Marianne sentit l’affolement la gagner. Tout à l’heure, quand Constant lui avait précisé le lieu de l’emprisonnement de « l’abbé Gauthier », elle avait éprouvé une sorte de soulagement, car elle avait craint qu’il n’eût été abattu sur-le-champ par l’entourage de Napoléon. Mais ce soulagement disparaissait car les choses semblaient se mouvoir avec une effrayante rapidité. Quelques heures ! Quelques heures seulement... ou même quelques minutes  – qui pouvait savoir  – avant que la sentence ne tombât, inexorable comme le couperet de la guillotine. Et il n’y aurait plus de Gauthier de Chazay... plus jamais !... Cette idée-là, Marianne ne l’endurait pas plus qu’un fer rouge sur sa peau. Elle l’aimait. Il était son parrain, presque son père, et leurs deux vies se mêlaient intimement, reliées l’une à l’autre par les invisibles liens de la tendresse respective. Si l’une d’elles se tranchait, quelque chose mourrait aussi dans l’autre.

A la réflexion, Marianne n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui l’avait conduit, lui, homme sage et prudent, lui, prince de l’Eglise investi de pouvoirs insoupçonnés mais si vastes qu’ils équivalaient à une couronne, à cette sortie de fanatique exalté. Malgré la haine qu’il avait vouée à Napoléon, cela ne lui ressemblait pas. Les armes secrètes de la diplomatie étaient beaucoup plus conformes à son tempérament que l’apostrophe grandiloquente... d’autant plus qu’elle ne menait à rien. Mais comment, maintenant, arracher à la mort cet homme bon qui toujours s’était trouvé là à point nommé pour la tirer d’un danger ou d’une situation difficile ?

Un pas rapide qui fit gémir le plancher d’un salon voisin et vint troubler la méditation de Marianne annonça l’arrivée de Napoléon. L’instant suivant, il était là, s’arrêtait une seconde au seuil puis, apercevant la jeune femme debout dans l’embrasure d’une fenêtre, s’avançait vivement vers elle. Sans même lui laisser le temps d’esquisser une révérence, il la prit aux épaules et, l’embrassant avec une tendresse inattendue :

— Pardonne-moi, petite Marianne ! Je ne voulais pas te faire de mal ! Ce n’était pas toi que je souhaitais atteindre... c’était... je ne sais pas : le destin peut-être ou la stupidité humaine ! Mais ce misérable fou m’avait mis hors de moi. Je crois que j’aurais pu étrangler quiconque se serait approché de ma personne... Tu ne souffres pas trop ?

Elle fit signe que non, mentant héroïquement et même s’efforçant de sourire.

— Si ce bobo, fit-elle en touchant l’endroit douloureux où le vase l’avait atteinte, a pu contribuer à donner quelque apaisement aux nerfs de Votre Majesté, j’en suis même très heureuse. Je ne suis... que sa servante.

— Ne sois donc pas si solennelle ! Si tu veux dire que tu m’aimes bien, dis-le tout bêtement au lieu d’employer les grâces ampoulées du langage de cour ! Tu ferais mieux de me dire ce que tu penses ; je suis une brute. Il y a longtemps que nous le savons tous les deux. Maintenant, dis-moi ce que je peux faire pour que tu me pardonnes tout à fait ! Tu peux demander ce que tu veux, même la permission de... faire encore des folies ! Veux-tu des chevaux ? Une escorte pour t’accompagner à Pétersbourg ? Veux-tu un bateau ? Tu peux partir à l’instant pour Dantzig, avec de l’or, et y attendre le passage de ton corsaire qui ne manquera pas d’y relâcher...

— Votre Majesté... a donc changé d’avis ? Elle pense maintenant que j’ai une chance de trouver le bonheur auprès de Jason Beaufort ?

— Certainement pas ! Mon opinion n’a pas varié. Mais il y a en moi la crainte de t’avoir trop demandé... et peut-être aussi celle de t’exposer à un danger trop grand. Je n’ignore pas que nous courons un risque. Mais moi et mes soldats nous sommes des hommes faits pour le risque. Pas toi ! Tu n’as déjà couru que trop de dangers pour venir jusqu’à moi. Je n’ai pas le droit de t’en demander davantage...

Comme cela se produit souvent dans les circonstances les plus dramatiques, une idée saugrenue traversa soudain l’esprit de Marianne. Est-ce qu’en lui proposant la liberté, Napoléon n’aurait pas aussi l’idée de se débarrasser d’elle ? Il ne semblait pas aimer Cassandre plus que ses maréchaux... mais au fond peu importait le mobile qui le faisait agir. Ce qu’il proposait était si inattendu, si merveilleux ! Une sorte d’éblouissement passa devant ses yeux... Elle comprit, à cet instant précis, qu’elle tenait entre ses mains les clefs de sa vie, de sa liberté. Un mot et, dans quelques minutes, les portes du Kremlin s’ouvriraient devant elle. Une voiture bien protégée l’emporterait, avec Gracchus et Jolival, comme aux beaux jours, vers le port où le fil rompu se renouerait et où, tournant définitivement le dos à l’Europe, elle pourrait s’envoler vers une vie nouvelle où il n’y aurait plus que l’amour... Mais ce mot-là, elle ne pouvait pas, elle n’avait pas le droit de le prononcer, car il équivaudrait à une seconde condamnation à mort de son parrain...

Le petite flamme s’éteignit en elle. Lentement, elle glissa des mains de l’Empereur, se laissant tomber à ses pieds puis, baissant la tête, elle murmura :

— Pardonnez-moi, Sire ! La seule chose que je veuille obtenir de vous... c’est la vie de l’abbé Gauthier !

— Quoi ?

Il s’était reculé vivement, comme si un projectile l’avait frappé. Et maintenant il la regardait, agenouillée devant lui dans sa modeste robe brune, avec son visage douloureux, ses grands yeux verts ruisselants de larmes et les mains tremblantes qui se croisaient dans un geste de prière.

— Tu es folle ! souffla-t-il. La vie de cet espion... de ce misérable prêtre fanatique ? Alors qu’il nous a voués, moi et les miens, à la malédiction de son Dieu de vengeance ?

— Je sais, Sire... et cependant je ne veux rien d’autre que cette vie.

Il revint vers elle, la saisit aux épaules, l’obligeant à se relever. Les traits de son visage étaient durcis et ses yeux clairs avaient maintenant la teinte exacte de l’acier.

— Allons, relève-toi ! Explique-toi ! Pour quelle raison veux-tu cette vie ? Que t’importe cet abbé Gauthier... Allons parle ! Je veux savoir !...

— C’est mon parrain, Sire !

— Comment ?... Que dis-tu ?...

— Je dis que l’abbé Gauthier est en réalité le cardinal de San Lorenzo, Gauthier de Chazay... mon parrain, l’homme qui toujours m’a servi de père. Et je supplie Votre Majesté de me pardonner d’intercéder pour un homme qui, malgré ses paroles imprudentes, m’est demeuré profondément cher.

Il y eut un silence, si profond que l’un et l’autre des protagonistes de cette pénible scène purent percevoir leurs respirations. Lentement, les mains de Napoléon étaient retombées le long de son corps. Puis, s’éloignant de Marianne, il en avait glissé une dans son gilet, l’autre derrière son dos et s’était mis à marcher de long en large, tête baissée, dans cette attitude qui lui était familière quand il réfléchissait profondément.

Il marcha ainsi pendant un moment et Marianne, la gorge serrée, respecta sa méditation. Brusquement, l’Empereur interrompit sa promenade, fit face à la jeune femme.

— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Je n’en sais rien, Sire. Je vous en donne ma parole. Depuis ce drame, je tourne et retourne cette question dans ma tête sans parvenir à lui donner une réponse acceptable. C’est un homme calme, posé, une grande intelligence et un fidèle serviteur de Dieu. Seul un coup de folie peut-être.

— Je n’y crois pas. Il y a autre chose. Cet homme n’a pas l’air d’un fou. Je crois, moi, que tu le connais mal, que ton affection t’aveugle ! Il me hait tout simplement, je l’ai vu dans ses yeux.

— C’est vrai, Sire, il vous hait ! Mais peut-être en vous donnant cet avis... insolent sans doute, cherchait-il simplement à protéger votre vie !

— Allons donc ! Ne faisait-il pas partie de ces cardinaux rebelles que j’ai fait chasser après qu’ils eurent refusé d’assister à mon mariage ? San Lorenzo... cela me dit quelque chose. En outre, à cause de vous, j’ai un peu trop souvent entendu parler de lui. C’est ce touche-à-tout, n’est-ce pas, qui vous a mariée ?

Le retour au vouvoiement ramena l’angoisse dans le cœur de Marianne. La distance, lentement, inexorablement, se réinstallait entre elle et l’Empereur, elle en qui, peut-être, il ne verrait plus bientôt sa récente victime mais simplement la filleule d’un factieux.

— Tout ce que dit Votre Majesté est vrai, fit-elle avec effort, cependant je la supplie encore de faire grâce ! Ne m’a-t-elle pas promis de m’accorder...

— Pas cela ! Comment pouvais-je imaginer ?... Folles ! Toutes les femmes sont folles... Libérer ce conspirateur dangereux ! Et quoi encore ? Pourquoi donc ne pas lui donner des armes et la clef de ma chambre ?

— Sire. Votre Majesté s’égare. Je ne demande pas sa liberté. C’est seulement sa vie que je veux, rien d’autre. Pour le reste, Votre Majesté est libre de l’enfermer sa vie durant dans telle prison qui lui conviendra.

— Comme c’est commode, en vérité ! Nous sommes à mille lieues de Paris, cernés par les flammes. Je n’ai d’autre ressource que la mort. Et puis... je ne peux pas faire grâce ! Personne ne comprendrait ! Encore, s’il s’agissait d’un Russe, la chose serait peut-être possible. Mais un Français ! Non, mille fois non ! C’est impossible ! Et puis... il a osé parler de mon fils, cela, je ne lui pardonnerai jamais ! Vouer cet enfant au malheur ! Misérable !

— Sire ! implora-t-elle.

— J’ai dit non ! N’insistez pas... Et finissons-en ! Demandez autre chose !...

Navrée, elle comprit qu’elle perdait du terrain, qu’il avait hâte d’en finir maintenant. Déjà le mameluk Ali venait d’apparaître pour annoncer que le cheval de l’Empereur était sellé. Derrière lui apparaissait Duroc, des nouvelles sombres plein son sac : le feu prenait aux cuisines du palais, des brandons commençaient à tomber sur l’Arsenal... le vent redoublait de violence...

Napoléon tourna vers Marianne un regard déjà courroucé.

— Eh bien, Madame, j’attends...

Brisée, elle s’effondra plutôt qu’elle ne plongea dans sa révérence.

— Accordez-moi de m’entretenir un moment avec lui... de l’embrasser une dernière fois. Sire ! Je ne demande rien de plus.

— C’est bien...

Vivement, il alla jusqu’à un petit secrétaire ouvert dans un coin, griffonna quelques mots sur un papier, signa si nerveusement que la plume cracha et grinça, puis tendant le tout à la jeune femme :

— Vous aurez une demi-heure, Madame ! Pas une minute de plus, car il se peut que nous ayons à en finir plus tôt que je ne croyais ! Nous nous retrouverons tout à l’heure.

Et il sortit rapidement pour rejoindre l’escorte qui l’attendait dans l’antichambre. Marianne demeura seule dans cette chambre impériale qui, maintenant que son hôte en était sorti, prenait l’aspect banal et affligeant d’une chambre d’hôtel vide.

Un moment, comme Napoléon tout à l’heure, elle tourna en rond, réfléchissant, le papier qu’il lui avait donné bien serré entre ses doigts. Puis, prenant son parti, elle sortit à son tour pour se mettre à la recherche de Gracchus et de Jolival : elle avait des instructions à leur donner...

17

MONSIEUR « DE » BEYLE

Hors du palais l’atmosphère était étouffante. Des tourbillons de fumée âcre emplissaient les cours et les esplanades. Autant pour se protéger de cette fumée suffocante et des flammèches que le vent emportait que dans un but plus secret, Marianne prit soin de s’envelopper, malgré la chaleur, de sa grande mante, d’en rabattre la capuche jusque sur ses sourcils et de tenir contre son visage un grand mouchoir abondamment mouillé et inondé d’eau de Cologne empruntée à la toilette de l’Empereur. Ainsi équipée, elle se hâta vers l’enceinte du Kremlin, descendant la pente herbeuse qui, de l’esplanade supportant le palais, coulait jusqu’à l’enceinte bâtie au niveau de l’eau.

Vue de près, la Tour du Secret perdait un peu de son aspect impressionnant. A moitié moins haute que ses sœurs, grâce à l’Impératrice Catherine II qui avait jadis ordonné sa démolition, ainsi d’ailleurs que celle des autres tours, elle était cependant demeurée debout quand les travaux furent interrompus parce que jugés trop onéreux. Néanmoins, il en restait encore suffisamment pour constituer une prison des plus valables.

Deux grenadiers, retranchés dans un recoin sombre au bas de l’escalier, en gardaient la porte. La vue de la signature impériale au bas de l’ordre manuscrit leur inspira un salut plein de considération, puis l’un des deux hommes s’institua le guide de la jeune femme qu’il conduisit à l’étage, devant une porte à l’arc surbaissé et que défendaient des verrous dignes d’une entrée de ville. Puis, sans rien perdre de son attitude respectueuse, il tira de sa poche avec fierté un énorme oignon d’or qui ne devait pas y être depuis bien longtemps et annonça gravement :