— A faire ? Je t’ai dit...
— Vous avez à essayer de réparer une immense injustice si je vous ai bien compris. Vous avez à servir le malheur. Et il n’y a que vous qui le puissiez. C’est à cela que servent les secrets d’Etat ! Ils font vivre... quand ils ne tuent pas ! Partez ! Dans une seconde on va venir... et je vous jure que je ne risque rien ! D’ailleurs vous le savez bien... Croyez-moi... faites ce que je vous dis ! Sinon... eh bien, sinon je reste avec vous et je me déclare hautement votre complice.
— Personne ne te croira ! fit-il en riant. Tu oublies que tu l’as sauvé...
— Oh ! cessez donc d’ergoter ! Il s’agit de votre vie et vous savez bien qu’il n’en est pas au monde qui me soit plus chère.
Elle ôtait déjà sa mante et, d’un geste vif, la jetait sur les épaules de son parrain qui s’y engloutit en un instant mais, comme elle allait rabattre le capuchon, il l’arrêta, la saisit dans ses bras et l’embrassa avec une immense tendresse. A l’humidité de ses joues, elle comprit qu’il pleurait.
— Dieu te bénisse, mon enfant ! Tu auras sauvé, en un seul jour, et ma vie et mon âme ! Prends bien soin de toi... Nous nous reverrons plus tard car je saurai bien te retrouver... même en Amérique !
Elle l’aida à dissimuler son visage sous le capuchon rabattu, lui donna le mouchoir et lui montra comment le tenir devant son visage. D’ailleurs, la fumée envahissait lentement la prison et une protection devenait presque indispensable.
— Surtout, contrefaites bien votre voix si l’on vous parle. Ils n’ont pas entendu la mienne. Et feignez une grande douleur, cela impressionne ! Oh !... ajouta-t-elle se souvenant tout à coup du dépôt précieux qu’elle portait toujours sur sa gorge dans un petit sachet de peau, voulez-vous que je vous rende dès maintenant le diamant ?...
— Non. Garde-le !... Et suis bien mes instructions ! C’est à celui dont je t’ai parlé qu’il doit revenir. Dans quatre mois, un homme viendra rue de Lille te le demander. Tu n’as pas oublié ?
Elle fit signe que non puis, doucement, le poussa vers la porte derrière laquelle on entendait les gros souliers ferrés du soldat qui montait l’escalier.
— Prenez bien garde ! chuchota-t-elle encore avant de courir se jeter sur le tas de paille qui avait été disposé, en guise de lit, dans le recoin le plus obscur de la prison. Elle s’y ensevelit de son mieux, cachant sa tête, moitié sous ses bras repliés, moitié sous la paille, comme quelqu’un qui est plongé dans le désespoir puis, le cœur cognant d’anxiété, elle attendit...
Les verrous claquèrent. La porte grinça. Puis il y eut la voix rude du grenadier.
— C’est l’heure. Madame... je regrette...
Un sanglot poussé d’une voix fluette qui fit grand honneur au talent de comédien du cardinal lui répondit. Puis la porte fut refermée, les pas s’éloignèrent. Mais Marianne n’osa pas encore bouger. Tout son être était tendu, aux écoutes tandis qu’elle comptait d’interminables secondes rythmées par les battements lourds de son cœur. A chaque instant, elle s’attendait à une exclamation de colère, à un bruit de lutte, à des cris d’appel à la garde... Mentalement, elle suivit la progression du prisonnier et de son guide... L’escalier, le premier palier, une seconde volée... le corps de garde... la porte de la tour !
Elle respira mieux quand elle entendit résonner, en bas, le lourd battant ferré. Gauthier de Chazay était dehors maintenant, mais il devait encore gagner l’une des trois portes du Kremlin sans être reconnu. Heureusement, dans les cours il devait faire encore plus sombre que tout à l’heure, si l’on en croyait l’obscurité grandissante de la prison. Celle-ci était, par chance, vaste et très haute de plafond, sinon l’asphyxie par la fumée eût été à craindre.
Se levant enfin, Marianne fit quelques pas dans le cachot. Une bouffée âcre lui sauta au visage et la fit tousser. Alors elle arracha un volant de son jupon, alla le tremper à la traditionnelle cruche d’eau disposée dans un coin et l’appliqua sur son visage brûlant. Son cœur avait cogné si fort qu’elle avait l’impression d’avoir de la fièvre, mais elle s’efforça de penser calmement.
Qu’allait-il se passer, tout à l’heure, quand on viendrait chercher le prisonnier ? On ne lui ferait aucun mal sans doute parce qu’elle était une femme, mais elle serait immédiatement traduite devant l’Empereur... et malgré son courage, la pensée de ce qui l’attendait lui arracha une petite grimace et un frisson. Très certainement, elle allait passer un fort mauvais quart d’heure ! Mais la vie d’un homme, surtout celle de Gauthier de Chazay, valait bien quelques désagréments, même si cela se traduisait par la prison... Heureusement, Jolival n’avait pas fait trop d’histoires quand elle lui avait fait part de sa décision. Il avait même accepté d’agir comme elle le lui avait demandé.
— Il vaut mieux vous mettre à l’abri de la colère de l’Empereur ! avait-elle dit. Gracchus peut s’arranger pour vous faire quitter le Kremlin. Vous pourriez regagner, par exemple, le palais Rostopchine... à moins que les progrès de l’incendie ne vous obligent à quitter Moscou. En ce cas... donnons-nous rendez-vous à la première maison de poste sur la route de Paris.
Tranquille donc de ce côté, elle n’avait pas accordé plus d’attention aux reniflements mécontents de Gracchus, se contentant de remarquer que « ceux qui refusaient d’obéir à ses ordres n’avaient rien à faire à son service... ». Tout étant mis en ordre avec ses compagnons, elle avait pu se consacrer tout entière à ce plan d’évasion qui semblait maintenant en bonne voie de réussite...
Le plus dur allait être l’attente... tout ce temps qui s’écoulerait avant que l’on ne découvrît l’évasion... Il devait être environ midi et, si l’Empereur ne se décidait pas à évacuer le Kremlin, six ou sept heures pouvaient s’étirer jusqu’au moment où l’on pénétrerait dans le cachot. Six ou sept heures ! Six ou sept éternités !...
Une boule se noua dans la gorge de Marianne, prise d’une angoisse de petite fille mise au cabinet noir. Elle avait hâte..., tellement hâte que tout cela fût terminé ! Mais d’autre part elle savait bien que plus longtemps durerait son supplice et plus les chances du cardinal augmenteraient. Il fallait être patiente et, si possible, calme.
Se souvenant tout à coup de ce qu’elle n’avait rien pris depuis la veille, elle alla chercher, dans une petite niche creusée dans la muraille, le morceau de pain et la cruche d’eau qu’on y avait déposés. Mais ce fut beaucoup plus par raison que par appétit qu’elle rongea, en se forçant, un peu de ce pain noir, dur comme de la pierre. Elle savait qu’il lui fallait entretenir ses forces, pourtant elle n’avait absolument pas faim. En revanche, la fumée qui s’infiltrait dans la pièce lui piquait la gorge et elle avala d’un coup la moitié de la cruche.
La chaleur devenait pénible et, quand la jeune femme s’approcha de la meurtrière qui tenait lieu de fenêtre, elle constata avec horreur qu’on n’apercevait plus que des torrents de flammes. Tout le sud de la ville devait être en feu maintenant. Peut-être même le Kremlin était-il entièrement investi. Même l’eau de la rivière, à force de le refléter, ne se distinguait plus du feu.
Tout en grignotant son pain, elle s’était mise à marcher lentement dans la prison, à la fois pour tromper son impatience et pour calmer ses nerfs. Mais soudain elle s’immobilisa, écoutant de toutes ses forces tandis que le rythme de son cœur s’accélérait. On venait... Des hommes montaient l’escalier avec ce bruit caractéristique des soldats en armes. Marianne en conclut que l’heure du jugement était avancée, que l’on venait chercher le prisonnier. L’Empereur, sans doute, avait décidé d’abandonner le Kremlin.
Fébrilement, elle essaya de supputer le chemin parcouru par le prisonnier. Il devait avoir réussi à franchir l’enceinte fortifiée. Mais elle s’était sentie si anxieuse que son évaluation du temps pouvait ne pas être exacte, tout au plus approximative... Avait-il eu vraiment le temps de se mettre à l’abri ?
Quand les verrous jouèrent dans leurs gâches, Marianne se raidit, serrant ses mains l’une contre l’autre à faire craquer ses jointures, en ce geste qui lui était familier lorsqu’elle essayait de maîtriser ses émotions. Elle entendit entrer. Puis une voix juvénile s’éleva, froide mais distinguée :
— Les juges vous attendent, Monsieur ! Veuillez me suivre...
Durant les instants de réflexion que son incarcération momentanée lui avait laissés, Marianne n’avait pas réussi à se tracer une ligne de conduite pour le moment où la substitution serait découverte. Elle se fiait entièrement à son instinct mais, décidée à gagner le plus de temps possible, elle s’était tenue, en entendant approcher, dans l’angle le plus obscur de la prison et le dos tourné à la porte.
Quand on l’interpella, elle se retourna enfin, vit, encadrant la porte, deux grenadiers et un jeune capitaine qu’elle ne connaissait pas. Il était blond, mince, raide comme un piquet et un peu attendrissant à force de dignité. Visiblement, il était immensément fier de la mission qu’on lui avait confiée. C’était l’heure de gloire de sa vie... Il allait être cruellement déçu.
La jeune femme avança de quelques pas, vint dans la lumière qui venait par l’escalier. Une triple exclamation de stupeur salua son apparition... mais, déjà, Marianne avait pris sa décision. Ramassant les plis de sa robe, elle fonça dans l’espace laissé libre entre les deux soldats, se jeta dans l’escalier qu’elle dégringola à la vitesse d’une avalanche avant même que les trois hommes ne fussent revenus de leur surprise. Elle était devant le corps de garde quand elle entendit enfin le jeune capitaine crier.
— Mille tonnerres ! Mais courez donc, bande de jean-foutres ! Rattrapez-moi ça !...
Il était trop tard. Heureusement pour Marianne, la porte de la tour avait été laissée ouverte. Elle était déjà dehors que les sentinelles n’étaient pas encore sur sa trace. Avec une exclamation de triomphe, elle plongea dans la fumée comme dans un brouillard protecteur, filant droit devant elle sans s’inquiéter des obstacles, talonnée par cette vieille hâte des évadés : mettre le plus de chemin possible entre eux et leurs poursuivants. Mais la pente qui remontait vers l’esplanade était assez rude et, derrière elle, la fugitive pouvait entendre des cris, des appels qui lui parurent terriblement proches...
Elle ne connaissait pas le Kremlin et ses issues.
En outre, ce qu’elle pouvait voir de l’esplanade à travers la fumée lui parut débordant de monde. Il fallait qu’elle trouve moyen de se dissimuler d’une manière ou d’une autre si elle ne voulait pas être prise entre deux feux.
Ne sachant où aller, elle aperçut soudain, presque en haut de la pente herbeuse, tout près du contrefort d’angle du palais, un arbre touffu. C’était un vieil arbre plusieurs fois centenaire dont les branches penchaient avec lassitude vers le sol. Il était trapu, vénérable, mais la masse de son feuillage semblait impénétrable. Sous les rafales de la tempête, elle bruissait dans le vent comme une colonie de corneilles.
Emportée par la bourrasque qui, maintenant, soufflait du sud, Marianne se retrouva soudain en haut de la pente et contre le tronc même de l’arbre qu’elle mesura d’un coup d’œil. L’escalader ne devait pas être difficile en temps normal. Mais est-ce que son épaule blessée lui permettrait cet exercice qu’elle accomplissait si facilement jadis ?
Il est bien connu que le goût de la liberté donne des ailes aux impotents et, tous comptes faits, Marianne n’avait aucune envie d’affronter la colère de Napoléon. Ce qu’elle voulait, de toutes ses forces maintenant, c’était rejoindre ses amis et quitter cette maudite ville aussi vite qu’elle le pourrait. Grimaçant de douleur mais talonnée par ce besoin irrésistible d’évasion, elle réussit à mener à bien son entreprise. Au bout d’un moment qui lui parut interminable mais qui ne dépassa pas quelques secondes, elle se retrouva installée à califourchon sur une grosse branche et complètement dissimulée aux regards. Il était temps. Elle n’y était pas depuis une demi-minute qu’elle vit passer son jeune capitaine juste sous ses pieds. Il courait comme un lièvre en criant « A la garde » de toute la force de ses poumons et sans prêter la moindre attention aux brandons enflammés que le vent abattait autour de lui.
Le répit qu’éprouva la fuyarde fut bref. Sa situation avait perdu de son urgence, mais non de sa gravité, car l’incendie de la ville avait pris, depuis l’entrée de Marianne dans la tour, des proportions terrifiantes. Charriée par le vent d’équinoxe, une pluie de feu s’abattait sur le Kremlin, en minces flammèches ou en gros brandons qui faisaient résonner les toits de tôle des palais et les bulbes de cuivre des églises comme autant d’enclumes sous le marteau d’invisibles forgerons. Cela formait, avec les cris qui s’élevaient de partout, une symphonie terrifiante et fantastique. La ville entière hurlait vers le ciel embrasé dans une atmosphère infernale où l’on croyait respirer du feu.
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