— Mais, Sire... cela ne se peut pas !
— Pourquoi ? A cause de vos... prévisions ? Vous avez peur ?
Elle eut un léger haussement d’épaules où entrait beaucoup plus de lassitude que d’irrévérence.
— Votre Majesté sait bien que non ! Mais j’ai laissé, dans la galerie, mon jeune cocher et, au palais Rostopchine, de vieux amis qui m’attendent et qui peut-être s’inquiètent...
— Ils ont tort ! Vous n’êtes pas en danger avec moi, que je sache ! Quant au palais Rostopchine, les grenadiers du duc de Trévise y cantonnent : vos amis ne sont donc pas abandonnés ! N’importe ! Je ne veux pas vous savoir inquiète ou risquer de vous voir tenter quelque rocambolesque évasion. Qui vous a conduite jusqu’ici ?
— Le commandant de Trobriant !
— Encore un vieil ami ! constata l’Empereur avec un sourire narquois. Vous en regorgez, décidément. Eh bien, je vais le faire chercher pour qu’il se charge d’aller récupérer votre Jolival et cet... Irlandais, je crois, dont vous m’avez parlé. On les amènera ici. Grâce à Dieu, il y a dans ce palais de quoi loger un peuple... Constant va s’occuper de vous et, ce soir, nous souperons ensemble. Ce n’est pas une invitation. Madame, ajouta-t-il en voyant que Marianne esquissait un geste annonçant une plaidoirie, c’est un ordre...
Il ne restait plus qu’à obéir. Sur une profonde révérence la jeune femme suivit le valet de l’Empereur qui, avec la sûreté d’un homme habitué depuis longtemps à se reconnaître rapidement dans les palais les plus vastes, la conduisit à travers deux couloirs et un petit escalier jusqu’à une chambre assez agréable, dont les fenêtres ouvraient approximativement au-dessus de celles de l’Empereur, mais plutôt poussiéreuse.
— Nous verrons demain à trouver des femmes de service, fit-il avec un sourire encourageant. Pour ce soir, Madame la Princesse voudra bien se montrer indulgente...
Demeurée seule, Marianne s’efforça de retrouver un peu de calme et de secouer cette douleur qui lui serrait le cœur si péniblement. Elle se sentait perdue, abandonnée, malgré la sollicitude indéniable que lui avait montrée Napoléon à un moment où, cependant, il avait bien autre chose à faire que se pencher sur le drame intime d’une femme. Qu’avait-il dit, tout à l’heure ? Qu’il l’aimait peut-être encore ? Non, ce n’était pas possible ! Il avait dit cela uniquement pour la consoler. Celle qu’il aimait, c’était sa petite Autrichienne blonde... et, d’ailleurs, cela avait si peu d’importance maintenant. Mais, ce qui était plus grave, plus troublant, aussi, c’était cette affirmation insensée, péremptoire, qu’il avait osée. Avec quelle impitoyable logique ne lui avait-il pas démontré qu’elle n’était pas la femme d’un seul amour, qu’elle pouvait être sensible, peut-être, au charme d’autres hommes que celui de Jason. Comment ne comprenait-il pas que c’était faux, qu’elle n’aimait, qu’elle n’avait jamais aimé que lui, même quand, après Corfou...
Elle serra ses mains l’une contre l’autre tandis qu’un frisson courait le long de son dos. Corfou ! Pourquoi ce nom s’était-il tout à coup présenté à elle ? Etait-ce parce que son esprit, inconsciemment, cherchait à donner raison à l’Empereur ? Corfou... la grotte... et ce pêcheur, cet homme mystérieux qu’elle n’avait même pas vu et dans les bras duquel cependant elle avait connu l’ivresse totale, une griserie telle qu’aucun homme que cet inconnu n’avait su lui en procurer... même Jason. Cette nuit-là, elle s’était conduite comme une fille. Et pourtant, pas une seule fois elle ne l’avait regretté. Au contraire... Le souvenir de cet amant sans visage qu’elle avait surnommé intérieurement Zeus, gardait intact son charme troublant...
— Je dois être folle ! s’écria-t-elle avec rage en se prenant la tête à deux mains comme pour en arracher ces pensées qui lui semblaient sacrilèges. Mais c’était impossible. Tout ce que Napoléon lui avait dit tournoyait dans sa tête, y creusait des sillons douloureux, posait tant de questions qu’elle s’avouait impuissante à y répondre mais qui, cependant, se résumaient en une seule : se pouvait-il qu’elle se connût si mal elle-même ?...
Et Marianne, confrontée au plus difficile problème qu’elle eût jamais rencontré, s’y abîma, perdant toute conscience du temps. Des heures passèrent sans doute car le soleil allait vers son déclin lorsque l’on gratta à la porte et que Constant reparut. Trouvant Marianne assise, toute droite, sur une petite chaise basse au dossier raide, il s’exclama :
— Oh ! Madame la Princesse ne s’est pas reposée un instant, j’imagine. Elle paraît si lasse...
Elle s’efforça de lui sourire, n’y parvint pas et, passant sur son front une main qui lui parut glacée :
— C’est vrai. Je suis lasse. Quelle heure peut-il être ?
— Plus de 6 heures, Madame. Et l’Empereur réclame Votre Altesse Sérénissime...
— Mon Dieu !... Mais je n’ai même pas songé à faire un peu de toilette...
— Cela n’a pas d’importance. Sa Majesté a quelque chose à montrer à Madame la Princesse... quelque chose de grave.
Son cœur manqua un battement.
— De grave ? Mes amis...
— Sont arrivés... en bon état, soyez sans crainte. Venez vite !
Il la conduisit cette fois dans une sorte de vestibule où elle découvrit une scène étrange : plusieurs hommes es étaient là, groupés autour d’un brancard sur lequel un corps enveloppé d’un chiffon rouge était étendu. L’Empereur était debout auprès de ce brancard, en compagnie d’un homme d’apparence distinguée que Marianne ne connaissait pas. Un peu plus loin, il y avait Jolival, emballé dans une robe de chambre beaucoup trop grande pour lui et à demi étendu sur une banquette. Gracchus, très pâle, se tenait à ses côtés.
En les apercevant, elle eut un mouvement de joie :
— Dieu merci, vous voilà ! commença-t-elle.
Mais d’un geste Napoléon l’appela auprès de lui.
— On me dit que vous connaissez cette femme ! Que c’est celle qui a tenté de vous tuer... Est-ce vrai ?
Les yeux de Marianne s’agrandirent. Le corps enveloppé de rouge, c’était Shankala... mais dans un tel état que la jeune femme ne put se défendre d’un mouvement de pitié. Blafarde, un filet de sang coulant au coin de sa bouche, la Tzigane respirait avec d’énormes difficultés.
— Elle a la poitrine écrasée, fit l’Empereur. Avant une heure elle sera morte et c’est aussi bien pour elle : cela lui évitera la corde. Voulez-vous entendre ce qu’elle avait à dire ?
Frappée de stupeur, Marianne considéra tour à tour le visage sévère de Napoléon et celui, cireux, de la mourante.
— Bien sûr... Mais comment est-elle venue jusqu’ici ?...
Dans son coin, Gracchus, timidement, osa prendre la parole.
— C’est M. Craig qui l’a trouvée en revenant avec une carriole, sur le quai de la Yaouza, quand ça a commencé à brûler ! Elle vivait encore et il l’a emmenée dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur M. Beaufort. Il arrivait juste avec elle quand le commandant est venu avec moi pour chercher ces messieurs et M. le Vicomte a demandé qu’on la conduise près de vous... parce que... parce que ça lui a paru important !
Marianne crut comprendre et eut un cri qu’elle étouffa sous son poing.
— Jason ! Mon Dieu ! Ils l’ont tué...
— Malheureusement non ! gronda Napoléon. Il vit. Cessez donc de vous tourmenter pour cet homme ! Ecoutez plutôt ce que l’on a à vous dire. Voici le baron d’Ideville, mon interprète. Il a réussi à faire parler cette femme et à comprendre ce que ce brave garçon n’avait pas bien saisi. Allez-y, baron !...
— Non, Sire, je vous en prie, implora Jolival. Laissez-moi le lui dire moi-même. Ce sera moins pénible. Pour le baron, nous ne sommes que des inconnus. Ce qui ne veut pas dire que je ne lui sois pas reconnaissant de son aide.
Le baron d’ideville s’inclina en faisant signe qu’il comprenait, puis s’éloigna de quelques pas en compagnie de Napoléon qui le prit par le bras.
Marianne se tourna vers son vieil ami :
— Alors, Jolival ? Qu’avez-vous de si terrible à m’apprendre ?
— Oh ! peu de chose en vérité, fit-il avec un haussement d’épaules et ce n’est pas vraiment terrible... sauf, hélas, pour vous !
— Expliquez-vous ! De quoi s’agit-il ? On m’a dit que Jason n’a pas été fusillé ?
— Non. Il est en parfait état de santé et à l’heure actuelle il doit se diriger tranquillement sur Saint-Pétersbourg. Au cantonnement de Koutousov, aux abords de Moscou, où les Cosaques l’ont emmené, on l’a conduit devant un officier d’état-major... un certain colonel Krilov...
— Krilov ? Mais c’est le nom des amis qu’il voulait rejoindre ?
— C’est certainement l’un des leurs, Shankala n’a pas pu donner beaucoup d’informations là-dessus, mais e]le a retenu le nom et elle a vu Jason sortir bras dessus bras dessous avec un officier russe. Tous deux semblaient s’entendre à merveille. Alors, pensant qu’il n’y avait plus de danger, la tzigane a rejoint Jason. Il l’a d’abord chassée, puis, se ravisant, il l’a rappelée et l’a interrogée par le truchement de ce Krilov. Il a demandé où vous étiez, pourquoi vous n’étiez pas avec elle...
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Qu’elle ne savait pas. Qu’elle vous avait perdue de vue, que vous aviez disparu tout à coup au tournant d’une rue...
— Et il l’a crue ? s’écria Marianne abasourdie.
— Apparemment ! Il n’a pas cherché plus loin. Il a haussé les épaules puis il s’est éloigné avec son nouvel ami après avoir fait dire à Shankala qu’il l’avait assez vue ou quelque chose d’approchant. Mais elle est tenace. Elle est restée dans le camp. Ce n’était pas difficile : il y avait d’autres femmes avec les troupes. Personne n’a fait attention à elle et elle a pu se renseigner, parce que tout de même l’histoire faisait du bruit dans le camp : un Américain habillé en moujik tombé pour ainsi dire du ciel... Elle a appris ainsi que le colonel Krilov avait obtenu la permission de le conduire lui-même à Saint-Pétersbourg pour le confier à sa famille et elle a espéré pouvoir les suivre. Mais Koutouzov, en reprenant sa route, s’est débarrassé de toutes ces femmes et les a renvoyées sur l’intérieur de la ville. Shankala s’est trouvée prise dans la masse et elle a dû revenir, bon gré, mal gré. Voilà l’histoire en gros...
— Mais enfin, c’est impossible, s’écria Marianne incapable d’en croire ses oreilles. Jason va essayer de me retrouver... Il n’est certainement pas encore parti...
— Avant de quitter le camp, Shankala l’a vu monter à cheval... Il est loin à cette heure.
— Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Cette femme ment...
Un gémissement, parti du brancard, la fit se retourner. Elle vit que les yeux de la tzigane étaient entrouverts et elle crut apercevoir un faible sourire sur ses lèvres décolorées.
— Je vous dis qu’elle ment ! s’écria-t-elle.
— On ne ment pas quand la mort est là, fit Jolival gravement tandis que Gracchus, vivement, se penchait sur la femme qui essayait visiblement de parler.
On entendit un murmure qui s’acheva en une plainte rauque. La main jaune, que Gracchus avait saisie, se détendit tout à coup. Le visage se figea.
— Elle est morte... chuchota le jeune homme.
— Qu’a-t-elle dit ? As-tu compris quelque chose ?
Il fit oui de la tête, puis, détournant les yeux :
— Elle a dit : « Pardonnez-moi, mademoiselle Marianne ! » Elle a dit « Folle !... Aussi folle que moi !... »
Un moment plus tard, Marianne qui, la tête vide et le cœur lourd, se préparait à assister au souper, se laissait entraîner par l’Empereur jusqu’à la terrasse du palais. Duroc était venu annoncer que le feu reprenait dans certains quartiers de la ville et Napoléon, jetant la serviette qu’il s’apprêtait à déplier, s’était levé de table et dirigé vers les escaliers avec ceux qui assistaient à son souper. Ce qu’il découvrit lui arracha un juron.
Des tourbillons de fumée noire, répandant une affreuse odeur de soufre et de bitume, se levaient sous le vent. Vers l’est, des flammes jaillissaient d’une longue rue tandis que, sur le bord de la Moskova, un grand entrepôt commençait à brûler.
— Ce sont les réserves de blé, dit quelqu’un et cela recommence du côté du Bazar. Si je ne me trompe, c’est le quartier des magasins d’huile et de suif... Heureusement, il n’y a pas de vent, sinon je me demande si nous pourrions maîtriser ces feux.
— Quelle stupidité ! grommela l’Empereur. Je vois là tout un régiment qui se précipite avec des seaux et des tonneaux. Il n’y a peut-être plus de pompes, mais il y a -encore de l’eau dans la rivière...
Il rugit quelques ordres puis s’approcha de Marianne qui, serrant ses bras sur sa poitrine, s’était éloignée de quelques pas et regardait, sans le voir, l’inquiétant spectacle.
"Les lauriers de flammes (2ième partie)" отзывы
Отзывы читателей о книге "Les lauriers de flammes (2ième partie)". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Les lauriers de flammes (2ième partie)" друзьям в соцсетях.