et Craig ne vont pas trop tarder...

— Il y a déjà si longtemps qu'ils sont partis. Vous ne croyez pas...

Il prit son bras et le glissa sous le sien en le serrant à sa manière rassurante.

— Mais non ! Le temps vous dure et c'est naturel. Il n'y a guère qu'un quart d'heure qu'ils nous ont quittés et, si vous voulez mon avis, ils ont assez bien employé leur temps...

L'incendie, en effet, semblait prendre de l'ampleur. De longues flammes léchaient la nuit et le vent rabattait vers la terre d'épaisses vagues d'une fumée noire et suffocante. Maintenant, des gens armés de seaux couraient sur le môle et, à la lumière de l'incendie, les quais apparaissaient, de plus en plus, envahis. Quelque part une cloche carillonna un tocsin frénétique...