Puis, relevant la robe trop longue, elle vint jusqu'à sa visiteuse, mit ses bras autour de son cou et l'embrassa avec une chaleur toute créole. Sans la lâcher, elle dit, soudain grave :
— Je ne peux rien pour votre Empereur, mon enfant ! Ce n'est pas mauvais vouloir, croyez-le bien ! Ni même rancune à cause du divorce de Rose ou de la fameuse lettre ! La politique, je le sais bien, a ses exigences et, comme vous le dites, elle est tout le contraire des sentiments humains : ceux qui la servent doivent oublier qu'ils ont un cœur... et parfois une conscience ! Mais les choses vont très mal pour nous sur le Danube. Le Grand Seigneur, mon fils, qui souhaite une armée moderne et bien entraînée, doit faire face aux troupes russes avec une horde vaillante mais indisciplinée et rongée par la corruption, qui se bat comme au Moyen Age, embrasse les idées archaïques et les haines des janissaires et subit de ce fait de lourdes pertes. Notre Grand Vizir, enfermé dans Rouchtchouk, appelle au secours et demande que l'on fasse trêve...
— Vous songeriez... à demander la paix ? souffla Marianne la gorge soudain serrée.
— A moins d'un miracle... et je ne crois pas aux miracles en face d'un empire qui rêve de nous arracher même les Détroits... il nous faudra demander la paix avant la fin de l'hiver ! Le Grand Vizir Haled ne cache pas son désir de traiter avec Kutusov, car il subit sans discontinuer la ruée des cosaques de l'Ataman Platov et ses forces s'épuisent.
— Madame, supplia Marianne, il faut tenir ! Si l'Empereur vous demande de résister encore c'est avec raison. Bientôt...
— Dans presque une année...
— Plus tôt, peut-être. Je peux vous dire qu'en Allemagne le maréchal Davout et votre cousin, le prince Eugène, rassemblent une armée immense. Si vous tenez toujours, il faudra bien que le Tsar en vienne à vous débarrasser de Kutusov. Votre guerre, actuellement, est perdue, mais Napoléon peut vous apporter un retournement complet de la situation : la victoire et, certainement, la possession des principautés danubiennes.
Nakhshidil lâcha Marianne qu'elle avait retenue contre elle dans le cercle doux de ses bras et haussa les épaules avec un sourire dont la tristesse se teintait d'ironie :
— N'essayez pas de me faire croire, Princesse, que c'est uniquement pour nous venir en aide que Napoléon s'apprête à attaquer Alexandre. Il y a beau temps que nous n'avons plus d'illusions, je vous l'ai dit, sur l'intérêt qu'il nous porte. S'il veut que nous tenions encore, il n'a qu'un moyen : nous envoyer des troupes... quelques-uns des régiments de cette immense armée. Alors, oui, le Grand Vizir qui n'a plus avec lui que quinze mille hommes pourra tenir encore ! En dehors de cela, c'est impossible...
— Lord Canning vous apportera-t-il une aide plus efficace ?
— Sur le plan militaire, non. Mais sur le plan diplomatique, oui. Quand nous discuterons les conditions de paix, il s'est engagé à nous aider et à obtenir du Tsar une certaine magnanimité.
— Madame, reprocha Marianne navrée, le Sultan renie-t-il à ce point le pays natal de sa mère ? Et, vous-même, l'avez-vous oublié ?
— Je n'oublie rien, soupira Nakhshidil, mais mon fils a malheureusement appris à considérer avec méfiance la patrie de sa mère. Comment voulez-vous que Mahmoud oublie que l'un de ses plus redoutables ennemis est français ?
— Français ? Qui donc ?
— Le gouverneur d'Odessa, l'homme qui depuis des années a fait surgir de terre, sur les rives de la mer Noire, une ville puissante, et surtout un port d'où partent les navires qui viennent nous attaquer jusqu'à l'entrée du Bosphore. Je veux parler du duc de Richelieu. Il est l'ami du Tsar. Plus russe que les Russes eux-mêmes. Et Napoléon devra compter avec cet émigré irréductible, car il dispose de hordes tartares.
— Votre Majesté le dit elle-même : c'est un émigré. Un ennemi de l'Empereur !
— Mais il est français. Et aux yeux de mon fils, c'est la seule chose qui compte. Vous ne pouvez pas lui demander de laisser périr son peuple pour aider lin souverain égoïste qui ne songe à nous que lorsqu'il en a besoin.
Il y eut un silence dans lequel Marianne vit lentement sombrer le succès de sa mission. Elle avait trop d'honnêteté pour ne pas comprendre les raisons du Sultan et de sa mère. Elles étaient non seulement fondées, mais respectables. Et il y avait bien longtemps qu'elle avait appris, à ses dépens, à mesurer l'égoïsme profond de Napoléon. A moins d'un miracle, comme le disait Nakhshidil, les Turcs demanderaient l'armistice avant peu et il fallait que Paris en fût averti aussi vite que possible.
Comprenant qu'insister serait maladroit, voire grossier après les bienfaits qu'on lui avait dispensés, elle renonça à poursuivre la discussion, du moins pour ce soir-là. Il fallait qu'elle rendît compte à l'ambassadeur en titre. Et puis, elle se sentait maintenant pleine de lassitude.
— Si Votre Majesté le permet, murmura-t-elle, je souhaiterais me retirer...
— Bien sûr ! Mais pas dans cet état !
Toute sa gaieté revenue, la Sultane distribua de nouveaux ordres et, un moment plus tard, Marianne, transformée en princesse ottomane par la vertu d'un fabuleux costume couleur d'aurore, entièrement brodé d'or auquel la souveraine avec une impériale générosité ajouta une ceinture, un collier et des pendants d'oreilles ornés de perles et de rubis, plongeait avec quelque difficulté dans les dernières révérences sous les yeux du Kizlar Agha et des dames de la cour miraculeusement réapparus.
— Nous nous reverrons bientôt ! assura Nakhshidil en lui tendant sa main à baiser avec un sourire encourageant. Et n'oubliez pas que, demain soir, vous serez attendue là où je vous ai dit ! Pour le reste, faites-nous toute confiance : je crois que vous serez contente...
Sans s'expliquer davantage sur ces dernières paroles, que Marianne ne put s'empêcher de juger un peu énigmatiques, la Validé disparut dans les profondeurs du salon, suivie du nuage bleu de ses femmes et sa visiteuse, lentement, se laissa ramener vers sa litière par le grand eunuque noir.
Tandis que, balancée au pas rythmé de ses porteurs, elle retraversait les jardins pour gagner le bord de mer, elle essayait de mettre de l'ordre dans ses pensées et de faire le bilan de sa soirée. Ce n'était pas facile car son esprit se trouvait partagé entre des impressions aussi contradictoires que la reconnaissance, la déception et l'inquiétude. Incontestablement, elle avait échoué sur le plan politique, totalement échoué, et elle osait à peine se demander comment Napoléon prendrait cette nouvelle. Mais elle avait conscience d'avoir fait son devoir entièrement et n'éprouvait ni regrets ni remords : dans l'état actuel des choses, personne n'aurait pu obtenir davantage et elle admettait volontiers, avec la Validé, que Napoléon aurait pu s'occuper de la Turquie avant que son armée ne fût à bout de souffle. L'annonce d'un corps expéditionnaire aurait certainement emporté la décision beaucoup plus que le plaidoyer d'une jeune femme sans expérience...
Résolument, elle écarta de son esprit la situation politique pour ne plus songer qu'à son avenir immédiat. Malgré le danger réel qui l'attendait la nuit prochaîne, Marianne apercevait maintenant la lumière au bout du tunnel où elle se débattait depuis des semaines et ne pouvait s'empêcher d'y voir un présage heureux pour les jours à venir... Quand le cauchemar disparaîtrait...
Mais elle sentit tout à coup qu'il lui devenait de plus en plus difficile de réfléchir. La fatigue, l'émotion de cette nuit sans sommeil se joignaient au balancement de la litière.
Là-bas, vers l'Orient, derrière les collines de Scutari, le ciel pâlissait et de noir, devenait gris. Le jour n'était plus loin. La fraîcheur humide qui montait des jardins et de la mer faisait frissonner Marianne et l'engourdissait. Alors qu'elle avait eu tellement chaud en arrivant, elle avait maintenant presque froid et bénit les soieries et les voiles dont on l'avait emballée. Les resserrant de son mieux autour de ses épaules, elle se pelotonna au milieu des coussins et, renonçant à lutter, ferma les yeux.
Quand elle les rouvrit, le portail gothique de l'ambassade engouffrait la litière et elle comprit qu'elle avait dormi tout le long du chemin. Mais ce petit somme lui avait seulement donné envie d'en faire un plus long et, tandis que son escorte de janissaires redescendait vers l'échelle de Galata, elle entra dans le vestibule du palais sous l'œil offusqué d'un majordome, plus choqué qu'impressionné par la splendeur de son costume local.
Avec quelque froideur, il l'informa que « Son Excellence et Monsieur le Vicomte avaient passé la nuit au salon où ils attendaient toujours Son Altesse Sérénissime ».
Pressée de gagner son lit, Marianne avait bonne envie de passer outre et de remettre à plus tard une explication qu'elle prévoyait longue, mais l'interminable veille que s'étaient imposée les deux hommes n'était, à tout prendre, qu'une preuve d'amitié. Ils devaient être malades d'inquiétude. Ne pas les rejoindre serait se montrer ingrate. Avec un soupir elle se dirigea vers le salon.
Mais, quand elle en ouvrit la porte, le spectacle qui s'offrit à elle lui arracha un sourire : assis de part et d'autre d'une petite table supportant un magnifique jeu d'échecs en cristal taillé, dans de profondes bergères garnies de coussins, l'ambassadeur et Jolival dormaient comme des bienheureux. L'un enfoncé dans son siège, le bas du visage disparaissant dans les plis de sa cravate remontée jusqu'aux oreilles et les lunettes sur le bout du nez, l'autre la joue gracieusement appuyée sur sa main, les pointes de sa moustache voltigeant doucement sous son souffle, mais tous deux ronflant à qui mieux mieux, encore que dans des registres différents. Ils dormaient avec tant d'application, que la jeune femme se refusa à troubler leur sommeil.
Doucement, elle referma la porte et, après avoir ordonné au majordome de laisser reposer ces messieurs, elle regagna sa chambre sur la pointe des pieds, bien décidée à prendre un long repos avant d'affronter l'épreuve qui l'attendait le soir même...
Néanmoins, tout à l'heure, il lui faudrait répéter par le menu à l'ambassadeur chacun des mots prononcés par la Sultane, afin qu'il pût adresser à Paris un rapport minutieux. Si Napoléon tenait tellement à l'appui ottoman, il se déciderait peut-être à envoyer l'aide militaire, seule capable de combattre l'influence anglaise... mais elle n'y croyait pas et, très certainement, Latour-Maubourg n'avait, à ce sujet, guère plus d'illusion qu'elle-même.
— Nous verrons bien ! fit-elle, pour elle-même, en manière de consolation.
2
LE RUISSEAU DU ROSSIGNOL
La voiture qui pénétra, à la nuit tombée, dans la cour de l'ambassade de France, était une petite araba peinte de couleurs vives et fermée par des rideaux de velours vert comme en possédaient quelques-unes des épouses des riches négociants de Galata. Un vigoureux mulet, joyeusement harnaché de pompons rouges, la traînait, guidé par un petit cocher noir aux cheveux crépus, dont le visage nocturne luisait doucement sous la lumière de la lanterne accrochée aux montants de sa voiture.
La femme qui descendit de cet équipage avait l'air d'un fantôme. Enveloppée, des talons au sommet de la tête, dans un long feredjé de drap vert, elle portait, sur le visage, l'épaisse gaze sans laquelle aucune dame turque n'oserait se montrer hors de chez elle.
Marianne attendait dans le vestibule, vêtue de la même manière, à la différence que son feredjé à elle était de drap violet et qu'elle ne portait pas de voile. Flanquée de Jolival, elle descendit vers la voiture près de laquelle la dame s'était immobilisée, attendant. Mais, constatant qu'un homme, un Européen, accompagnait celle qu'elle était venue chercher, elle s'inclina en silence, se contentant de tendre un rouleau de papiers, noués et scellés de bleu. Puis elle se redressa et attendit calmement que l'on en prît connaissance.
— Qu'est-ce que cela ? grogna le vicomte en allant prendre une lanterne aux mains d'un valet. Faut-il tant de paperasses pour ce que vous voulez faire ?
Il était, depuis le matin, d'une humeur détestable. L'expédition dans laquelle se lançait Marianne lui déplaisait profondément et, surtout, lui faisait horriblement peur. L'idée que sa jeune amie, presque sa fille, allait livrer sa santé, peut-être sa vie, à des mains étrangères qui pouvaient se montrer maladroites, le hérissait. Il n'avait pas pris la peine de cacher son exaspération à fleur de peau ni d'ailleurs son inquiétude.
— Vous commettez une folie, protesta-t-il. Autant j'étais prêt à vous aider à Corfou quand cette malencontreuse maternité n'était qu'à peine commencée, autant maintenant je désapprouve ! Non en vertu d'un principe dont nous n'avons que faire, mais parce que c'est dangereux !
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