— Qui vous dit que ce n’est pas le cas ?

— Ne vous faites pas l’avocat du diable, mon ami. Vous savez aussi bien que moi que cela n’est pas. Jason s’éloigne de nous, soyez-en certain. Après tout, c’est le paiement normal de ma folie. Qu’avais-je besoin de l’arracher à sa prison d’Odessa et de le suivre jusqu’ici ? L’eussé-je laissé avec Richelieu qu’il fût demeuré tranquille durant tout le temps de sa maudite guerre anglaise en admettant qu’il n’eût pas réussi à s’enfuir. Mais j’ai ouvert moi-même les portes de la cage et, pareil aux oiseaux sauvages, il s’enfuit à tire-d’aile, me laissant là. Je ne l’ai pas volé.

— Marianne, Marianne, vous êtes amère, dit doucement le vicomte. Je n’ai pas une grande tendresse pour lui mais vous le faites peut-être plus noir qu’il n’est.

— Non, Jolival ! J’aurais dû comprendre depuis longtemps. Il est ce qu’il est... et moi je n’ai que ce que je mérite. On n’est pas bête à ce point...

De furieux éclats de voix dans lesquels Marianne n’eut aucune peine à reconnaître le timbre métallique de Napoléon vinrent interrompre son autocritique désabusée. L’instant suivant, la porte de l’appartement impérial fut emportée plus qu’elle ne s’ouvrit et Napoléon lui-même surgit sur le seuil, vêtu de sa robe de chambre, les cheveux en désordre et le madras qu’il venait d’arracher de sa tête à la main.

Aussitôt, ce fut le silence. Le vacarme des conversations s’arrêta tandis que l’Empereur faisait peser sur l’assemblée son regard fulgurant.

— Que faites-vous tous ici à piailler comme des vieilles femmes bavardes ? Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? Et pourquoi n’êtes-vous pas tous à vos postes ? Les incendies s’allument un peu partout à cause du désordre de mes troupes et de l’abandon où les habitants de cette ville laissent leurs maisons...

— Sire ! protesta un géant blond de type nordique dont le beau visage s’encadrait d’épais favoris dorés, les hommes sont victimes de cet incendie comme nous-mêmes. Ce sont les Moscovites eux-mêmes...

— Allons donc ! On me dit que la ville est livrée au pillage. Les soldats brisent les portes, enfoncent les caves. On s’empare du thé, du café, des pelleteries, du vin et de l’alcool. Et moi je ne veux pas de cela ! Vous êtes gouverneur de Moscou, Monsieur le Maréchal ! Faites cesser ce désordre !

Ainsi tancé, le maréchal Mortier ébaucha un geste de protestation qui s’acheva en symbole d’impuissance puis, tournant les talons, se dirigea vers l’escalier et disparut suivi de deux officiers de son état-major, cependant que Napoléon glapissait :

— Les Moscovites ! Les Moscovites ! Ils ont bon dos. Je ne puis croire que ces gens brûlent leurs maisons pour nous empêcher d’y coucher une nuit...

Courageusement, Marianne s’avança jusqu’à lui.

— Et pourtant. Sire, cela est. Je vous supplie de me croire ! Vos soldats ne sont pas cause de ce drame ! Rostopchine seul...

La fureur du regard impérial s’abattit sur elle.

— Vous êtes encore là, Madame ? A cette heure, une honnête femme est dans son lit. Retournez-y !

— Pour quoi faire ? Pour y attendre patiemment que le feu prenne à mes couvertures et que je flambe en proclamant les louanges de l’Empereur qui a toujours raison ? Grand merci, Sire ! Si vous ne voulez pas m’entendre, je préfère encore m’en aller.

— Et où iriez-vous, s’il vous plaît ?

N’importe où, mais hors d’ici ! Je n’ai aucune envie d’attendre qu’il ne soit plus possible de sortir de ce maudit palais ! Ni de participer à l’autodafé gigantesque que Rostopchine entend offrir aux mânes des soldats russes écrasés à la Moskowa ! Libre à vous d’en faire les frais, Sire, mais moi je suis jeune et j’ai encore envie de vivre... Aussi, avec votre permission...

Elle esquissait une révérence. Mais le rappel de sa récente victoire avait calmé l’Empereur. Brusquement, il se pencha, saisit le bout de l’oreille de la jeune femme et le tira avec une vigueur qui lui arracha un gémissement. Puis, souriant.

— Allons ! Calmez-vous, Princesse ! Vous ne me ferez pas croire que vous avez peur. Pas vous ! Quant à nous fausser compagnie, cela vous est formellement interdit ! S’il faut en venir à quitter cet endroit, nous partirons ensemble mais apprenez que, pour le moment, il n’en est pas question. Tout ce que je vous permets, c’est d’aller prendre un peu de repos et vous rafraîchir. Nous déjeunerons ensemble à 8 heures !

Mais il était écrit que Marianne ne regagnerait pas sa chambre de sitôt. Alors que la foule inquiète qui avait envahi la galerie se dissolvait lentement, un groupe de soldats menés par le général Durosnel arrivait au pas de charge, traînant des hommes vêtus d’une sorte d’uniforme vert et quelques moujiks hirsutes qui avaient tout l’air de prisonniers. L’interprète impérial, Lelorgne d’Ideville, accourait derrière eux. L’empereur qui s’apprêtait à rentrer chez lui se retourna, mécontent.

— Que me veut-on encore ? Qui sont ces gens ?

Durosnel le renseigna.

— On les appelle des boutechniks, Sire. Ce sont des gardes de police qui sont chargés ordinairement de la surveillance alors qu’ils commençaient à incendier un magasin de vins et spiritueux. Ces mendiants étaient avec eux et les aidaient.

Napoléon eut un haut-le-corps et son regard assombri s’en alla, machinalement, chercher celui de Marianne.

— Vous êtes sûr de cela ?

— Absolument, Sire ! D’ailleurs, outre ces soldats qui les ont arrêtés, il y a des témoins : quelques commerçants polonais du voisinage qui nous suivent et viennent à vous.

Il y eut un silence. Devant le groupe effaré des prisonniers, Napoléon se mit à aller et venir, lentement, les mains croisées derrière le dos, jetant de temps à autre un regard à ces hommes qui, instinctivement, retenaient leur souffle. Soudain, il s’arrêta.

— Qu’ont-ils à dire pour leur défense ?

Le baron d’Ideville s’avança.

— Ils prétendent tous que l’ordre d’incendier toute la ville leur a été donné par le gouverneur Rostopchine avant...

— C’est faux ! cria l’Empereur. Cela ne peut pas être vrai parce que ce serait insensé. Ces gens mentent. Ils veulent seulement se décharger de la responsabilité d’un crime en espérant que cela leur vaudra une mesure de clémence.

— Il faudrait, pour cela, qu’ils se fussent donné le mot. Sire, car tenez, en voici d’autres que l’on vous amène et je gagerais que nous allons entendre la même chanson.

En effet un nouveau groupe apparaissait, conduit par le sergent Bourgogne, cette connaissance déjà ancienne de Marianne. Mais cette fois, un vieux Juif en lévite, brûlée par endroits, les escortait. Ce fut lui qui, avec beaucoup de courbettes et de soupirs, expliqua comment, sans l’arrivée providentielle du sergent et de ses hommes, il aurait brûlé avec tout le contenu d’une épicerie.

— C’est impossible ! répétait Napoléon, c’est impossible...

— Sire, intervint doucement Marianne, ces gens préfèrent anéantir Moscou plutôt que vous en laisser la jouissance. C’est un sentiment peut-être primitif mais qui, au fond, rejoint l’amour ! Vous-même, s’il s’agissait de Paris...

— De Paris ? Brûler Paris si l’ennemi parvenait à l’atteindre ? Pour le coup, Madame, vous êtes folle ! Je ne suis pas de ceux qui s’ensevelissent sous les ruines. Sentiment primitif, dites-vous ? Il se peut que ces gens soient des Scythes, mais on n’a pas le droit de sacrifier l’œuvre de centaines de générations à l’orgueil d’un seul. D’ailleurs...

Mais Marianne ne l’écoutait pas. Pétrifiée, elle regardait deux hommes qui discutaient à l’entrée de la galerie. L’un était le maître des cérémonies de la cour, le comte de Ségur. L’autre était un petit prêtre en soutane noire qu’elle reconnaissait sans peine mais non sans inquiétude. Que venait faire ici, chez l’homme qu’il avait toujours combattu, le cardinal de Chazay ? Qu’avait-il à dire ? Pourquoi cherchait-il à aborder l’Empereur, car son arrivée au Kremlin, à cette heure, ne pouvait avoir d’autre but...

Elle n’eut pas le temps de chercher une réponse. Déjà Ségur et son compagnon rejoignaient le groupe au centre duquel Napoléon distribuait de nouveaux ordres, précisant qu’il voulait des patrouilles dans tous les quartiers que l’incendie n’avait pas encore atteints, des fouilles minutieuses dans les maisons afin de retrouver d’autres hommes semblables à ceux qui se tenaient devant lui inertes, pareils à un troupeau stupide.

— Que faisons-nous de ceux-ci ? demanda Durosnel.

La sentence tomba, impitoyable.

— Nous n’avons que faire de prisonniers ! Pendez-les ou passez-les par les armes, au choix ! De toute façon, ce sont des criminels.

— Sire, ce ne sont que des instruments...

— Un espion aussi est un instrument et cependant il n’a à attendre ni pitié ni merci. Je ne vous défends pas de trouver Rostopchine... et de le pendre avec eux ! Allez !

La troupe en s’écartant livra passage au Grand-Maître des Cérémonies et à son compagnon. Le premier s’avança vers l’Empereur.

— Sire, fit-il, voici l’abbé Gauthier, un prêtre français qui désire vivement entretenir Votre Majesté des problèmes qui agitent Moscou en ce moment. Il prétend détenir des renseignements de source sûre.

Sans qu’elle pût savoir pourquoi, le cœur de Marianne manqua un battement et elle eut l’impression d’une main de fer soudain serrée autour de sa gorge. Tandis que Ségur parlait, son regard avait croisé celui de son parrain, un regard d’une si impérieuse dureté qu’elle en eut froid dans le dos. Jamais elle ne lui avait connu cette froideur glaciale, cette autorité qui lui interdisait sans un mot de se mêler en rien de ce qui allait suivre. Ce ne fut d’ailleurs qu’un instant. Déjà le prêtre s’inclinait avec la feinte gaucherie d’un homme peu habitué à approcher les grands de ce monde.

Napoléon cependant l’examinait.

— Vous êtes français, Monsieur l’abbé ? Un émigré sans doute ?...

— Non pas, Sire ! Un modeste prêtre mais mes connaissances en latin m’ont fait choisir, voici déjà plusieurs années, par le comte Rostopchine, afin d’enseigner à ses enfants cette noble langue... et aussi le français.

— Une langue au moins aussi noble, Monsieur l’abbé. Ainsi donc vous serviez chez cet homme que l’on me dit être un incendiaire... ce que je me refuse de croire !

— Il le faut cependant. Sire ! Je puis certifier à... Votre Majesté que les ordres du gouverneur ont bien été tels qu’on les lui a décrits : la ville doit brûler jusqu’aux fondations... ce palais y compris !

— C’est insensé ! C’est de la folie pure.

— Non, Sire... C’est russe. Il n’y a qu’un seul moyen pour Votre Majesté de sauver cette vieille et auguste cité.

— Lequel.

— Partir ! L’évacuer dès maintenant. Il en est temps encore. Repartez vers la France, renoncez à vous établir ici et l’incendie s’arrêtera.

— D’où vous vient cette certitude ?

— J’ai pu entendre les ordres du comte. Il a laissé quelques hommes de confiance qui savent où se trouvent les pompes. Dans une heure, tout peut être terminé... si Votre Majesté annonce son départ immédiat.

Haletante, serrant ses mains l’une contre l’autre, Marianne suivait ce dialogue, pour elle totalement obscur, cherchant à comprendre pourquoi son parrain semblait chercher à sauver l’armée impériale sous couleur de sauver Moscou. En même temps sa mémoire lui restituait curieusement une phrase prononcée à Odessa par le duc de Richelieu à propos du cardinal : « Il va à Moscou où l’attend une grande tâche si d’aventure ce misérable Corse arrivait jusque-là !... »

Le Corse était là. Et en face de lui, un homme dont il ignorait la puissance cachée, un homme investi « d’une grande tâche », un homme qui avait juré sa perte... Et maintenant, la voix douce et calme du cardinal faisait peur à Marianne, bien plus peur encore que celle, brève et incisive, de l’Empereur qui, cependant, reprenait avec une nuance menaçante.

— Annoncer mon départ immédiat ? Mais à qui donc ?

— A la nuit, Sire ! Quelques ordres lancés du haut des murs de ce palais suffiraient car ils seraient entendus...

— Vous me semblez, Monsieur l’abbé, singulièrement informé pour un prêtre modeste ! Vous êtes français, vous êtes entouré de Français ici. Nous sommes vainqueurs et vous devriez être fier ! Or, vous venez de parler de fuir, honteusement.

— Il n’y a pas de honte à fuir les éléments, même pour un conquérant, Sire ! Je suis français, certes, mais je suis aussi un homme de Dieu et je songe à tous ceux de vos hommes qui vont périr si vous vous obstinez à lutter contre Dieu.

— Allez-vous me dire maintenant que Dieu est russe ?