— Heureusement que le brick était amarré au bout du môle ! Sans cela, ces deux fous risquaient de mettre le feu au port avec ce vent... grogna Jolival.

Un vacarme assourdissant, accompagné d'une énorme gerbe de feu, lui coupa la parole. Vivement, il grimpa sur un banc de pierre adossé à la maison, hissant Marianne avec lui. Le spectacle qu'ils découvrirent leur arracha un cri. C'était la Sorcière, selon toute évidence, qui venait d'exploser et le feu maintenant se communiquait aux vaisseaux voisins. Toute la mer paraissait en flammes et les hurlements de la foule se mêlaient au rugissement de l'incendie activé par le vent.

— Jason connaissait bien son bateau, murmura Jolival. Il a dû mettre le feu à la Sainte-Barbe ! Un tonneau de poudre a explosé.

En effet, là-bas, l'arrière du brick, éventré, crachait du feu comme un volcan. Le mât d'artimon, qui flambait comme une allumette, s'abattit dans une gerbe d'étincelles sur le beaupré d'une frégate voisine qui, d'ailleurs, brûlait déjà. Une brusque émotion serra la gorge de Marianne et des larmes montèrent à ses yeux... Elle avait jalousé ce navire qui, pour elle, était un rival dans l'amour de Jason. Mais le voir périr ainsi, de la main même de son maître, la bouleversait. C'était comme si elle assistait à la mort d'un ami... ou même à sa propre mort. Elle songea à la figure de proue, à cette sirène aux yeux verts qui lui ressemblait et qui, dans un instant, ne serait plus que cendres...

Auprès d'elle, Jolival renifla et elle comprit que lui aussi luttait contre l'émotion :

— Un si beau navire... murmura-t-il.

Une voix âpre lui répondit, celle, haletante de Jason :

— Oui ! Il était beau... et je l'aimais comme mon enfant. Mais j'aime mieux le voir flamber que le savoir aux mains d'un autre.

A la lumière de l'incendie, Marianne vit que lui et Craig étaient blêmes et dégouttants d'eau de mer. Mais ils ne paraissaient pas s'en soucier. Tous deux regardaient brûler la Sorcière avec, au fond des yeux, la même fureur et le même chagrin.

— L'explosion a renversé notre barque, expliqua l'Irlandais. Nous sommes revenus à la nage...

D'un élan, Marianne, secouée de sanglots convulsifs, se jeta au cou de Jason. Tendrement, il referma un bras sur elle, appuyant sa tête contre son épaule et caressant doucement ses cheveux.

— Ne pleure pas ! fit-il calmement. Nous en aurons un autre, plus grand, plus beau encore. C'est ma faute, aussi. Je n'aurais jamais dû l'appeler la Sorcière des Mers... C'était le condamner au bûcher... comme une vraie sorcière !

Elle eut un petit hoquet triste :

— Toi, Jason ? Tu es... superstitieux ?

— Non... pas en temps normal. Mais j'ai de la peine. C'est peut-être pour ça que je déraisonne. Partons, maintenant ! Toute la ville a l'air de se ruer sur le port. On ne fera même pas attention à nous...

— Mais tu es trempé, en loques... Tu ne peux pas partir comme ça !

— Et pourquoi pas ? Je suis tout ce que tu dis, mais, aussi, je suis libre, grâce à toi, et ça, c'est merveilleux...

Avec une ardeur presque joyeuse, il enleva la jeune femme de son banc de pierre, la reposa à terre puis, sans lâcher sa main, l'entraîna dans la rue qui escaladait la falaise, remontant vers la ville haute. Jolival et Craig se hâtèrent de les suivre, rasant les murs pour éviter le flot toujours plus dense de la foule qui se déversait vers le port.

Vu de haut, l'incendie avait pris de telles proportions que toute la rade paraissait brûler. En fait, trois navires seulement, les plus proches voisins du brick, avaient été atteints par les flammes. Un instant, essoufflés par la montée assez rude, les quatre fugitifs s'arrêtèrent sous les branches d'un gigantesque sycomore débordant d'un grand jardin et jetèrent un regard derrière eux.

La Sorcière achevait de mourir. L'arrière avait disparu et l'avant, entraîné par le poids de l'eau, se relevait tragiquement. Un instant la fine étrave, encore intacte, se redressa, offrant au ciel, comme une dernière prière, sa figure de proue, son emblème qu'elle allait entraîner sous les flots. Puis, lentement, presque solennellement, elle s'enfonça et disparut dans la mer...

Autour de sa main, Marianne sentit se crisper le poing de Jason. La voix enrouée, il jura entre ses dents serrées. Puis, comme s'il lançait un défi, il cria vers le ciel à chaque seconde plus clair :

— J'en aurai un autre. Je jure qu'avant peu un autre navire, mon navire remplacera celui-là. Et qu'il lui ressemblera.

Doucement, presque timidement, Marianne caressa sa joue dont les muscles tétanisés étaient durs comme pierre.

— Mais tu ne lui donneras pas mon image, car elle ne t'a pas porté chance.

Il tourna vers elle un regard brillant de larmes retenues puis, brusquement, rapidement, à la manière du cavalier qui, avant l'effort, avale la rasade de l'étrier, il se pencha sur elle, baisa sa bouche sans douceur...

— Si ! répondit-il gravement. (Puis, avec une tendresse qui fit fondre le cœur de la jeune femme, il ajouta :) Il aura ton visage... et je l'appellerai Bel-Espoir !

Un moment plus tard, ils retrouvaient Gracchus auprès de la maison de poste. Il y avait eu un instant d'angoisse pour Marianne quand on était passés devant la résidence du gouverneur, mais le petit palais, ainsi que toute le ville haute, était calme, silencieux comme un tombeau. Marianne envoya une pensée à l'homme qui devait y poursuivre le sommeil lourd qu'elle lui avait procuré. Certainement, personne n'avait dû réussir à le réveiller. Elle connaissait la puissance de la drogue qu'elle lui avait administrée et le soleil serait haut lorsqu'enfin le duc de Richelieu ouvrirait les yeux. Il apprendrait alors le désastre du petit matin, les navires en feu, mais peut-être ne découvrirait-il pas tout de suite le vol dont il avait été victime, car il lui faudrait d'abord courir au port, constater les dégâts, prendre des mesures... Cela laisserait aux fugitifs encore un peu de temps s'il décidait de les poursuivre sur terre. Mais, plus que certainement, il choisirait d'orienter ses recherches vers la mer, cet élément naturel des marins... et de leurs amies !

Et s'il décidait, tout de même, de lancer ses sbires à la poursuite de sa voleuse, celle-ci aurait vraisemblablement réussi à prendre une assez belle avance, en admettant que la chance consentît à lui demeurer fidèle.

En découvrant Gracchus tranquillement appuyé, bras croisés, aux montants d'une imposante voiture attelée de trois chevaux, tenus en main par un gros cocher barbu et surmonté d'un bonnet rouge à fond carré, Marianne fut à peu près sûre que la chance était toujours avec elle en la personne même de ce gamin de Paris débrouillard qui semblait doué d'un double pouvoir : s'adapter instantanément aux circonstances, même les plus invraisemblables, sans jamais s'en étonner outre mesure et susciter des miracles. La voiture qu'il avait retenue en était un à sa manière...

C'était une kibitka, l'un de ces gros chariots bâchés à quatre roues, assez semblables à ceux des colons américains, dont se servaient habituellement les marchands russes pour transporter leurs personnes et leurs marchandises de ville en ville et de foire en foire.

Plus lourde, sans doute, et moins rapide que les autres voitures utilisées au long des chemins russes, la kibitka offrait l'avantage certain d'être plus solide, moins voyante, et de contenir plus de passagers, sans préjudice de nombreux bagages impossibles à caser dans une téléga ou dans une troïka. Les fugitifs y tiendraient tous, alors qu'il eût fallu normalement au moins deux voitures pour emmener tout le monde. Enfin, Richelieu chercherait moins une princesse Sant'Anna sous la bâche d'un chariot rustique que sur les coussins d'une voiture plus élégante.

Mais la magie personnelle de Gracchus ne s'arrêtait pas au choix du véhicule. En passant la tête à l'intérieur, Marianne s'aperçut qu'il contenait plusieurs matelas roulés qui, d'ailleurs, allaient servir de sièges, une pile de couvertures neuves, des ustensiles de cuisine et des provisions. Il y avait aussi des pelles et quelques armes. Enfin, des habits qui, pour n'avoir pas été coupés à Londres ou à Paris, n'en paraissaient pas moins convenables, attendaient visiblement Jason et Craig. De toute évidence, Gracchus avait employé l'argent de Jolival au mieux et dans un laps de temps qui défiait toute concurrence.

— Cela tient de la magie, apprécia Marianne en ressortant pour permettre aux deux hommes de se changer. Comment avez-vous fait, Gracchus ? Aucun magasin ne peut être ouvert à cette heure.

Le jeune homme vira à 1'écarlate comme cela lui arrivait chaque fois que sa patronne lui faisait un compliment et se mit à rire :

— C'est pourtant pas bien malin, Mademoiselle Marianne. Ici avec de l'argent, on peut avoir n'importe quoi à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Suffit de savoir seulement à quelle porte frapper...

La tête rousse de Craig O'Flaherty apparut sous la bâche.

— Et toi, apparemment, tu connais les bonnes portes, mon garçon ! Seulement, j'ai peur qu'il ne nous manque tout de même quelque chose. Tu ignores peut-être ce que nous autres, prisonniers du gouvernement, avons appris d'un confrère italien amené ici par sa mauvaise chance : pour pouvoir voyager sur les routes de cet empire et surtout pour obtenir des chevaux aux relais de poste, il faut une espèce de passeport...

— Ça s'appelle un « podaroshna », approuva Gracchus imperturbable en tirant de sa poche un papier portant un timbre officiel tout frais. (Il le mit sous le nez de l'Irlandais.) Ça ressemble à ça, mais faut rien exagérer, M'sieur Craig. Le « podaroshna » c'est tout juste un permis de prendre des chevaux de poste. On peut s'en passer du moment qu'on peut payer, mais ça permet de faire des économies et de ne pas passer, aux yeux des maîtres de poste, pour le dernier des derniers. Pas d'autre question, M'sieur Craig ?

— Pas d'autre question, soupira l'Irlandais en extrayant de la voiture sa vigoureuse personne vêtue à la russe, d'un pantalon bouffant enfoncé dans de courtes bottes et d'une blouse grise, serrée au cou et sanglée à la taille par une ceinture de cuir... Sinon qu'il faudra que je m'habitue à cette nouvelle mode et que j'aimerais bien me raser !

Moi aussi ! fit Jason qui apparaissait à son tour vêtu de la même façon. Je trouve que nous ressemblons à nos geôliers...

Gracchus les enveloppa d'un regard critique, puis approbateur, et hocha la tête avec satisfaction :

— C'est pas mal du tout. D'ailleurs, c'est tout ce que j'ai trouvé et, si je peux me permettre un conseil, ce sera celui de conserver vos barbes. Avec elles, vous avez tout à fait l'air de braves fils de la Sainte Russie et les choses n'en iront que mieux.

En effet, faisant preuve décidément d'une prudence digne d'un chef, Gracchus, peu soucieux de laisser Marianne s'engager en territoire ennemi sous sa véritable identité, avait pris sur lui de faire établir le « podaroshna » au nom de Lady Selton, voyageuse anglaise, donc originale, et désireuse de se familiariser avec l'empire des Tsars ainsi que d'étudier les mœurs patriarcales de ses habitants.

Gracchus, Jason et Craig étaient indiqués sur le fameux papier comme les serviteurs de la dame et Jolival, rebaptisé Mr Smith, se voyait attribuer le rôle de secrétaire.

— Mr Smith ! ronchonna le vicomte. C'est tout ce que tu as trouvé ? Quelle imagination !

— Monsieur le Vicomte me pardonnera, riposta Gracchus dignement, mais Smith est le seul nom anglais que je connaisse avec Pitt et Wellington.

— Je l'ai échappé belle ! Alors, va pour Smith ! Maintenant, je crois qu'il serait temps de nous mettre en route.

En effet, le jour naissait dans la gloire rouge et violette d'une aurore venteuse. Quelque part dans le voisinage, les simandres d'un couvent orthodoxe résonnèrent, annonçant les prières de l'aube. Les bulbes de cuivre d'une église se mirent à luire comme braise contre le ciel pourpre où passaient le vol glissant des mouettes et de rapides fléchettes noires qui étaient des hirondelles.

Les rues de la ville haute s'animaient. Les gens qui avaient couru au port en revenaient, commentant bruyamment l'événement. Ceux qui n'avaient pas jugé bon de quitter leurs lits ouvraient leurs fenêtres dans un vacarme de volets claqués et de questions lancées d'une maison à l'autre.

Au bout de la rue, des soldats étaient les lourdes chaînes tendues pour la nuit entre les deux bastions courts et trapus qui formaient la porte de Kiev. De l'autre côté, les première charrettes de blé apparaissaient.