— Quelle folie ! s’écria Marianne en haussant les épaules. Il y a seulement quelques jours, les Russes croyaient avoir gagné à Borodino et hier encore, alors même qu’ils se savaient battus, ils croyaient dur comme fer que Koutousov se retrancherait dans la ville pour s’y défendre.

— Je sais ! Voilà pourquoi Davrigny ne croyait pas à ces bruits... ni moi non plus. Cependant, il nous faut prendre au sérieux l’avertissement du cardinal. Le mieux serait que vous partiez dès ce soir, ma chère enfant...

— Il n’en est pas question. Votre jambe change bien des choses. Vous ne pouvez bouger, je resterai donc avec vous et, si danger il y a... eh bien, nous l’affronterons ensemble. En outre, vous oubliez l’Empereur. Si j’ai bien compris, il fera demain son entrée dans cette ville et il faut à tout prix que je le voie, que je lui parle...

— Ne pouvez-vous confier cette sacrée lettre à O’Flaherty ? Il saura la remettre aussi bien que moi...

— Bien sûr, coupa l’Irlandais. Je suis tout à votre service...

Mais Marianne ne voulut rien entendre.

— Merci, Craig, mais je dois refuser. Vous n’approcheriez même pas le valet de chambre de Napoléon. Moi, j’irai jusqu’à lui et si vraiment une menace grave pèse sur cette ville pour demain soir, il faut que je l’en avertisse. Ce piège-là est infiniment plus grave que celui dont je voulais l’entretenir car, si vraiment les Russes veulent brûler Moscou, il se peut qu’il n’y ait pas de retour du tout pour l’Empereur et ses troupes !

Jolival n’était pas homme à s’avouer vaincu facilement quand il s’agissait de la sécurité de Marianne. Il s’apprêtait à défendre vigoureusement son point de vue quand O’Flaherty mit fin à la discussion en faisant remarquer qu’il s’en fallait de vingt-quatre heures avant que le danger ne se déclarât, si danger il y avait, et que, dans ce laps de temps, Marianne avait largement le temps de voir l’Empereur puis de s’embarquer avec ses amis pour le château du comte Chérémétiev.

— Je trouverai bien une carriole pour vous y installer, vicomte, affirma-t-il avec son optimisme habituel. Et s’il n’y a plus de chevaux dans Moscou, eh bien nous vous traînerons, Gracchus et moi ! Maintenant, essayons de passer une soirée à peu près tranquille en écoutant l’agréable musique que font les trompettes de cavalerie du roi de Naples. Ensuite, une bonne nuit nous fera tout le bien du monde...

Ils eurent à peine le temps de se ranger à cet avis plein de sagesse que le bruit d’une troupe en marche, des ordres lancés d’une voix forte et le vacarme des armes reposées, vinrent couvrir « l’agréable musique » des trompettes de cavalerie.

— Qu’est-ce qui nous arrive là ? fit impatiemment Jolival en se penchant autant qu’il le pouvait depuis son fauteuil pour essayer de voir en bas.

— Rien ou presque, dit Craig. Un régiment tout entier ! Des grenadiers, je crois : j’aperçois une forêt de bonnets d’ourson. La Grande Armée s’apprête à nous occuper militairement.

Un instant plus tard, un grand gaillard blond aux yeux bleus, portant avec une certaine élégance un uniforme visiblement brossé de frais, son bonnet logé sous son bras, pénétrait chez Jolival, salua militairement et, apercevant une femme, lui offrit un sourire radieux qui fit briller des dents solides sous une belle moustache un peu rousse.

— Adrien Jean-Baptiste-François Bourgogne, annonça-t-il d’une voix claironnante, né-natif de Condé-sur-Escaut, sergent grenadier, vélite de la Garde ! Bien le bonsoir la compagnie...

— La Garde ! s’écria Marianne. Est-ce que cela veut dire que l’Empereur est entré dans Moscou ?

— Non, Madame ! Ça veut dire seulement que nous autres on est arrivés et qu’on s’en va, de ce pas, prendre possession du quartier qui est autour du vieux château-fort. L’Empereur, il est encore en dehors des remparts. Je l’ai entendu dire comme ça qu’il attendait une délégation de boyards...

— De boyards ? fit Jolival en riant. Nous ne sommes plus au Moyen Age ! Ça n’existe plus, les boyards ! Quant à une délégation quelconque, je crois que Sa Majesté peut attendre longtemps. Cette ville est vide comme ma poche...

— On a vu ça, approuva le sergent Bourgogne en haussant philosophiquement les épaules. Tout ce qu’on a trouvé, c’est des espèces de traîne-savates avec des figures patibulaires, qui ont essayé de nous tirer dessus. Faut-il que ces sacrés Russes aient eu peur de nous ! Pourtant, on ne leur en veut pas. On est plein de bonnes intentions. D’ailleurs, les ordres sont sévères...

— Et à part ça, demanda Jolival. Qu’est-ce qui vous amène ici, sergent ? Vous venez prendre logement ?

— Si ça ne vous dérange pas, oui. Paraît que c’est ici le palais du Gouverneur ?

— Oui, mais ce n’est pas moi. Nous sommes simplement des réfugiés français et...

— Je m’en doute. Eh bien, Messieurs, Madame, on n’a pas du tout l’intention de vous déranger. On va cantonner au rez-de-chaussée, dans la cour et sous le porche et on essaiera de ne pas trop vous empêcher de dormir. Je vous souhaite la bonne nuit. Passez-la tout entière sur vos deux oreilles, on veille sur vous et vous n’avez plus rien à craindre de la racaille qui traîne encore dans cette ville !...

Mais la nuit fut beaucoup moins paisible que ne l’avait souhaité le digne sergent-grenadier. Outre le fait que Vania ne reparut pas, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Marianne, plusieurs explosions se firent entendre, toutes très proches.

Par Gracchus, qui reparut au petit jour après avoir patrouillé une partie de la nuit avec les hommes du sergent qui lui avait inspiré une immédiate sympathie, on apprit qu’une maison avait sauté dans le quartier de la Yaouza, qu’une partie du Bazar de Kitay-Gorod avait pris feu et qu’auprès du Pont de Pierre, l’un des rares encore debout, un grand magasin d’eaux-de-vie, appartenant à la Couronne, venait de flamber jusqu’aux fonda-lions sans que l’on pût rien pour arrêter le feu car, ajouta le jeune homme, « il n’y a plus une seule pompe à incendie en état dans toute la ville. Il n’en reste que deux, parfaitement hors d’usage ».

Ce dernier détail aggrava singulièrement les craintes des occupants du palais Rostopchine. La disparition des pompes soulignait sinistrement les bruits rapportés par le Dr Davrigny (qui n’avait pas reparu lui non plus) et les avertissements du cardinal.

— Je n’aime pas ça, dit Jolival. Il faut qu’avant la nuit nous ayons quitté Moscou. Mettez-vous en quête d’une carriole, mon cher Craig ! Et vous, Marianne, essayez de voir l’Empereur dès qu’il apparaîtra.

— D’après le sergent, ce sera de bonne heure, coupa Gracchus. 6 ou 7 heures, peut-être...

— Tant mieux, vous en aurez plus vite fini, ma chère enfant, et Napoléon pourra prendre toutes les dispositions qu’il jugera utiles. Ensuite, revenez aussi vite que vous pourrez. Gracchus vous accompagnera car, au milieu de cette foule de soldats, on ne sait ce qu’il peut arriver à une jeune et jolie femme sans défenseur.

A 6 heures, Marianne, flanquée de Gracchus, traversait la cour du palais, saluée avec un respect jovial par le sergent qui, en petite tenue, surveillait les marmites de soupe cuisant sur les feux de bivouac. D’un geste plein d’orgueil il lui montra dans un coin quatre hommes de mauvaise mine, solidement ligotés et couchés à terre :

— On a fait du bon travail cette nuit, M’dame ! On a réussi à mettre la main sur ces quatre « pèlerins » qui mettaient le feu à la maison qui est là derrière ! Y avait des dames qu’on a pu sauver. Malheureusement, on a perdu un homme.

— Qu’est-ce que vous allez en faire ? demanda Gracchus.

— Les passer par les armes, bien sûr ! Quand on pense que ce sont des bonshommes de la police, à ce qu’on nous a dit. Si c’est pas malheureux...

— Sergent, coupa Marianne, vous feriez bien de vous assurer qu’il n’y en a pas d’autres du même genre encore en liberté. Le bruit court que le gouverneur a laissé des ordres pour brûler Moscou...

— On sait ça ! Il y a même eu un commencement d’exécution, mais on y a mis bon ordre. Marchez, belle dame, notre Père-la-Victoire sait ce qu’il fait...

— Au fait, avez-vous de ses nouvelles ? Est-il arrivé ?

— L’Empereur ? Pas encore ! Mais ça ne devrait plus tarder. Ecoutez... J’entends la musique qui joue La Victoire est à nous... L’est plus loin !...

Ramassant ses jupes, Marianne se précipita hors du palais. La place du « gouvernement » lui offrit un spectacle assez inattendu : on aurait dit que les troupes installées là s’apprêtaient pour un bal travesti, car elles s’occupaient surtout à essayer des costumes parfaitement exotiques. On voyait des hommes couverts de fourrures qui ressemblaient à des ours, d’autres vêtus en Kalmouks, en Chinois, en Tartares, en Turcs, en Persans, voire en seigneurs du temps de la Grande Catherine. C’était, au milieu d’un amoncellement de nourritures de toutes sortes, telles que saucisses, jambons, futailles que l’on mettait en perce, poissons, farines et sucreries, une énorme mascarade, un carnaval étrange, grâce auquel les soldats cherchaient, comme des enfants, à se dédommager des semaines de souffrance et de misère endurées tout au long d’une interminable route. Cela ressemblait un peu au marché de Samarcande après le passage de Gengis Khan...

Mais brusquement, tout cessa. Des roulements de tambour, des ordres hurlés à plein gosier parvinrent à dominer le tumulte. Lentement, alors, les hommes se dépouillèrent de leurs hardes, reprirent une contenance plus militaire, rangèrent de manière à les dissimuler les victuailles qui encombraient la place. Un moment encore on entendit la marche que jouait la fanfare de la Garde puis, de nouveau ce fut le silence de mort qui vingt-quatre heures plus tôt avait habité Moscou. Quelques claquements d’armes, quelques commandements, puis brusquement, une immense ovation : l’Empereur venait d’apparaître...

Malgré elle, Marianne retint son souffle, se haussa sur la pointe des pieds pour mieux le voir. Il allait lentement, au pas de « l’Emir », l’un de ses chevaux favoris, la mine pensive, vêtu de l’uniforme des Chasseurs qu’il affectionnait, la main glissée dans l’ouverture de son gilet. Il ne regardait rien que la grosse forteresse rouge où, dans un instant, il entrerait et que le soleil levant faisait plus rouge encore. Parfois aussi, il jetait un bref regard vers le Bazar d’où s’élevait encore une fumée noire.

— On dirait qu’il a grossi, chuchota Gracchus. Et il a rudement mauvaise mine !...

C’était vrai. Le teint de Napoléon était d’un jaune bilieux et incontestablement sa silhouette s’était épaissie. Autour de lui caracolaient Berthier, Caulaincourt, Duroc, le mameluk Ali, d’autres encore que Marianne distingua mal. Il fit un geste pour saluer les hommes qui l’acclamaient frénétiquement puis, suivie d’un escadron du Ier Chasseurs, toute la cavalcade disparut par la porte du Sauveur près de laquelle, instantanément, les Chasseurs prirent la garde.

— Vous croyez qu’ils vont nous laisser entrer, Mademoiselle Marianne ? émit Gracchus inquiet. On n’a pas trop bonne mine avec nos vêtements sales et en mauvais état...

— Il n’y a aucune raison qu’on ne nous laisse pas entrer. J’ai aperçu le Grand Maréchal. C’est lui que je vais faire demander. Allons, marchons !

Et, sans hésiter, elle se dirigea à son tour vers la haute tour où s’inscrivait la porte du Sauveur. Mais, comme l’avait prévu Gracchus, les sentinelles refusèrent de la laisser entrer bien qu’elle eût décliné clairement ses nom et qualités.

— Il n’y a pas encore d’ordres, lui déclara un jeune lieutenant qui n’avait eu sans doute qu’à peine le temps de mettre pied à terre. Attendez un moment !

— Mais je ne vous demande rien d’autre qu’aller prévenir le Grand-Maréchal Duroc. C’est l’un de mes amis...

— C’est possible ! Mais laissez-lui au moins le temps d’arriver et à nous celui de prendre les consignes...

Marianne patienta un moment puis, comme l’officier paraissait l’avoir complètement oubliée, elle revint à la charge. Sans plus de succès que la première fois. La discussion menaçait de s’éterniser quand, bienheureusement, une silhouette chamarrée apparut sous la gigantesque voûte.

Marianne en reconnut aussitôt le propriétaire :

— Voilà le capitaine de Trobriant, ordonna-t-elle, allez me le chercher !

— Vous retardez, Madame : c’est le commandant qu’il faut dire. Il est passé chef d’escadron et je ne vois pas... Eh là ! Revenez !...

En effet, lasse de palabrer, Marianne venait de se glisser sous le bras qu’il étendait pour lui livrer le passage et courait vers l’officier supérieur. Il y avait longtemps, en effet, qu’elle connaissait Trobriant. Cela datait de ce fameux soir à Malmaison où Jason et elle avaient pu prévenir Napoléon de l’attentat préparé par le chevalier de Bruslart. Depuis, le bel officier de chasseurs avait assez souvent pénétré dans le salon de l’hôtel d’Asselnat et il ne lui fallut qu’une seconde pour reconnaître la femme pâle et modestement vêtue qui se précipitait vers lui.