Fascinée, entraînée par l’ardeur communicative de sa compagne, Marianne regardait elle aussi les troupes montées qui, en bon ordre, traversaient la rivière. Penchée à côté d’elle, les mains crispées à la pierre du parapet, Vania, les yeux grands ouverts, les narines dilatées, trépignait presque. Tout à coup, elle eut un cri, tendit le bras.

— Oh ! regardez !... Regardez, là... ce cavalier qui remonte la colonne et passe la Moskova au galop...

— Cet homme en vert avec des plumes blanches presque aussi hautes que lui ?

— Oui ! Oh ! je le reconnaîtrais entre des milliers. C’est le roi de Naples ! C’est Murat... le plus beau cavalier de l’Empire !

L’enthousiasme de la cantatrice atteignait au délire et Marianne se permit un sourire discret. Elle connaissait depuis longtemps le goût certain que le beau-frère de Napoléon portait aux habits fastueux, voire fantastiques. Mais là, vraiment, il donnait son maximum. Il n’y avait que lui pour oser l’extravagant et superbe costume qu’il portait : polonaise de velours vert aux énormes brandebourgs d’or ceinturée d’une écharpe lamée et toque de même couleur surmontée d’un panache d’autruche blanc qui mesurait bien trois pieds. Et le plus étonnant encore était qu’il trouvait moyen de ne pas être ridicule là-dessous...

Vania semblait tout à coup si heureuse que Marianne l’enveloppa d’un regard mi-envieux mi-amusé.

— Vous semblez professer une grande estime pour le roi de Naples ? dit-elle en souriant.

La cantatrice se détourna, regarda sa compagne au fond des yeux puis, avec un orgueil qui n’était pas sans grandeur, elle dit simplement :

— C’est mon amant ! Je me jetterais au feu pour lui.

— Ce serait grand dommage. Aucun homme, si brillant soit-il, ne mérite qu’une femme telle que vous se détruise pour lui ! Restez en vie et si vous êtes aimée, savourez votre bonheur.

— Oh ! Je crois qu’il m’aime ! Mais il y a tant de femmes qui tournent autour de lui...

— A commencer par son épouse ! Vous n’avez pas peur de la redoutable Caroline ?

— Pourquoi en aurais-je peur ? Elle n’est pas mal mais si son frère n’était pas empereur, elle n’aurait jamais été reine et c’est tout juste si on ferait attention à elle. Elle ne sait même pas chanter. Et puis, comme épouse fidèle, il y a mieux.

C’était là, de toute évidence, une tare rédhibitoire pour la prima donna dont la logique ne manquait pas de solidité. Marianne préféra abandonner Caroline Murat à un sort dont, d’ailleurs, elle se souciait assez peu, n’ayant jamais porté, la plus jeune des sœurs de Napoléon dans son cœur. Elle la connaissait depuis trop longtemps pour une tortueuse chipie.

Aussi, fût-ce d’un regard indulgent qu’elle assista à la rencontre de Vania et de son royal amant. Quand le cheval blanc du roi déboucha sur la place, l’Italienne, d’un élan, se jeta presque sous ses sabots au risque d’être renversée. Sans la présence d’esprit de Murat qui, se penchant brusquement avec un hurlement de joie, la saisit par la taille pour la hisser jusqu’à lui, l’imprudente eût été foulée aux pieds. Après quoi, sans souci de ceux qui pouvaient les entourer, le Roi et la cantatrice s’embrassèrent passionnément, échangèrent quelques mots, s’embrassèrent de nouveau. Puis, aussi simplement qu’il l’avait attirée à lui, Murat laissa sa maîtresse glisser à terre :

— A demain ! cria-t-il. Vous irez au Kremlin, vous demanderez le général Durosnel. Il vous fera savoir où j’ai mon cantonnement...

Il allait s’éloigner mais Marianne se jeta en avant :

— Sire, cria-t-elle, Votre Majesté peut-elle me dire si l’Empereur la suit ?

Murat maîtrisa son cheval, regarda Marianne avec quelque étonnement, puis éclata de rire.

— Comment ? Vous êtes là, vous aussi ? Morbleu, belle dame, j’espère que l’Empereur appréciera comme il convient cette agréable surprise...

— Mais vais-je le voir, Sire ? Est-ce qu’il vous suit ?... Il faut que je lui parle.

— J’espère, pour son moral, que vous ne ferez pas que lui parler. Il est au mont des Oiseaux à cette heure, mais je ne pense pas qu’il entre ce soir dans Moscou. Je dois, avant sa venue, visiter la ville et poursuivre l’armée de Koutousov ! Le vieux renard a-t-il beaucoup d’avance ?

— Il est passé hier matin, mais son armée a continué de défiler toute la nuit en direction de Riazan. Il y a même encore des traînards !

— Parfait ! En avant, messieurs !... Il nous faut les rattraper ! Quant à vous, Madame, n’essayez pas d’atteindre l’Empereur aujourd’hui. Demain, il sera au Kremlin où l’on va, dès ce soir, préparer ses quartiers. Patientez un peu. Il n’en sera que plus heureux de vous voir.

Et, arrachant d’une main son absurde et magnifique toque, Murat salua largement, puis enlevant son cheval avec une adresse consommée, partit au galop le long de la Moskova suivi de quelques escadrons... et du regard de Vania qui brillait comme une double étoile.

— Demain ! soupira-t-elle. Comme c’est long ! Qu’allons-nous faire jusque-là ? Vous n’avez pas envie, j’imagine, de retourner à Saint-Louis-des-Français ?

— En aucune façon ! Je voudrais essayer de retrouver mes amis ! Est-ce que cela vous ennuierait que nous allions vers le palais du gouverneur ? C’est là que nous nous sommes perdus, voici bientôt deux jours.

En se dirigeant lentement, appuyées au bras l’une de l’autre, vers le palais Rostopchine, les deux femmes purent voir les troupes de Napoléon prendre peu à peu possession de la place Rouge. Sans perdre un instant, l’artillerie, les batteries à pied s’y installèrent, formèrent le parc en carré. Des coups de feu ayant été tirés depuis les chemins de ronde du Kremlin, des canons furent mis en batterie devant la gigantesque porte du Sauveur, tandis qu’un groupe d’officiers, encadré d’un peloton de lanciers polonais criant des ordres en russe, s’employaient à se la faire ouvrir.

— Ils n’auront pas beaucoup de mal, observa Vania. Il n’y a là-dedans que de la racaille. Elle ne va pas risquer un siège en règle... qu’ils seraient, d’ailleurs, bien incapables de soutenir.

Se désintéressant momentanément de la question, elle entraîna sa compagne vers le palais du gouverneur devant lequel s’attroupaient quelques rares personnes venues là pour regarder l’arrivée des envahisseurs. Une femme élégante, suivie de quelques jeunes filles beaucoup plus simplement vêtues, s’en détacha et se mit à courir en direction d’un groupe de cavaliers dont les panaches dénonçaient des officiers supérieurs et qui mettaient pied à terre devant les portes de Saint-Basile.

— Venez, mesdemoiselles ! criait-elle, n’ayez pas peur, ce sont les nôtres ! Nous verrons bien s’ils ne sauront pas me faire rendre mon pauvre époux que ces sauvages ont emmené avec eux.

— J’ai l’impression que les Russes ont emmené plus d’otages qu’on ne pensait, remarqua Vania. Cette dame est Mme Aubert, la célèbre couturière française. Elle ne cachait pas assez, ces temps derniers, la joie que lui causaient les nouvelles de la guerre... Rostopchine a dû se venger en faisant arrêter son mari.

Mais Marianne n’écoutait plus. Parmi les gens qui stationnaient devant le palais, elle venait de reconnaître Craig O’Flaherty. Tête basse, les mains derrière le dos et la mine mélancolique, l’Irlandais arpentait lentement le pavé, comme quelqu’un qui attend quelque chose, mais qui n’y croit plus beaucoup.

Avec un cri de joie, Marianne se jeta littéralement à son cou, oubliant sa blessure qui se rappela aussitôt à son souvenir en lui infligeant une brusque douleur. Et le cri de joie s’acheva en un gémissement auquel, d’ailleurs, O’Flaherty ne fit aucune attention.

— Enfin vous voilà ! s’écria-t-il en l’enlevant à bout de bras comme une simple poupée. Par saint Patrick ! Je commençais à croire que je ne vous reverrais jamais... Où est Beaufort ?

Rapidement, Marianne raconta ses aventures depuis qu’ils s’étaient perdus, présenta Vania dont l’allure parut impressionner beaucoup le marin puis, sans respirer, ajouta :

— Maintenant, vous en savez aussi long que moi. J’espère avoir bientôt des nouvelles de Jason. Mais vous, savez-vous au moins où sont Gracchus et Jolival ?

— Gracchus bat la ville à votre recherche. Quant à Jolival, il est là-dedans, fit-il en désignant de son pouce retourné le palais Rostopchine. A la sortie de la bousculade de l’autre jour, il a été reconnu pour un Français par quelques-uns de ces petits jeunes gens en frac qui s’essayaient au maniement du sabre. Ils l’ont poursuivi pour lui faire un mauvais parti et, en courant, il est tombé si malencontreusement qu’il s’est cassé une jambe...

— Est-ce que ?... Mon Dieu ! j’espère qu’ils ne l’ont pas tué ?

— Non. J’ai pu en désarmer un, lui voler sa lardoire et dégager notre ami. Evidemment, il n’était pas très frais, mais notre chance a été de trouver un médecin, un Français, lui aussi, qui se cachait d’autant plus qu’il était le propre médecin du gouverneur et qu’il ne savait pas quel sort lui réservait son patron. Il a vu tomber Jolival, mais grâce à Dieu, son serment d’Hippocrate a été plus fort que sa peur. Il est venu à notre secours, m’a aidé à transporter le blessé dans l’écurie du palais où il se cachait. Les chevaux en étaient déjà partis... Puis, quand Rostopchine et sa bande ont vidé les lieux, quelques heures après, nous sommes allés tranquillement nous installer chez lui. A l’heure qu’il est, ajouta-t-il en riant, le cher vicomte se prélasse dans le propre lit du gouverneur. Mais venez, votre présence sera encore le meilleur remède qu’on puisse lui appliquer...

Assis dans un immense fauteuil à oreilles au milieu d’une infinité de coussins, sa jambe blessée immobilisée sur un tabouret par un gros oreiller, Arcadius était installé dans l’embrasure d’une fenêtre et régnait comme un empereur sur une chambre immense et fastueuse. L’or y éclatait un peu partout, mais la décoration, composée exclusivement de tableaux de bataille ou de trophées d’armes et jointe à l’absence totale de tapis, faisait de cette pièce un endroit à peu près aussi intime et confortable qu’une salle du trône.

Visiblement, le vicomte s’y morfondait. Son accueil s’en ressentit : il eut pour Marianne des cris de joie, pour Vania des grâces dignes d’une infante. Par ses soins oraux et par ceux, beaucoup plus efficaces, du Dr Davrigny, demeuré seul maître du palais, les deux femmes furent aussitôt pourvues d’une belle chambre qui avait été celle de la comtesse Rostopchine et qui, comme il se devait, était voisine.

Puis, tandis que Vania s’éclipsait en compagnie de Davrigny, autant par discrétion que par désir d’informations nouvelles, en annonçant qu’elle allait se mettre  en quête de ses camarades comédiens, Marianne et Jolival demeurèrent seuls avec Craig.

Autour du fauteuil du vicomte, on tint conseil. L’heure n’était plus aux secrets. Aussi bien l’Irlandais avait suffisamment fourni de preuves de son amitié et de sa fidélité pour qu’il pût être mis au courant de tout ce qui concernait ses amis.

Marianne raconta donc en détail l’aventure tragique vécue par Jason et par elle-même, puis sa nuit chez l’abbé Surugue et l’étrange rencontre qu’elle y avait faite.

— Je n’arrive pas à comprendre quel est ce danger qui nous menace et qui a incité le cardinal à me faire promettre de quitter Moscou avant demain soir, soupira-t-elle en conclusion. Il me semble au contraire que, puisque l’Empereur arrive, nous ne devrions plus rien avoir à craindre...

Mais Jolival visiblement ne partageait pas cette belle confiance. Au contraire, à mesure que Marianne parlait, les plis de son front se creusaient plus profondément.

— Le cardinal est l’un des hommes les mieux renseignés que je connaisse, fit-il sombrement. Et pour cause ! S’il vous dit de fuir, c’est qu’il le faut. Le Dr Davrigny a bien entendu certains bruits étranges auxquels, à vrai dire, il n’a pas attaché grande importance, sachant le goût des Russes pour le drame et la tragédie. Mais ce que vous venez de m’apprendre leur donne un poids étrange...

— Quels sont ces bruits ?

— Dans l’emportement de leur patriotisme blessé, les principaux de cette ville et, naturellement le gouverneur, auraient formé le projet de sacrifier Moscou au salut de l’Empire.

— Sacrifier ?

— Oui, au sens biblique du terme. Moscou serait destiné à devenir le bûcher sur lequel l’armée de Napoléon serait offerte en holocauste à l’orgueil blessé du Tsar. On dit que, depuis plusieurs semaines, on aurait établi à Vorontsovo, dans la propriété du prince Repnine, située à six verstes d’ici, une espèce d’arsenal où se fabriqueraient des pétards, des fusées, que sais-je encore, pour en composer un énorme ballon dans le genre de ceux de ces messieurs de Montgolfier, mais que l’on ferait éclater sur la ville.