— Dans une demi-heure, j’aurai l’honneur de venir chercher Madame. Les ordres de Sa Majesté sont précis.

Marianne fit signe qu’elle avait compris. Depuis qu’elle était entrée dans la tour, elle s’était attachée à ne pas faire entendre le son de sa voix, se contentant de tendre, sans rien dire, le papier aux factionnaires, en priant le Bon Dieu pour qu’ils sussent lire. Mais la chance, pour le moment, était avec elle.

La prison, une ancienne casemate percée d’une meurtrière, était obscure mais elle en vit tout de suite l’occupant. Assis sur une grosse pierre auprès de l’étroite fente de lumière, il s’efforçait de regarder au-dehors en dépit des volutes légères de fumée qui pénétraient par cet orifice. Son visage était pâle, mais une énorme ecchymose marquait sa tempe, là où sans doute on l’avait frappé après son geste criminel. L’entrée de Marianne lui fit à peine tourner le tête.

Un instant, ils se regardèrent, lui avec une sorte d’indifférence ennuyée, elle avec un chagrin qu’elle ne parvenait pas à maîtriser et qui lui serrait la gorge. Puis le cardinal eut un soupir et demanda :

— Pourquoi es-tu venue ? Si tu m’apportes ma grâce... car je me doute que tu l’as implorée, sache que je n’en veux pas. Tu as dû la payer un prix excessif !

— Je ne vous apporte pas votre grâce. L’Empereur a repoussé ma prière... et nous n’en sommes plus depuis longtemps à des rapports du genre de ceux auxquels vous faites allusion.

Le prisonnier eut un petit rire sans gaieté et haussa les épaules sans répondre.

— Cependant, reprit Marianne, je l’ai demandée, cette grâce ! Dieu sait que j’ai prié ! Mais il paraît que personne ne comprendrait une mesure d’indulgence dans un cas aussi grave et dans de telles circonstances !...

— Il a raison. La dernière faute qu’il puisse commettre serait de se laisser aller à la faiblesse. D’ailleurs, encore une fois, j’aime mieux la mort que sa clémence.

Lentement, Marianne s’avança vers le prisonnier. Elle éprouvait une émotion poignante à le voir de près, à constater combien il semblait las, tout à coup... et tellement plus vieux que l’autre soir, dans le couloir de Saint-Louis-des-Français. Brusquement, elle se laissa tomber à genoux, saisit ses mains froides et y appuya ses lèvres.

— Parrain ! implora-t-elle. Mon parrain chéri !... Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi être venu lui jeter tout cela au visage ? C’est une impulsion...

— Stupide n’est-ce pas ? Tu n’oses pas employer ce mot...

— Il vous va si mal ! Qu’espériez-vous, en apostrophant Napoléon ? Obliger son armée à quitter Moscou, la Russie ?...

— En effet ! Je le voulais, je le voulais de toutes mes forces ! Tu ne peux pas savoir combien j’ai souhaité qu’il s’en aille d’ici, qu’il retourne chez lui quand il en était encore temps et sans semer davantage le malheur...

— Il ne le peut pas ! Le voudrait-il qu’il n’est pas seul. Il y a les autres... tous les autres que chaque conquête enrichit. Tous ces hommes pour qui Moscou représentait une sorte de Golconde... Les maréchaux !...

— Ceux-là ? Mais ils ne demandent qu’à repartir ! La plupart d’entre eux ne rêvent que de rentrer chacun chez soi. La guerre, ils n’y croyaient pas vraiment... ils ne la « sentaient » pas et surtout, ils n’en avaient aucun besoin. Tous, ils ont des titres pompeux, des biens immenses, des fortunes dont ils désirent jouir. C’est assez humain ! Quant au roi de Naples, ce centaure empanaché, vaniteux comme un paon et à peu près aussi intelligent, à l’heure qu’il est, il fait la roue devant les Cosaques de Platov, ceux de l’arrière-garde russe qu’il a rejointe. C’est tout juste si l’on ne fraternise pas ! Les Cosaques lui jurent que l’armée russe est à bout de souille, que les désertions se multiplient, ils lui jurent aussi qu’ils n’ont jamais vu un homme aussi admirable que lui, et il les croit, l’imbécile !

— C’est impossible !

— Ne viens pas me dire que tu le connais et que tu ne crois pas ça possible ! Il est si charmé de leurs propos qu’il dépouille tous les officiers de son état-major de leurs montres et de leurs bijoux pour leur en faire des présents... car pour ce qui est de ses biens propres, il a déjà tout distribué ! Oui, si j’avais pu convaincre Napoléon, l’armée repartait demain...

— Peut-être ! Mais pourquoi avoir agi vous-même ? Il ne manque pas, j’imagine, d’hommes éloquents tout prêts à courir le risque... parmi les millions qui vous sont soumis.

Il tressaillit et la regarda avec une surprise mêlée de curiosité.

— Que veux-tu dire ?

— Que je sais qui vous êtes, quelle puissance vous représentez au monde ! Vous êtes celui que l’on appelle le Pape Noir !

Vivement, il lui serra les mains pour la faire taire tout en jetant autour de lui un regard effrayé.

— Tais-toi ! Il y a des mots qu’il ne faut jamais prononcer. Comment as-tu su ?

— C’est Jolival. Il a compris, à Odessa, quand vous avez montré au duc de Richelieu certain anneau.

A nouveau, le cardinal haussa les épaules avec un petit sourire triste.

— J’aurais dû me méfier des yeux aigus de ton ami. C’est un homme de valeur et qui sait bien des choses. Je suis heureux de te laisser entre ses mains.

Une colère mêlée d’impatience s’empara de Marianne.

— Laissez Jolival où il est. Ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Ce que je veux savoir c’est pourquoi vous vous êtes tout à coup mué en prophète et en justicier ! Il faut que vous n’ayez jamais eu la moindre idée du caractère de Napoléon. Agir comme vous l’avez fait, c’était immanquablement vous condamner à mort, car il ne pouvait réagir autrement qu’il l’a fait : il vous a pris pour un ennemi et pour un espion.

— Et qui te dit que je ne suis pas l’un et l’autre ? Un ennemi, je l’ai toujours été, et si je n’aime pas le mot espion, j’avoue bien volontiers que toute ma vie s’est passée à servir secrètement, dans l’ombre.

— Voilà pourquoi je ne comprends pas que vous ayez tout à coup choisi la lumière, l’éclat, le fracas.

Il réfléchit un instant puis, haussant légèrement les épaules.

— J’avoue m’être trompé sur la psychologie du Corse ! Je comptais sur son caractère latin, méditerranéen même. Il est superstitieux, je le sais ! je ne pouvais trouver décor plus tragique ni moment plus propice qu’au milieu de cet incendie pour tenter de l’impressionner... et de le ramener à la raison.

— Cet incendie, vous l’avez voulu plus ou moins... puisque vous étiez au courant.

— C’est vrai. J’étais au courant et j’ai eu peur. en te voyant ici. C’est pourquoi j’ai voulu te sauver. Et puis, quand j’ai vu tous ces hommes... cette immense armée au milieu de laquelle j’ai reconnu quelques-uns des nôtres...

— Vous voulez dire... ceux de l’ancienne noblesse ?

— Oui... les Ségur, les Montesquiou... un Mortemart même, je te l’avoue, mon cœur a saigné. C’est eux aussi que j’ai voulu sauver, eux qui se sont attachés à la fortune de cet insensé génial... mais néfaste ! Je ne te cache pas qu’en venant ici, je voulais le détruire à tout prix, lui et les siens. J’ai même pensé. Dieu me pardonne, à le faire assassiner...

— Oh ! non ! Pas vous ! Pas ça...

— Pourquoi donc ? Ceux dont j’ai la charge n’ont pas toujours, au cours de l’Histoire, reculé devant ce péché quand ils jugeaient que le bien de l’Eglise l’exigeait. Il y a eu ... Henri IV et d’autres. Mais je t’en donne ma parole, j’avais changé d’avis. Et c’est sincèrement, très sincèrement que je l’ai prié de repartir, de rentrer en France, de cesser ces guerres interminables, de régner enfin en paix.

Abasourdie, Marianne ouvrit des yeux immenses, regardant le prélat comme s’il devenait fou.

— Régner en paix. Napoléon ? Allons donc, parrain ! Vous n’êtes pas sincère ! Comment pourriez-vous lui souhaiter de régner en paix alors que, depuis toujours, vous servez Louis XVIII ?

Gauthier de Chazay eut un petit sourire sans gaieté, ferma les yeux un instant puis, les rouvrant, plongea dans ceux de sa filleule un regard où, pour la première fois, elle lut un morne désespoir.

— Je ne sers plus que Dieu, Marianne ! Et Dieu hait la guerre ! J’ai joué, vois-tu, quitte ou double : ou bien je réussissais... ou bien je laissais là une vie dont je ne veux plus.

Le cri de douleur de Marianne se mêla de stupeur.

— Vous ne parlez pas sérieusement ? Vous, prince de l’Eglise, vous... chargé d’honneurs et de puissance... vous voulez mourir ?

— Peut-être ! Vois-tu, Marianne, à ce poste insigne où je suis arrivé, j’ai appris beaucoup de choses et, surtout, je suis devenu dépositaire des secrets de l’Ordre. Le plus terrible, je ne l’ai appris que récemment et ce fut pour moi un déchirement, le pire de tout ce que j’ai pu connaître jusqu’à présent. Le vrai roi de France n’est pas celui que j’ai servi si longtemps, en aveugle, comme tu le dis. C’est un autre, bien caché et qui doit à cet homme, son proche parent cependant, un sort douloureux, injuste... criminel !

D’un seul coup, Marianne eut la sensation qu’il n’était plus là, qu’il lui échappait, repris par une sorte de hantise qui, cruellement, pesait sur son esprit ainsi que sur son cœur. Et ce fut autant pour le ramener à la réalité que pour essayer de comprendre le sens de ses mystérieuses paroles qu’elle murmura.

— Vous voulez dire... que Louis XVIII, en admettant qu’il parvienne au trône, ne serait qu’un usurpateur, pire encore que Napoléon ? Mais alors, cela signifierait que le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce malheureux petit Louis XVII que l’on a dit mort de misère au Temple ?...

Vivement, le cardinal se leva et, posant sa main sur la bouche de la jeune femme :

— Tais-toi ! ordonna-t-il sévèrement. Il y a des secrets qui tuent et tu n’as aucun droit à être chargée de celui-là. Si je t’en ai dit quelques mots c’est parce que tu es la fille de mon cœur et qu’à ce titre tu as le droit d’essayer de me comprendre. Sache seulement ceci : ce que j’ai découvert dans les papiers secrets de mon prédécesseur, mort à la peine voici peu de temps... m’a fait toucher du doigt l’erreur de toute ma vie. Je me suis fait, inconsciemment, le complice du crime... et c’est cela que je ne peux plus supporter ! Sans la foi... sans cet habit, je me serais peut-être donné la mort ! Alors j’ai pensé à sacrifier ma vie en rendant au monde un service exemplaire ! Faire reçu 1er Napoléon, l’arracher à ses erreurs mortelles, je pouvais partir en paix... heureux même, car au moins ses guerres perpétuelles ne saigneraient plus à blanc un pays que j’aime autant que Dieu lui-même... et que j’ai si mal servi. Je vais mourir tout de même... bien que j’aie échoué.

Vivement, Marianne se leva.

— Oui, fit-elle, et ce sera bientôt si vous n’acceptez pas ce que je viens vous offrir.

— Et c’est ?

— La liberté !... non, ajouta-t-elle en le voyant esquisser un geste de protestation, je n’ai pas dit la grâce ! Ce soir, un tribunal se réunit, et avant la tombée du jour vous serez mort... à moins que vous ne m’obéissiez.

— Pourquoi faire ? J’ai échoué, te dis-je.

— Justement ! Laissez-moi vous dire qu’il est idiot de mourir pour rien. Dieu, qui n’a pas permis que l’on vous comprenne, ne veut pas pour autant votre mort puisqu’il a voulu que je me trouve là.

Quelque chose s’amollit dans le visage tendu du prisonnier. Pour la première fois, il lui sourit et, dans ce sourire, elle retrouva la gaieté et la malice qu’il y mettait autrefois.

— Et comment espères-tu m’éviter les fusils du peloton ? M’apportes-tu des ailes ?

— Non. Vous partirez d’ici sur vos pieds... et salué par les soldats.

Rapidement, elle exposa son plan qui était des plus simples : le cardinal endossait sa mante, baissait le capuchon le plus possible en courbant la tête, comme quelqu’un qui a une grosse peine. En outre, le fameux mouchoir qu’elle avait si bien étalé en arrivant, jouerait de nouveau son rôle. Et dans un instant, quand le factionnaire viendrait lui dire que la demi-heure était écoulée... Le cardinal l’interrompit avec indignation.

— Tu veux rester ici à ma place ? Et tu as cru que j’accepterais ça ?

— Pourquoi pas ? Je ne risque pas le peloton d’exécution, moi. Bien sûr, mes bonnes relations avec l’Empereur s’en trouveront singulièrement changées... mais maintenant cela a bien peu d’importance. Nous sommes loin de Paris... et, entre Français, il faut un peu se serrer les coudes.

— C’est insensé ! Cela ne peut pas marcher.

— Pourquoi donc ? Nous avons à peu près la même taille quand je n’ai pas de talons, vous êtes mince, comme moi, et sous la mante, avec le peu de lumière qui règne dans cette prison, nul ne verra de différence entre votre soutane noire et ma robe sombre ! Je vous en supplie, parrain, faites ce que je vous dis ! Changeons de vêtements et partez ! Vous avez tant à faire encore...