— Vous ? Mais que faites-vous ici ? Sur mon honneur, Madame, j’ignorais que vous fussiez en Russie et je crois que l’Empereur lui-même...

— C’est lui que je viens voir, Trobriant. Je vous en supplie, faites-moi entrer. Vous me connaissez : je ne suis ni folle ni une illuminée, mais il est indispensable que je parle à Sa Majesté immédiatement. J’ai à lui dire des choses de la plus haute importance. Il y va du salut de tous...

Il la regarda un instant au fond des yeux. Ce qu’il y lut dut le convaincre car, sans poser d’autre question, il glissa son bras sous celui de la jeune femme.

— Venez ! dit-il.

Puis, se tournant vers son subalterne :

— Laisse passer le garçon qui accompagne la princesse Sant’Anna, Breguet, c’est son cocher !

— Je ne pouvais pas deviner, marmotta l’autre. Un cocher sans voiture et sans chevaux, c’est difficile à distinguer... presque autant qu’une princesse en robe de femme de chambre...

— On ne t’en demande pas tant ! J’espère que je vais réussir à m’y retrouver dans ce tas de palais, ajouta-t-il en souriant à la jeune femme. Peut-être vous y connaissez-vous mieux que moi ?

— Pas du tout ! Je viens d’arriver, moi aussi.

En compagnie de l’officier, elle traversa cours et jardins qui séparaient des églises, des palais, se dirigeant vers le plus grand d’entre eux, étonnant assemblage de style gothique et « moderne », mais dont la majeure partie avait été construite par la tsarine Elisabeth. Partout des soldats s’installaient et déjà les serviteurs de l’Empereur prenaient possession de leur nouveau domaine.

— L’Empereur est-il content ? demanda Marianne tandis que l’on gravissait un large escalier de pierre.

— Vous voulez savoir s’il est de bonne humeur ? fit l’officier en riant. Je crois, oui... Tout à l’heure, quand il a franchi l’enceinte, je l’ai entendu s’écrier : « Je suis donc enfin dans Moscou, dans l’antique palais des Tsars, dans le Kremlin ! » C’est heureux qu’il l’ait pris comme cela, parce que lorsque nous avons vu la ville à ce point déserte, en arrivant, nous avons craint une trop forte déception. Mais non... l’Empereur pense que les gens ont peur, se cachent, mais qu’ils reparaîtront quand ils verront à quel point il est bien disposé envers eux...

Marianne hocha la tête tristement :

— Ils ne reparaîtront pas, mon ami. Cette ville est un énorme piège...

Elle n’en dit pas davantage. On venait d’arriver dans une vaste galerie au milieu de laquelle le comte de Ségur, Maître des cérémonies et le marquis de Bausset, Préfet du Palais, qui étaient arrivés la veille pour préparer les logements, s’affairaient à distribuer leurs quartiers à tous ceux qui encombraient l’immense pièce.

Tout ce monde était tellement occupé qu’on ne prêta aucune attention aux nouveaux arrivants et Trobriant, avisant la silhouette impassible du mameluk Ali, qui se tenait debout, bras croisés, devant une grande porte ouvragée, se dirigea vers elle.

— L’Empereur est là ? demanda-t-il.

Ali fit signe que oui, puis indiqua que Napoléon était dans sa chambre en compagnie de son valet de chambre.

— Constant ? s’écria Marianne. C’est lui qu’il me faut. Pour l’amour du ciel, allez le chercher ! Dites-lui que la princesse Saint’Anna est là, qu’elle désire rencontrer Sa Majesté Impériale sur l’heure.

Un instant plus tard, le valet flamand surgissait de la porte et, pleurant presque, tombait littéralement dans les bras de Marianne pour laquelle depuis longtemps il avait un faible.

— Mademoi... Princesse ! Votre Altesse Sérénissime ! Quelle joie inattendue ! Mais par quel hasard ?...

— Plus tard, mon cher Constant, plus tard ! Je veux voir l’Empereur. Est-ce possible ?

— Mais bien sûr. Nous n’avons pas eu le temps encore d’établir le protocole. Et il va être si content. Venez ! Venez vite !

Quelques portes, une enfilade de salons, une nouvelle porte et Marianne, annoncée comme une victoire par la voix triomphante de Constant, se vit catapultée dans une grande chambre encombrée de bagages où, près d’un lit, dont le baldaquin s’ornait d’un aigle bicéphale et d’une couronne impériale, Napoléon, aidé de Duroc, était en train d’accrocher au mur un portrait représentant un enfant blond.

Elle plongea dans sa révérence, tandis que les deux hommes se retournaient.

Il y eut un silence si plein de surprise que la jeune femme, presque agenouillée, n’osa même pas relever la tête. Puis la voix de Napoléon lui parvint :

— Comment ? C’est vous ?

— Oui, Sire, c’est moi ! Pardonnez-moi d’avoir pour ainsi dire forcé votre porte, mais j’ai fait un long chemin pour venir jusqu’à vous.

Nouveau silence, mais, cette fois, elle osa relever la tête, le regarder et, tout de suite, elle sentit la déception l’envahir, en même temps qu’une vague inquiétude. Après ce que lui avait dit Murat, après l’accueil chaleureux de Trobriant, celui enthousiaste de Constant, elle s’était attendue à de la joie, à une véritable bienvenue. Or, il n’était apparemment question de rien de tout cela. D’un seul coup l’Empereur avait pris sa figure des mauvais jours. Sourcils froncés, il la regardait d’un air sombre, tout en nouant, machinalement, ses mains derrière son dos. Et comme il ne faisait pas mine de l’autoriser à se relever, elle murmura :

— J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que je viens de faire un long chemin ! Je suis lasse, Sire...

— Vous êtes... Ah oui ! Eh bien, relevez-vous.

Va-t’en Duroc ! Laisse-nous et veille à ce que l’on ne me dérange pas.

Le sourire que lui adressa en passant auprès d’elle le Grand-Maréchal du Palais réconforta un peu Marianne qui se relevait avec quelque peine, l’usage des révérences lui étant peu familier depuis quelque temps.

Cependant Napoléon, reprenant tout naturellement, dans ce palais étranger, ses habitudes de Saint-Cloud ou des Tuileries, commençait à arpenter le dallage couvert d’épais tapis, jetant de temps en temps un coup d’œil sur les fenêtres, ouvertes le long de la Moskova et d’où l’on découvrait tout le sud de la ville. Ce fut seulement quand le claquement discret de la serrure lui apprit qu’il était seul avec Marianne qu’il arrêta un instant sa promenade et considéra la jeune femme.

— Vous êtes étrangement attifée pour une dame du Palais, remarqua-t-il sèchement. Ma parole, votre robe a des trous. Elle est sale. Et si vos cheveux ne sont pas trop en désordre, vous n’en êtes pas moins presque laide. Que voulez-vous ?

Suffoquée par la brutalité de cette sortie, Marianne sentit un flot de sang monter à son visage.

— Ma robe est comme moi, Sire ! Elle a traversé les trois quarts de la Russie depuis Odessa pour venir jusqu’à vous ! Et si elle a des trous, du moins a-t-elle su conserver ceci.

De sa poche intérieure, elle sortit la lettre et la note du Tsar qu’à travers tant de tribulations elle avait réussi à conserver en assez bon état, ainsi d’ailleurs que le diamant toujours cousu à sa chemise.

— Qu’est-ce que cela ? bougonna Napoléon.

— Une lettre du prince royal de Suède à son bon ami le Tsar, fit-elle en articulant bien les syllabes pour qu’il ne feignît pas de ne pas comprendre, une lettre dans laquelle, Votre Majesté le verra, cet ex-général républicain donne d’étranges conseils. Vous trouverez également, Sire, une note de même provenance qui indique les desiderata de ce haut-seigneur ! Et le prix qu’il entend les payer...

Il arracha la lettre plus qu’il ne la prit et, après un rapide coup d’œil sur la jeune femme, se mit à la parcourir. A mesure qu’il lisait, Marianne pouvait voir ses narines se pincer et une petite veine qu’il avait à la tempe se gonfler. Connaissant ses colères, elle crut qu’il allait éclater en imprécations, mais il n’en fut rien. Comme on se débarrasse d’un chiffon sale, il jeta note et lettre sur le lit.

— Où avez-vous pris ça ? demanda-t-il seulement.

— Sur le bureau du duc de Richelieu, Sire... après l’avoir convenablement drogué... et avant d’incendier quelques navires dans le port d’Odessa !

Cette fois, il la regarda avec stupeur, un sourcil relevé jusqu’au milieu du front.

— Drogué ? balbutia-t-il... Incendié ?

Puis, brusquement, il éclata de rire et tendit la main vers la jeune femme :

— ... Venez vous asseoir sur ce canapé, princesse, et racontez-moi ça ! En vérité, vous êtes bien la femme la plus ahurissante que j’aie rencontrée. On vous envoie accomplir une mission que vous ratez superbement, mais vous en accomplissez une autre, dont personne ne vous a chargée et, celle-là, vous la réussissez d’incroyable façon...

Il s’installait déjà auprès d’elle quand un timide grattement à la porte le fit sursauter.

— J’ai dit que je ne voulais pas être dérangé ! hurla-t-il.

La tête de Constant se glissa précautionneusement dans l’embrasure de la porte :

— C’est le général Durosnel, Sire ! Il insiste pour être reçu ! Il dit que c’est de la dernière importance...

— Lui aussi ! Décidément tout est important ce matin. Qu’il entre !...

L’officier parut, salua et sans quitter un impeccable garde-à-vous :

— Sire, pardon ! Mais Votre Majesté doit savoir immédiatement que mes gendarmes sont insuffisants pour assurer l’ordre dans une ville de cette dimension. Il y a eu des incendies cette nuit. On trouve, un peu partout, des gens avec des figures atroces et des armes, on tire sur mes hommes...

— Et alors, que proposez-vous ?

— De nommer un gouverneur immédiatement, Sire. La Gendarmerie d’Elite ne suffit pas. Si Votre Majesté le permet, j’oserai lui conseiller d’investir du titre et des pouvoirs qui y sont afférents Monsieur le duc de Trévise...

— Le maréchal Mortier ?

— Oui, Sire. La jeune Garde qu’il commande a déjà pris position au Kremlin et dans les artères environnantes. Il serait urgent de lui confier le commandement supérieur de Moscou...

Napoléon réfléchit un instant puis :

— C’est entendu ! Envoyez-moi Berthier ! Je lui donnerai des ordres en conséquence. Vous pouvez disposer... Revenons à vous, ma chère, ajouta-t-il en se tournant de nouveau vers Marianne : ra-contez-moi un peu votre roman, cela me reposera.

— Sire, s’écria la jeune femme en esquissant un geste de prière, je supplie Votre Majesté de remettre à tout à l’heure ce récit, car j’ai encore quelque chose de plus grave à lui apprendre.

— De plus grave ? Quoi donc, Seigneur ?

— Vous êtes en danger dans cette ville, Sire... En très grand danger. Si vous voulez m’en croire, vous ne resterez pas une heure de plus dans ce palais... ni dans Moscou ! Parce que demain, peut-être, il ne restera rien de Moscou... ni de votre Grande Armée...

Il se leva si brusquement que le canapé bascula et faillit s’écrouler entraînant Marianne dans sa chute.

— Qu’est-ce que cette histoire, encore ? Ma parole, vous devenez folle !

— Je le voudrais bien, Sire. Malheureusement, j’ai peur de n’avoir que trop raison...

Alors, comme il ne répliquait pas, elle se hâta de lui dire tout ce qu’elle avait appris au palais Rostopchine : l’arsenal de Vorontsovo, le ballon, les prisons vidées de leurs dangereux pensionnaires, la ville abandonnée.

— ... Ils ne reviendront pas, Sire ! Déjà, la nuit dernière, des incendies ont éclaté. Cela recommencera ce soir, tout à l’heure peut-être, et comme il n’y a plus une seule pompe dans Moscou, vous courez un danger mortel. Sire, je vous en supplie, écoutez-moi... Allez-vous-en !... Allez-vous-en avant qu’il ne soit trop tard ! Je sais que ceux qui veulent vivre doivent, avant ce soir, avoir quitté la ville.

— Vous savez, dites-vous ? D’où savez-vous cela ?

Elle ne répondit pas tout de suite et quand elle s’y décida ce fut lentement, en choisissant ses mots, afin de ne pas risquer de compromettre son parrain.

— Avant-hier... j’ai dû demander asile à un prêtre catholique. Il y avait des réfugiés... des émigrés, j’imagine, car j’ai entendu l’un d’eux presser ses compagnons de quitter Moscou avant ce soir, à n’importe quel prix...

— Les noms de ces gens-là ?

— Sire... je ne sais pas. Il n’y a que trois jours que je suis ici. Je n’y connais personne...

Il garda le silence un moment, réfléchissant visiblement puis, avec un haussement d’épaules, il revint vers elle, se rassit.

— N’attachez pas d’importance à ces propos. Ils viennent très certainement, comme vous l’avez pensé avec justesse, d’émigrés, de gens qui me haïssent et qui ont toujours pris leurs désirs pour des réalités. Les Russes ne sont pas si fous que de brûler leur ville sainte à cause de moi. D’ailleurs, dès ce soir, j’écrirai au Tsar pour lui offrir la paix ! Malgré tout, pour vous rassurer, je vais donner des ordres afin que l’on passe Moscou au peigne fin. Mais je suis bien tranquille... Brûler cette belle ville serait plus qu’un crime... une faute comme dirait votre bon ami Talleyrand ! Maintenant, racontez-moi votre histoire, j’y tiens...