— S’il y a encore une ville, fit, dans les profondeurs de la pièce, une voix caverneuse dans la direction de laquelle les deux femmes se tournèrent.

— Ah ! Lekain ! Te voilà enfin, s’écria Mme Bursay. Quelles nouvelles ?

Un jeune homme d’une trentaine d’années, blond et séduisant, encore que d’une physionomie un peu molle et d’une grâce un peu efféminée, sortit de l’ombre. Il portait des vêtements de toile assez élégants mais fort poussiéreux et semblait exténué. Son œil bleu se posa tour à tour sur les visages des trois femmes et il grimaça un sourire.

— Plus je vis à l’étranger, plus j’aime ma patrie, déclama-t-il avant d’ajouter de sa voix normale : les choses vont de mal en pis. Je ne sais si l’Empereur atteindra Moscou assez tôt pour nous sauver. Mes hommages, Madame, ajouta-t-il à l’adresse de Marianne. J’ignore qui vous êtes, mais vous me semblez aussi pâle que belle.

— C’est une camarade que j’ai rencontrée par hasard, affirma Vania. La signorina Maria Stella, du théâtre Feydeau. Mais racontez, mon garçon, racontez ! Qu’est-ce qui nous menace encore ?

— Donnez-moi à boire d’abord. Ma langue me fait l’effet d’une grosse éponge complètement desséchée, elle tient toute la place.

— Elle en tiendra bien davantage encore quand elle sera imbibée, remarqua Mme Bursay en lui servant un plein pot de bière qu’il avala, les yeux mi-clos, avec une expression de parfaite béatitude. Tout souci d’élégance superflue banni, il fit claquer sa langue, avala une tranche de jambon presque sans mâcher, la fit glisser à l’aide d’une seconde rasade puis, s’étalant de tout son poids dans un fauteuil cassé qui protesta, il poussa un profond et lugubre soupir.

— Même si le corps est destiné à une prochaine destruction, fit-il, c’est toujours une chose bien réconfortante que de le nourrir.

— Eh bien ! marmotta Vania. Vous êtes gai, vous ! Qu’est-ce qui vous fait croire que nous sommes voués à... comment dites-vous : une prochaine destruction ?

— Ce qui se passe en ville. Le bruit court que la cavalerie de Murat talonne l’arrière-garde de Koutousov. Alors, la population fuit !

— La bonne nouvelle ! Elle ne fait que ça depuis trois jours.

— Peut-être, mais il y a population et population. Hier, c’étaient les riches, les nobles, les nantis ! Aujourd’hui, c’est tout le monde, pour peu que l’on ait quelque chose à sauver. Seuls les indigents, les malades intransportables, les mourants vont demeurer. Et, à cette minute, le désespoir règne parmi tous ces gens parce que, de toutes les églises, comme de tous les couvents, on enlève les Saintes Images qui ne doivent pas tomber aux mains de l’Antéchrist et de sa bande de pirates. Près de l’église Pierre-et-Paul, j’ai vu la foule qui escortait les blessés à l’hôpital Lefort se jeter dans la poussière jusque sous les pieds des popes en tendant des bras suppliants vers les icônes, implorant pour que les images restent là et clamant que les blessés allaient certainement tous mourir, puis s’écarter sans même que les prêtres eussent seulement fait un geste pour l’en prier, tant est forte, chez ces gens, l’habitude de la soumission. Mais il y a plus grave...

— Quoi encore ? ronchonna Mme Bursay. Quelle fichue manie as-tu de toujours ménager tes effets, Lekain ?

— Ce n’est pas eux que je ménage : c’est vous ! Avant de quitter Moscou, ce damné Rostopchine a fait ouvrir toutes les prisons. Toute la vermine qu’elles contenaient, les bandits, les voleurs, les assassins, tout ça est lâché sur la ville et ne se soucie pas de la quitter sans en avoir profité. J’en ai vu une bande qui s’engouffrait dans le Kremlin par la porte du Sauveur... et je te jure bien qu’aucun n’a songé à saluer l’icône et qu’il ne s’est trouvé personne pour les rappeler à l’ordre[13]. Il est probable que la plupart des palais vont recevoir leur visite...

— Et vous êtes là à philosopher ? s’écria Vania indignée. Mais il faut prévenir le concierge, lui dire de barricader les portes, les fenêtres... je ne sais pas, moi !

Lekain eut un petit rire sec et lugubre.

— Le concierge ? Il est loin s’il court encore... En arrivant je l’ai aperçu qui filait avec une carriole bien remplie. Si nous avons à nous défendre, il faudra nous en charger nous-mêmes. D’ailleurs, je pense que, dans cette resserre, nous n’aurons pas grand-chose à craindre...

Marianne, qui avait suivi le dialogue de ses nouveaux amis sans y prendre part, émit alors son opinion :

— Si j’ai bien compris, cette resserre est près du portail d’entrée. Ces gens essaieront de fracturer les premières portes ou fenêtres qui leur tomberont sous la main. Nous aurions plus de chance de leur échapper en nous installant dans les chambres des domestiques...

Le jeune comédien qui, depuis un instant, semblait prendre un certain plaisir à la contempler, lui adressa un sourire qui de toute évidence se voulait séducteur :

— J’ai dit tout à l’heure que vous étiez aussi pâle que belle, Madame, j’ajoute que vous êtes aussi sage que belle et pâle. Les soupentes des domestiques, sous les combles, me paraissent, en effet, un lieu de repli intéressant... à condition que ces énergumènes n’aient pas l’idée de mettre le feu, auquel cas, nous serons immanquablement rôtis ! Et si...

— Avec des si, coupa Vania indignée, on démolit et on rebâtit le monde en quelques minutes.

En ce qui me concerne, j’aime mieux être rôtie que violée... ajouta-t-elle en rejetant avec beaucoup de noblesse le pan de son rouge péplum sur son épaule.

— Vous avez de drôles de goûts, fit Lekain avec une grimace comique. Ce que c’est que chanter Didon ! Cela vous donne le goût du fagot. Quoi qu’il en soit, je crois que Madame a raison : il faut déménager. Puisque le concierge est parti, il doit être possible de forcer la porte du palais pour grimper là-haut ! Nous n’aurons peut-être pas de mauvaises visites, car Moscou est grand et il y a beaucoup de palais, mais de toute façon, nous serons mieux abrités. Et cela nous permettra peut-être de tenir le coup jusqu’à l’arrivée des Français. Il faut aller chercher les autres...

Joignant le geste à la parole, il quitta la resserre pour traverser la cour et frapper à la porte de la petite pièce où s’étaient installées les deux autres actrices, tandis que Vania revenait vers Marianne qui, repoussant ses coussins, essayait de se lever. Elle se pencha vers elle :

— Comment vous sentez-vous ? Croyez-vous pouvoir marcher... monter trois étages ? Nous vous aiderons de notre mieux...

La jeune femme leva sur l’Italienne un pâle sourire :

— Il le faudra bien. Je me sens un peu faible, mais je crois que ça ira. Est-ce que j’ai perdu beaucoup de sang ?

— Un peu, tout de même. Mais vous devez avoir une bonne nature : il s’est arrêté de couler assez vite. Venez, je vais vous soutenir.

Passant un bras sous l’épaule intacte de Marianne, elle la prit par la taille et l’aida à se mettre debout. Il y eut alors un moment pénible pour la blessée qui eut l’impression que les murs se mettaient à tourner et que le reste de son sang refluait vers ses pieds.

— Buvez encore un peu de cognac ! suggéra

Mme Bursay qui surveillait ses joues blêmissantes avec inquiétude.

— Mais je vais être ivre...

— Aucune importance ! Une fois là-haut, on vous couchera et vous pourrez dormir. Ce qui importe, c’est d’y arriver.

Docilement, Marianne avala un doigt d’alcool parfumé. Un peu de rose revint à ses joues, mais ce fut à Vania qu’elle offrit un sourire reconnaissant :

— Allons-y ! fit-elle seulement.

Tandis que Mme Bursay se chargeait des coussins et des provisions dont elle fit un baluchon avec le reste du jupon déchiré, Marianne et Vania se dirigèrent vers la porte à petits pas précautionneux. Le bras de la cantatrice florentine était ferme, solide et, soutenue par elle, Marianne parvint à marcher avec plus de facilité qu’elle ne l’eût cru. En outre, elle éprouvait pour sa nouvelle amie un curieux sentiment de confiance instinctive joint à l’impression de la connaître depuis toujours. Cela tenait peut-être à ce parfum de roses qui se dégageait du péplum pourpre et qui, brusquement, lui rappela Fortunée Hamelin.

Dans la cour, on retrouva Lekain. Aidé de deux jeunes femmes dont l’une était habillée comme une soubrette de comédie, et l’autre portait un costume de page, il s’efforçait de mettre en place la lourde barre de fer qui, la nuit, assurait la sécurité du palais. Quand ce fut fini, ils étaient tous trois rouges et hors d’haleine, mais ne s’en jetèrent pas moins, avec toute l’énergie dont ils étaient capables, sur la porte d’entrée du palais proprement dit, qui dressait son double vantail de chêne au centre d’une colonnade. A l’aide d’outils trouvés dans la resserre, Lekain en vint à bout sans trop de peine et, remettant à plus tard les présentations, la petite troupe de réfugiés pénétra dans l’immense et luxueux vestibule du palais. Les voix y résonnaient comme dans une cathédrale.

Impressionnée malgré elle par la majesté des lieux, Mme Bursay émit un petit rire moqueur et chuchota :

— Nous devons faire une étrange figure, avec nos oripeaux au milieu de ces marbres et de ces ors...

— Quelle idée ! s’insurgea Vania. En ce qui me concerne, je me sens parfaitement à ma place ici. Il suffit seulement de savoir prendre les choses par le bon bout.

Et, pour mieux montrer encore le mépris dans lequel elle tenait le génie familier de ces lieux déserts, elle entama, de sa plus belle voix, l’air de don Alfonso de Cosi fan Tutte.

Fortunato l’uom che prende

Ogni cosa per buori verso...

sans pour cela lâcher Marianne qu’elle entreprenait de hisser le long du monumental escalier.

Par jeu, Louise Fusil, celle qui était habillée en page et que ses camarades avaient surnommée Rossignolette, joignit sa voix fraîche à celle de l’Italienne, tandis que les comédiens, emportés tout à coup par ce besoin de folie que les artistes éprouvent parfois dans les moments les plus dramatiques, peut-être pour mieux se rassurer, les accompagnaient en imitant les instruments de l’orchestre. Marianne essaya de se joindre à eux, mais son épaule blessée la faisait cruellement souffrir et elle préféra renoncer.

Ce fut néanmoins dans une atmosphère presque joyeuse que l’on gagna les combles du palais et les chambres des domestiques dont l’aménagement ne pouvait, évidemment, se comparer en rien à celui des étages inférieurs : on n’y trouvait que bois blanc, paillasses et ustensiles grossiers. Mais Marianne n’en éprouva pas moins un grand soulagement à s’étendre sur un lit sans draps qui avait cependant l’avantage d’être propre, ce qui n’était pas toujours le cas des autres.

Vania s’installa avec elle, tandis que les autres s’établissaient dans les chambrettes voisines et que Lekain, redescendant, s’octroyait la permission d’aller visiter tout seul les caves du palais, chose qui avait été impossible tant que le concierge était encore là, et se chargeait de nourrir ses hôtes involontaires.

Il en revint, charté comme un colporteur, pliant sous le poids de deux énormes paniers dont l’un contenait de quoi faire du feu et quelques ustensiles de cuisine, et l’autre des victuailles d’où surgissaient les goulots poudreux et noblement cachetés de cire de quelques flacons vénérables.

— J’ai trouvé des merveilles, clama-t-il triomphalement. Regardez ça !... Du Champagne, du caviar, du poisson séché, du sucre... et du café.

Le mot et ce qu’il évoquait réveillèrent Marianne qui, vaincue par la fatigue et la douleur, allait s’endormir.

— Du café ? s’écria-t-elle en se redressant sur un coude. C’est vrai ?

— Si c’est vrai ? Sentez-moi cette suave odeur, belle dame, fit Lekain en lui mettant sous le nez le petit sac de forte toile qu’il venait d’ouvrir. Et j’ai apporté ce qu’il faut pour le griller et le préparer pour tout le monde. Dans un moment vous en aurez une bonne tasse. Faites-moi confiance et vous verrez que je suis, en quelque sorte, le génie du café.

Elle lui sourit, amusée et reconnaissante :

— Vous êtes surtout un homme merveilleux. J’ignore si la nuit qui vient sera la dernière que je vivrai sur cette terre, mais je vous devrai au moins de l’avoir entamée avec une tasse de café. Il n’y a rien que j’aime davantage...

Elle en but avec délices, car Lekain n’avait pas exagéré ses talents, deux et même trois tasses, malgré les mises en garde de Vania qui craignait, avec quelque raison, qu’après cela il ne lui fût plus possible de fermer l’œil. Mais comme Marianne avait déjà subi une nuit blanche dans l’auberge d’Ivan Borissovitch, elle s’endormit tout de même sitôt la troisième tasse vidée.