Rien n'avait pu le faire démordre de cette position et Marianne avait perdu sa peine et ses objurgations lénifiantes : Arcadius était tout près d'employer n'importe quel moyen pour empêcher la jeune femme de se rendre chez Rébecca. Il avait même caressé un instant l'idée d'avertir Latour-Maubourg, de faire mettre l'ambassade en état de siège ou presque, ou encore d'enfermer Marianne à triple tour dans sa chambre avec des gardes sous sa fenêtre. Mais vraisemblablement l'ambassadeur l'aurait pris pour un fou. Et puis, il eût été cruel de détruire le climat rasséréné dans lequel vivait le malheureux diplomate.
Certes, il n'avait pas éprouvé beaucoup de joie en apprenant que la Porte songeait à demander l'armistice, mais au fond la nouvelle ne l'avait pas autrement étonné. En revanche, il tirait les plus favorables augures, pour ses propres relations diplomatiques à venir, de l'amitié qui s'était nouée si spontanément entre la Validé Sultane et la princesse Sant'Anna, amitié qui se traduisait par cette invitation à séjourner quelques jours, avec la souveraine, dans sa villa de Scutari.
Obligé d'abandonner ses projets de violence, le pauvre vicomte avait alors tenté de convaincre Marianne de le laisser l'accompagner et, une fois de plus, elle avait eu toutes les peines du monde à lui faire admettre que c'était impossible. Elle dut répéter encore et encore qu'une des femmes de confiance de la Validé l'accompagnerait, la protégerait contre toute mésaventure et que, de toute façon, la présence d'un Européen pouvait tout remettre en question en amenant Rébecca à refuser ses services. Enfin, qu'en tout état de cause, l'officine d'une sage-femme n'était vraiment pas la place d'un homme.
Vaincu mais non persuadé, Jolival avait ronchonné toute la journée, son humeur s'assombrissant par degrés à mesure que le temps s'écoulait et que le soir approchait...
Cependant, Marianne avait pris connaissance du rouleau d'épais parchemin. C'était une pièce officielle, écrite en caractères arabes et revêtue du hughra impérial. Bien entendu, elle n'y comprit rien. Une lettre plus petite était jointe au document. Celle-là montrait, sur un vélin soyeux, une écriture fine et ornée qui évoquait les longues heures passées, jadis, pour l'acquérir, sur un pupitre de couvent. Un parfum de jacinthe en émanait, ramenant la lectrice au salon bleu de la nuit précédente.
En un style délicieusement archaïque, fleurant Versailles et la poudre à la Maréchale, Nakhshidil renseignait sa « très chère et très aimée cousine » sur l'identité du grand parchemin. C'était tout simplement l'acte de propriété de la Sorcière des Mers...
Racheté par la Validé au reis Achmet, le navire américain était désormais le bien absolu de la princesse Sant'Anna. En outre, il allait être remorqué jusqu'aux chantiers navals de Kassim Pacha où il recevrait, sous la protection toute spéciale des services du Kapoudan Pacha[3], les réparations nécessaires avant d'être remis à sa propriétaire.
« Nos charpentiers de marine », ajoutait la Validé non sans humour, « n'étant guère accoutumés aux techniques de vos grands vaisseaux d'Occident, nous avons prié lord Canning de nous procurer les services des charpentiers britanniques qui s'occupent des navires relâchant dans nos ports, afin qu'ils donnent les directives nécessaires à nos ouvriers et les mettent à même de restituer à « notre » vaisseau son état primitif... »
Ce beau morceau de littérature officielle eut le don de dissiper l'humeur noire de Jolival. Il se mit à rire et Marianne, entraînée, fit chorus.
— Si l'on pouvait encore douter de ce que votre impériale cousine fût demeurée bien de chez nous, constata le vicomte, ceci suffirait à nous montrer notre erreur. Il faut être née au pays de Voltaire et de Surcouf pour avoir cette idée saugrenue : obliger l'ambassadeur anglais à faire réparer un vaisseau appartenant à une ennemie, et lui laisser payer la facture. Car, à moins de se montrer goujat, Sir Stratford Canning ne pourra se hasarder à présenter l'addition. En vérité, c'est irrésistible. Vive la royale mère de Sa Hautesse ! Elle est vraiment digne de la famille...
Heureuse de le voir enfin détendu, Marianne n'ajouta rien. Le geste de Nakhshidil l'émouvait profondément car, dans son instinct si spécifiquement féminin, la blonde créole avait mis le doigt, sans hésiter, sur ce qui pouvait toucher le plus profondément sa jeune cousine : le bateau de Jason, celui qu'il aimait tant et peut-être plus que la femme dont il portait l'image !
En le lui offrant ainsi, avec cette royale générosité et cette délicatesse, et surtout en l'offrant à la minute précise où Marianne allait au-devant de nouveaux dangers pour son amour, la Validé donnait à son présent la valeur d'une sanction, d'un encouragement et d'une aide morale. C'était une merveilleuse manière de lui dire : « Tu vas souffrir mais, dans ton épreuve, tu songeras à ce navire car, avec lui, tu tiendras désormais dans le creux de ta main la clef de l'avenir et de toutes les espérances. La mort ne peut pas atteindre un être aussi puissamment armé... »
Marianne ferma les yeux. Elle se voyait déjà à bord de la Sorcière ressuscitée, quittant Constantinople toutes voiles dehors et visitant avec elle tous les ports du monde à la recherche du seul capitaine qui lui convînt. Comme l'horizon, tout à coup, s'élargissait, s'illuminait ! Demain, quand le soleil se lèverait, d'immenses projets d'avenir s'installeraient à son chevet pour l'aider à revivre, mais déjà, sûre de l'aide de sa puissante cousine et maîtresse du brick américain, Marianne n'était pas loin de penser que le monde lui appartenait.
Ouvrant les yeux, elle offrit à Jolival un sourire si radieux qu'il n'osa pas renouveler ses récriminations.
— Allons maintenant ! dit-elle avec entrain. Nous n'avons déjà perdu que trop de temps ! Gardez ces précieux papiers, mon ami. Je sais qu'avec vous ils seront dans les meilleures mains et puis, là où je vais, je n'en ai que faire. Maintenant, embrassez-moi, nous partons.
Dans un élan de chaude affection, il la prit dans ses bras et l'embrassa sur les deux joues. Il se sentait mieux tout à coup. La grande peur qui lui avait serré l'estomac tout le jour s'estompait. Par la vertu de cette lettre miraculeuse il en venait, comme Marianne elle-même, à penser que rien de vraiment fâcheux ne pouvait advenir à une femme ainsi protégée...
— Prenez soin de vous ! fit-il seulement. Je vais voir si Dieu consent encore à écouter les prières d'un mécréant afin que tout se passe bien.
Brusquement, de sous le voile blanc qui couvrait le visage de la femme turque, une voix tranquille sortit :
— Tout se passera bien, affirma-t-elle. La Juive sait qu'elle sera bâtonnée à mort si un accident se produisait... Soyez sans inquiétude.
Un instant plus tard, Marianne avait pris place sur les coussins de l'araba et quittait l'ancien couvent des Franciscains. Tirant vigoureusement sur son collier, le mulet se mit à remonter la forte pente de la ruelle grossièrement pavée. Un vent froid s'y engouffrait et fit s'envoler les rideaux du véhicule. Vivement, alors, la compagne de Marianne prit un voile de mousseline blanche et l'attacha devant le visage de la jeune femme.
— Cela vaut mieux, fit-elle en voyant celle-ci porter une main hésitante à son visage. Nos usages sont bien commodes pour qui souhaite n'être pas remarqué ou reconnu.
— Personne ne me connaît ici. Je ne crains pas grand-chose...
— Regardez : voici le veilleur de nuit qui commence sa ronde. Il suffirait qu'il s'avise de la présence d'une femme non voilée dans une araba pour déchaîner une marée d'histoires invraisemblables.
En effet, un homme grand et maigre, portant un caftan de grosse toile serré d'une large ceinture et une ronde calotte de feutre rouge enroulée d'une mousseline sale, venait de tourner le coin d'une ruelle. Une lanterne d'une main, il s'appuyait de l'autre sur un long bâton ferré dont il faisait, à intervalles égaux, résonner les pavés. Il jeta, en passant, un coup d'œil indifférent aux occupantes de l'araba dont le vent continuait à malmener les rideaux. Marianne resserra d'elle-même le voile qui la masquait et frissonna.
— Il fait froid ce soir, alors qu'hier on étouffait...
La femme haussa les épaules avec indifférence.
— C'est le meltem, le vent glacial venu des neiges du Caucase. Quand il souffle toute la ville gèle mais ici le temps change aisément. Au fait, il serait temps que je me présente. Mon nom est Bulut. Cela veut dire « nuage ».
Marianne sourit. Ce nuage-là lui plaisait. Le feredjé n'arrivait pas à dissimuler qu'il était dodu et rassurant avec des yeux vifs qui brillaient gaiement au-dessus du voile blanc et, surtout, qui regardaient bien en face.
— J'ignore tout des usages de votre pays. Comment dois-je vous appeler ?
— On me dit Bulut Hanoum. Ce dernier mot signifie Madame et on l'applique directement au prénom. Si Votre Hautesse le permet j'en userai de même avec elle pour éviter d'éveiller des curiosités. Rebecca ne doit pas savoir qui elle va... soigner ce soir.
— Alors, je suis Marianne Hanoum ? fit celle-ci amusée. Cela fait un joli nom...
Ce petit cours d'usages locaux avait brisé la glace. Mme Nuage, visiblement ravie d'une mission qui rompait si résolument avec la monotonie de l'existence, se mit à bavarder comme une pie. Elle devait être moins jeune que ne le laissait supposer sa voix fraîche et animée, car elle s'avouait comme une amie de longue date de la Validé qu'elle avait connue à son arrivée au harem, petite esclave blonde terrifiée par son enlèvement en Atlantique, son séjour à Alger et son voyage sur un chebec barbaresque. Bulut, elle-même, à cette époque, faisait partie dudit harem où, ayant eu par deux fois les honneurs de l'alcôve impériale, elle avait obtenu le titre d'ikbal[4]. Mais, après la mort du vieux sultan, elle avait fait partie du contingent de femmes que l'on « remerciait » et dont le nouveau maître faisait, pour ses hauts fonctionnaires, un présent commode. Elle avait épousé un dignitaire, Halil Moustafa Pacha, qui exerçait les fonctions difficiles mais enviées de Defterdar, autrement dit le ministre des Finances.
Ce changement de situation n'avait nullement chagriné Bulut, devenue Bulut Hanoum, qui n'avait vu aucun inconvénient à être comprise parmi les effectifs renouvelables du harem. Son mariage lui avait assuré une haute situation, un mari paisible et facile à contenter sur lequel elle régnait avec cette autorité, soigneusement cachée en général, avec laquelle une femme turque, digne de ce nom, se doit de dominer son époux. A entendre son épouse, Moustafa Pacha était un parfait kilibik[5] et avait adopté pour devise personnelle le proverbe kurde qui prétend : « Celui qui ne craint pas sa femme vaut moins qu'un homme... »
Malheureusement, ce mari modèle avait rejoint, depuis quelques années, le paradis d'Allah et Bulut Hanoum, devenue veuve, était entrée comme maîtresse de la garde-robe dans la maison de la Sultane Mère avec laquelle, de tout temps, elle avait entretenu les relations les plus chaleureuses. C'était à ces relations étroites qu'elle devait sa parfaite connaissance de la « langue franque », dont elle se servait avec une habileté... et une vélocité consommées.
Tandis que Bulut bavardait interminablement, l'araba, précédée d'un porteur de lanterne criant à intervalles réguliers « Dikka-a-at »[6] d'une voix de muezzin enrhumé, poursuivait son chemin à travers les escarpements de Péra où se côtoyaient, au milieu des vignes, les couvents chrétiens, les palais des ambassades d'Occident et les maisons des riches négociants. Le long de la grande rue, les petits cafés vénitiens ou provençaux étaient déjà fermés car, en dehors des nuits du Ramadan, terminé depuis trois semaines, on ne sortait guère après le coucher du soleil dans la capitale ottomane, sauf peut-être justement dans l'ensemble Péra-Galata où les règlements de police étaient moins sévères, mais où néanmoins l'obligation de sortir avec une lanterne demeurait impérative sous peine de sanctions. Aussi les rares passants balançaient-ils au bout de leurs doigts ces lanternes de fer-blanc et de papier plissé qui donnaient à la triple cité un petit air de fête perpétuelle.
Soudain, l'équipage tourna sur la droite le long d'un bâtiment aux murs énormes couronnés de coupoles et d'un minaret qui brillaient sous la lune à son lever. La bavarde se tut un instant, écoutant... La mélodie frêle d'une flûte se faisait entendre, sourdant de l'édifice comme un ruisselet d'une montagne.
— Qu'est-ce donc ? souffla Marianne. D'où vient cette musique ?
— De là ! C'est le tekké... Le couvent des Derviches mevlanis. Cela veut dire que leurs prières commencent et qu'ils se mettent à tourner, à tourner comme les planètes autour du soleil... cela va durer toute la nuit.
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