Un bruit continu et l’intuition d’un danger l’éveillèrent, au plus noir de la nuit, avec un sentiment d’angoisse, comme cela se produit lorsque l’on ouvre les yeux sur un décor inconnu. Elle ne se rappelait plus du tout où elle était... Mais contre le rectangle plus clair de la fenêtre, elle distingua la silhouette de Vania di Lorenzo qui se découpait avec son diadème et ses plumes.

— Il se passe quelque chose ? demanda Marianne en assourdissant instinctivement sa voix.

— Nous avons de la visite ! C’était assez prévisible, d’ailleurs, ce palais était l’un des plus beaux et des plus riches de la ville.

— Quelle heure est-il ?

— 1 heure du matin. Peut-être un peu plus...

Moins péniblement qu’elle n’eût pu le craindre,

Marianne glissa à bas de son lit et rejoignit la chanteuse, mais ne vit pas grand-chose hormis les reflets des lumières qui dansaient sur les arbres du jardin. Par contre, le bruit enflait de minute en minute : des cris, des rires, des chansons qui traînaient déjà tout leur poids d’ivrognerie, parfois un fracas de verre brisé ou un vacarme plus sourd annonçant l’effondrement d’un meuble.

— Par où sont-ils entrés ? demanda Marianne qui ne pouvait s’en rendre compte, car cette fenêtre donnait sur le jardin et non sur la cour d’entrée.

— En escaladant le toit des écuries, fit derrière elle la voix inquiète de Lekain. Je les ai vus accomplir cette manière d’exploit : ils étaient deux avec des cordes et des grappins. Une fois dans la place, ils ont enlevé la barre...

— Que faisons-nous ? chuchota à son tour Louise Fusil qui venait d’apparaître derrière son camarade. Je me demande si nous avons eu raison de nous réfugier ici. Rien ne dit qu’ils ne monteront pas visiter l’étage des domestiques quand ils auront pillé ceux du bas. Nous aurions peut-être mieux fait de nous cacher dans le parc...

— Dans le parc ? Regardez...

En effet, une nouvelle troupe apparaissait sur la pelouse à l’anglaise qui s’étendait aux pieds d’une terrasse sur laquelle sans doute ouvraient les salons. A la lumière des torches qu’elle portait, les réfugiés distinguèrent des hommes avec de longues barbes et des figures sinistres, affublés de blouses déchirées ou de mauvaises couvertures attachées avec des ficelles : ils étaient armés de fourches, de fusils et de couteaux et marchaient, silencieusement, avec la prudence de chats aux aguets vers le palais qui, dans la nuit, devait briller comme une énorme lanterne.

— Ceux-là ont dû escalader les grilles ou un mur, soupira Lekain. Voilà notre retraite coupée.

— Pas forcément, répondit Vania. Il y a deux escaliers de service, à chacun des bouts de ce couloir. Lekain va se poster à l’un, moi à l’autre, et si l’un de nous entend monter, il donnera l’alerte : nous essaierons de filer par l’autre escalier et le parc.

— Entendu ! Espérons seulement que, s’ils montent, ils n’auront pas l’idée de le faire par les deux escaliers à la fois.

— Toujours optimiste à ce que je vois ! marmotta Vania qui, de sa démarche imperturbablement royale, s’en alla majestueusement prendre le poste de garde qu’elle s’était assigné.

Les quatre femmes qui restaient se séparèrent aussi. Mlle Anthony et Mme Bursay passèrent dans l’une des chambres qui donnaient sur la façade, tandis que Marianne et Louise Fusil demeuraient là où elles étaient, le cœur battant, l’oreille aux aguets.

Bientôt le vacarme devint proprement infernal. Les hurlements allèrent crescendo rythmant des coups sourds qui se répercutaient dans tout l’édifice, pourtant solidement construit mais qui, par instants, tremblait comme si, sous lui, la terre frissonnait.

— On dirait qu’ils démolissent les murs, remarqua Marianne d’une voix blanche.

— C’est peut-être ce qu’ils font, mais je crois surtout qu’ils se battent entre eux, murmura Louise Fusil.

En effet, les cris n’étaient plus seulement de victoire, de joie ou des beuglements d’ivrognes. Des plaintes, des gémissements de douleur s’y mêlaient. De toute évidence, les bandits arrivés par le parc tentaient de convaincre leurs confrères de partager le butin avec eux. Mais, pour ceux qui écoutaient, suspendus en quelque sorte au-dessus de ce pandémonium, la bacchanale meurtrière avait quelque chose d’épouvantable, car ils pouvaient en déduire aisément que la minute où ces brutes, aux prises avec la plus aveugle fureur, les découvriraient, serait pour eux la dernière.

Le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, les mains glacées, Marianne en oubliait la douleur de son épaule. Elle sortit doucement dans le couloir central, qui prenait jour à chaque extrémité par un œil-de-bœuf éclairant une arrivée d’escalier. Près de chacun d’eux, Vania et Lekain étaient postés, immobiles, l’oreille tendue, épiant les bruits des étages inférieurs.

— Toujours rien ? souffla Marianne.

D’un même mouvement, ils secouèrent la tête sans répondre... Et puis, tout à coup, il y eut un bruit de galopade et le vacarme passa à l’extérieur comme si, tout à coup, la maison venait d’éclater.

— On dirait qu’ils s’en vont ! dit tout à coup Mlle Anthony en essayant de contenir, par prudence, la joie qui vibrait dans sa voix. Je vois une masse d’hommes qui refluent vers la rue.

— Côté parc, il n’y a personne, constata Mme Fusil en écho. Ils doivent juger inutile d’escalader de nouveau les grilles. Allons voir !

Les deux sentinelles revinrent en courant et l’on se regroupa dans la chambre où Marianne avait dormi. En effet, le palais vomissait, presque spasmodiquement, comme un abcès qui se vide, des groupes hirsutes et dépenaillés, de véritables démons, rouges de s’être roulés dans le vin et sans doute aussi dans le sang. Mais la joie que les comédiens éprouvèrent en voyant s’éloigner les dangereux assaillants fut de courte durée : quelques secondes tout au plus. Elle prit fin avec un cri étranglé de Louise Fusil :

— Le feu ! Ils ont mis le feu !

C’était vrai. Une lumière rouge éclairait le rez-de-chaussée où un ronflement suspect avait remplacé le tumulte de tout à l’heure. D’ailleurs, ceux qui, les derniers, abandonnaient le palais, se retournaient pour lancer, avec des injures, les torches qu’ils portaient encore à l’intérieur.

— En retraite ! s’écria Lekain. Descendons tout de suite ! Il faut gagner le parc...

Ils s’élancèrent vers l’escalier qui leur parut le plus éloigné du foyer principal de l’incendie. Vania voulut soutenir Marianne comme elle l’avait fait précédemment, mais la jeune femme refusa :

— Le café et le sommeil m’ont fait du bien. Prêtez-moi seulement votre bras... Nous devons faire vite...

Ils descendirent à tâtons car l’escalier, pris dans l’épaisseur d’un mur, était obscur, se cognant aux parois, affolés par la chaleur qui grandissait d’instant en instant. A la hauteur du premier étage, ils eurent l’impression de pénétrer dans une fournaise tant l’étroite cage était suffocante.

— Les flammes doivent être toutes proches, hoqueta Vania. Une chance... que ce palais soit bâti en pierre. S’il était... en bois... comme beaucoup... nous serions déjà cuits...

— Ce n’est que partie remise, fit Lekain qui jura comme un charretier. L’escalier commence à brûler.

En effet, l’obscurité venait de faire place à une éclatante lumière rouge et en atteignant le dernier tournant, les malheureux virent que les premières marches flambaient tandis qu’une épaisse fumée noire s’élevait en tourbillonnant, presque aussi dangereuse.

— Nous... ne pourrons pas passer, gémit Louise Fusil. Nous allons mourir là...

— Jamais de la vie, vociféra Vania. Serrez vos vêtements autour de vous et foncez ! Nous avons juste une seconde ou deux. Et si vos vêtements s’enflamment, roulez-vous dans l’herbe ou dans le sable en atteignant le jardin. J’y vais ! Qui m’aime me suive !...

Et, sans laisser à Marianne le temps de donner son avis, elle l’entoura d’un bras, resserra autour d’elle, de l’autre, son péplum et s’élança avec sa compagne à travers les flammes.

Marianne ferma les yeux. Elle crut un moment que ses poumons prenaient feu et retint sa respiration. Mais l’élan de Vania était irrésistible. Emportée plus que soutenue par elle, Marianne ne sentit qu’à peine la morsure du brasier bien que sa jupe eût commencé à s’allumer. Le hurlement qu’elle poussa lui fut arraché surtout par son épaule blessée quand sa compagne, après lui avoir fait dégringoler la terrasse, se roula avec elle sur la pelouse afin d’éteindre les flammes qui les avaient atteintes.

Bientôt, elles furent rejointes par les autres qui, ayant commencé à brûler quelque peu eux aussi, se roulèrent dans l’herbe en criant de douleur mais, heureusement, sans blessures sérieuses. En se retrouvant tous, meurtris, haletants et à moitié assommés, ils restèrent un instant assis sur l’herbe, se regardant avec une sorte d’incrédulité parce qu’ils n’arrivaient pas à croire à leur chance.

— Eh bien ! soupira Mme Bursay, nous l’avons échappé belle. Nous sommes tous là et, apparemment, nous sommes entiers.

— Tâchons de le rester, alors, fit Lekain. Et ce sera difficile si nous demeurons. Il faut nous écarter avant que le palais ne s’écroule.

La belle demeure des princes Dolgorouki flambait, en effet, sur toute sa hauteur, dressant un grand rideau de feu dont la chaleur était insoutenable. C’était comme une énorme cascade rugissante et féroce, dont l’aveuglant éclat chassait l’obscurité jusqu’aux extrêmes limites du parc.

— Madona ! gémit Vania. Où sont donc les pompes de cette ville ? Si rien ne vient arrêter l’incendie, tout le quartier risque de brûler...

Ce fut comme un signal. Elle avait à peine fini de parler que le ciel crevait. Avec un grondement apocalyptique, des trombes d’eau s’abattirent sur Moscou, noyant instantanément le jardin des Dolgorouki et ses occupants momentanés qui battirent précipitamment en retraite pour fuir les jets de vapeur brûlante jaillissant maintenant de l’incendie. Avant peu le brasier se transformerait, sous la pluie battante, en une espèce de gigantesque chaudière.

Trempés jusqu’aux os, Marianne et les comédiens essayèrent de trouver un abri, mais le jardin ne comportait aucun de ces petits édifices de plaisance que l’on y trouve parfois et bientôt les arbres, gorgés d’eau, ne furent plus d’aucune protection.

— Il faut sortir d’ici, s’écria Mlle Anthony. Sinon, nous allons attraper la mort...

— Ce ne serait trop rien, bougonna Vania. Mais je risque d’y laisser ma voix. Je suis une femme du soleil, moi. Et je crains l’humidité comme la peste. Que je prenne froid et je ne pourrai plus chanter !

— J’admire, ricana Lekain, que vous songiez à chanter en ce moment... Mais je suis d’accord quand vous dites qu’il faut quitter immédiatement « ces lieux inhospitaliers ». La question est : par où ?

C’était en effet plus facile à souhaiter qu’à faire. Les murs et les grilles cernant le jardin n’offraient d’autre issue qu’une petite porte basse, armée de ferrures dignes d’un coffre-fort et qu’il était, de toute évidence, impossible d’ouvrir.

— Les bandits, tout à l’heure, sont bien entrés, dit Louise Fusil. Pourquoi ne sortirions-nous pas ?

— Ils sont entrés en franchissant le mur, répliqua Lekain. Evidemment, je veux bien vous faire la courte échelle pour grimper dessus si vous acceptez ensuite de m’aider à vous rejoindre... Encore que je ne voie pas bien comment...

Pour toute réponse, Vania, qui venait d’arracher enfin son diadème et ses plumes, cassées et alourdies d’eau, qui lui tombaient sur la figure, déroula la longue bande de soie rouge qui constituait son péplum et, sans se soucier d’apparaître en jupon et camisole sans manches, tendit le tissu :

— Une fois là-haut, on vous jettera ça ! C’est plus que solide ! Ensuite, ça nous servira à descendre de l’autre côté...

Ainsi munis, on s’attaqua presque allègrement à l’obstacle. Vania, ayant donné l’idée et le moyen, passa la première, s’établit solidement à califourchon sur le mur et se pencha pour secourir Marianne que les autres femmes aidèrent à s’établir péniblement sur les épaules de Lekain, d’où la poigne de la cantatrice la hissa par son unique bras valide jusqu’au faîte. Les autres suivirent et, bien entendu, on tira Lekain le dernier.

La descente s’effectua dans le même ordre grâce au péplum de Didon tordu en grosse corde. Mais, une fois parvenue de l’autre côté du mur, Marianne, toutes forces épuisées, se trouva au bord de l’évanouissement. Tandis que les autres atterrissaient avec l’aide de Vania, elle dut s’adosser au mur, le cœur cognant à grands coups et la tête vide, insensible même à la pluie qui faisait toujours rage.