— Par là, ça flambe pas encore, lui cria la mère Tambouille qui l’avait suivie tout en distribuant des rations d’alcool. Si c’est ton quartier, t’as une chance.

En effet, du côté de Saint-Louis-des-Français, la ville était encore debout et l’incendie n’y était pas généralisé : seul le Bazar brûlait mais avec moins d’ardeur qu’ailleurs.

— Justement, c’est lui ! fit Marianne heureuse de constater qu’il y avait encore une issue possible. Encore merci, madame Tambouille !

Le rire de la vivandière la poursuivit tandis qu’elle prenait sa course le long de la rivière. Elle entendit encore son amie d’un instant lui crier, les mains en porte-voix :

— Ah ! Si tu le retrouves pas, ton tonton, reviens ! J’aurais l’emploi d’une belle fille comme toi... et les gars aussi !

L’instant suivant, Marianne plongeait dans l’énorme agitation qui bouleversait la grande place du Gouvernement. Les troupes qui s’y étaient cantonnées la veille cherchaient à abriter leurs canons et surtout leurs munitions, tandis qu’une partie d’entre elles occupait les palais et les édifices d’alentour pour tenter de les protéger. Il y avait aussi des attelages, hétéroclites pour la plupart, mêlant chariots de commerce aux voitures de maître, mais tout cela débordant des fruits du pillage car, sous couleur de sauver le plus possible des richesses de la ville, les soldats s’en donnaient à cœur joie.

Bousculée, de toutes parts, risquant parfois l’écrasement sous les roues d’une voiture, Marianne parvint tout de même à gagner le palais Rostopchine. Ce fut pour tomber littéralement, dès le seuil, dans les bras du sergent Bourgogne qui en interdisait l’entrée.

Elle eut un coup au cœur en le reconnaissant. Tout à l’heure, quand Gauthier de Chazay avait attaqué l’Empereur, il était dans la galerie avec un groupe de Boutechniks prisonniers. Il avait dû assister à la scène... mais, presque aussitôt, elle se rassura : il avait vu ce qui s’était passé, certes, mais puisqu’il était revenu dans ce palais, il ne devait pas être au courant de la suite.

— Où est-ce que vous allez, ma petite dame ? lui demanda-t-il avec sa bonhomie habituelle.

— Je voudrais entrer. Souvenez-vous ; j’habitais cette maison quand vous êtes arrivés l’autre soir, avec un monsieur blessé à la jambe... mon oncle.

Il lui sourit sans arrière-pensée.

— Je vous remets bien ! Et même, je crois bien vous avoir vue au palais, ce matin... mais c’est pas possible d’entrer dans cette maison. Si elle ne brûle pas, elle est en danger et on l’a réquisitionnée par ordre de Sa Majesté. Et puis tous les civils doivent quitter la ville.

— Mais j’ai rendez-vous avec mon oncle ! Il doit être déjà ici ! Vous ne l’avez pas vu ?

— Le monsieur qui s’est cassé la jambe ? Non. J’ai vu personne !

— Pourtant, il a dû venir. Il est peut-être entré sans que vous vous en rendiez compte ?

— C’est pas possible ma petite dame ! Voilà tantôt quatre heures que je monte la garde ici avec mes hommes. Si quelqu’un était venu, je l’aurais vu, aussi sûr que je m’appelle Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne, né-natif de

Condé-sur-Escaut ! Si votre oncle était au Kremlin, il a dû y rester ! Tant que l’Empereur y est...

Mais Marianne, avec un pâle sourire de remerciement, s’écartait déjà, se dirigeant vers l’église Saint-Basile-le-Bienheureux pour essayer de réfléchir un moment et de faire le point de sa situation. Où pouvaient bien être Gracchus et Jolival ? Si le sergent ne les avait pas vus, c’est incontestablement parce qu’ils n’étaient pas venus.

— C’est du La Palice ! marmotta Marianne. Mais qu’est-ce qui a bien pu les retenir ? Et où est-ce que je vais les retrouver maintenant ?

Elle s’écarta juste à temps pour éviter une tapissière débordante de meubles et de rouleaux de tissus qui, trop lourdement chargée sans doute pour la force de ses freins, lui arrivait dessus sans crier gare, dévalant la pente qui menait à l’église. Machinalement, elle s’aplatit contre la plate-forme ronde, en maçonnerie, qui était 1’échafaud permanent de la justice moscovite puis, le danger passé, grimpa vers l’église, pensant y trouver un instant de répit et de tranquillité même si elle débordait de réfugiés en prières. Jamais autant qu’à cette minute où elle se sentait perdue, seule au milieu d’une ville inconnue et hostile, elle n’avait senti, à ce point, le besoin du secours divin.

Or, ce qu’elle entendit, en escaladant l’un des escaliers d’accès, ce ne fut pas le bourdonnement des invocations mais des jurons de palefreniers et des hennissements de chevaux : Saint-Basile-le-Bienheureux était transformé en écurie !

Elle éprouva, de cette découverte, un choc si violent qu’elle tourna les talons et repartit en courant, comme si elle avait un instant côtoyé la peste. L’indignation et la colère envahissaient son cœur, chassant l’inquiétude et le souci d’elle-même. On n’avait pas le droit de faire de telles choses ! Même si, pour la catholique qu’elle était, les orthodoxes ne l’étaient guère, ils n’en adoraient pas moins le même Dieu et avec des différences, somme toute, assez minimes ! De plus, sans être vraiment agissante, sans être pratiquée assidûment, sa foi n’en était pas moins profonde et ce qu’elle venait de constater la blessait au plus sensible. Ainsi, non content d’avoir donné la chasse aux cardinaux, emprisonné le Pape, bafoué par son divorce et son remariage les lois de l’Eglise, Napoléon permettait à ses soldats de profaner la maison du Seigneur ? Pour la première fois, l’idée que sa cause pouvait être vouée au désastre effleura Marianne. Les paroles violentes du cardinal de Chazay, tout à l’heure, prenaient une curieuse résonance en attendant peut-être d’atteindre à la prophétie.

Elle hésita un instant sur ce qu’elle allait faire. Où aller sous ce ciel embrasé et au milieu de ce pandémonium ? La pensée de son parrain, les mensonges qu’elle avait tout à l’heure débités à la mère Tambouille se rejoignirent. Pourquoi ne pas en faire une vérité ? Le cardinal avait dû regagner Saint-Louis-des-Français, ou encore ce château de Kouskovo où il lui avait naguère donné rendez-vous, chez le comte Chérémétiev... C’était cela la solution, bien sûr, ce ne pouvait être que cela, puisque Jolival et Gracchus demeuraient introuvables. Peut-être n’avaient-ils pas pu quitter le Kremlin ? Avec sa jambe hors de service, le vicomte ne se déplaçait pas facilement et, s’il n’avait pu rejoindre le palais Rostopchine, à plus forte raison le relais sur la route de France que l’énorme incendie barrait sans faille possible.

Sa décision une fois prise, Marianne, à la manière des paysannes qui veulent protéger leur coiffe quand il pleut, retroussa sa robe pour en rabattre un pan sur sa tête afin de la mettre à l’abri des flammèches que le vent charriait toujours, puis elle se mit en devoir de traverser la place pour rejoindre le quartier de la Loubianka où s’élevait l’église française.

Mais, malgré tous ses efforts, il lui fut impossible de s’insinuer dans la masse compacte des voitures et des soldats qui cherchaient à gagner les rares portes encore épargnées par l’incendie. Elle entendit quelqu’un crier en français qu’il n’y avait plus que la route de Tver qui fût libre mais, pour elle, cela ne signifiait rien. Elle ne voulait pas aller avec ces gens-là, elle voulait rejoindre son parrain.

Tout à coup, elle poussa un cri de joie. Brutalement écartée par une troupe de soldats qui sortaient d’une ruelle, la foule venait de s’entrouvrir et, l’espace d’un éclair, elle venait d’apercevoir une silhouette qui lui fit battre le cœur plus vite, celle d’un homme à cheveux gris enveloppé d’une grande mante sombre comme celle que, tout à l’heure, elle avait jetée sur les épaules du cardinal. Il était là, il était devant elle...

Du coup, au lieu de lutter contre le flot, elle se laissa porter par lui. D’ailleurs, essayer de le fendre eût été se vouer à une mort certaine, sous les roues des voitures ou sous les sabots des chevaux affolés que les cochers avaient tant de mal à maintenir. Elle tendit tous ses efforts dans le but de rejoindre l’homme à la grande mante noire.

Soudain, la rue, si étroite l’instant auparavant, parut éclater. On traversait un large boulevard bordé de grandes et belles demeures. L’homme, à cet instant, quitta le cortège et se jeta dans ce boulevard bien que, dans ses profondeurs, il fût lui aussi barré par le feu. Aussitôt Marianne s’élança sur ses traces, appelant de toutes ses forces mais sans parvenir à se faire entendre dans les rugissements de l’incendie et les hurlements du vent. Elle se mit à courir sans prendre garde à ce qui l’entourait et sans même remarquer que toutes ces élégantes maisons étaient pour le moment livrées au pillage d’une soldatesque ivre. Devant elle le cardinal, car c’était bien lui, ainsi qu’elle put s’en rendre compte quand la mante, soulevée par le vent, révéla une soutane noire, courait comme un homme poursuivi, et si vite que Marianne avait le plus grand mal à le suivre.

Elle se rapprochait néanmoins quand, tout à coup, il disparut... A la place où elle l’avait vu. l’instant auparavant, il n’y avait plus qu’une haute grille dorée derrière laquelle apparaissaient quelques arbres étiques. Affolée, elle se jeta contre cette grille. Elle résonna sous son poids mais résista comme si jamais de sa vie elle ne s’était ouverte. Avisant une sonnette, Marianne s’y pendit et s’agita autant qu’elle put... mais personne ne répondit et rien ne vint. Le fugitif s’était dissous comme si une trappe s’était soudain ouverte sous ses pieds pour l’engloutir dans la terre.

Désemparée, Marianne se laissa tomber sur une borne de pierre placée près de la grille et regarda autour d’elle. Partout, des cris, des hurlements, le vacarme des bouteilles brisées et des chants d’ivrognes... La ville brûlait, les flammes se rapprochaient d’instant en instant et cependant il se trouvait des hommes pour vider les caves et s’enivrer au lieu de fuir.

De deux ou trois rues adjacentes, des groupes de femmes, d’enfants à peine vêtus accouraient, débouchant sur ce boulevard encore libre, pleurant et poussant des cris de frayeur. Marianne remarqua alors une grande femme vêtue à peu près comme la vivandière de tout à l’heure, avec cette différence qu’au lieu d’un bonnet à poil, elle portait un bonnet de police à long gland de soie rouge. Le manège de cette femme était si odieux qu’il parvint à arracher la jeune femme à sa prostration. Armée d’un sabre de cavalerie, cette mégère barrait la route aux fugitifs qui cherchaient à sortir de l’une des rues et ne les laissait passer qu’après les avoir dûment fouillés et débarrassés de tout ce qu’ils pouvaient porter. Déjà à ses pieds s’entassaient des bijoux, des sacoches. Epouvantés par le feu qui les talonnait, ces pauvres gens se laissaient dépouiller sans un mot.

Un groupe apparut soudain, composé d’un vieillard appuyé sur une canne, d’une jeune fille, de deux enfants et de deux hommes qui portaient, sur un brancard, une femme visiblement très malade. Avant qu’aucun d’eux ait pu faire un geste, la virago s’était ruée sur le brancard et commentait à fouiller la malade avec une brutalité si révoltante que Marianne s’élança, incapable d’en supporter davantage.

Emportée par une rage où entraient de la haine et du dégoût elle se rua sur la femme, la saisit par les cheveux gris qui pendaient sous son bonnet de police, la tira en arrière si brutalement qu’elle la fit choir puis, se jetant sur elle, se mit à la bourrer de coups. Jamais encore elle n’avait éprouvé ce besoin de mordre, de déchirer, de tuer. Elle avait honte, affreusement honte que ces gens fussent ses compatriotes et il fallait que, d’une manière ou d’une autre, elle le leur fît sentir.

Mais la femme beuglait comme un cochon égorgé et bientôt trois ou quatre soldats, plus qu’à moitié ivres, accoururent à sa rescousse.

— Tiens bon, la mère ! clama l’un d’eux, on arrive !...

Marianne se vit perdue. Le groupe auquel elle avait si imprudemment porté secours s’était hâté de fuir dès que la femme avait été à terre. Elle était seule maintenant, en face de quatre hommes furieux qui l’arrachaient à sa victime. Celle-ci d’ailleurs se relevait, crachant ses dents avec des injures, du sang coulant de son nez. Titubant à moitié, elle se ruait vers le sabre qui lui avait échappé.

— Merci... les gars ! hoquetait-elle. T’nez bon ! J‘vas lui faire sauter un œil pour lui apprendre...

L’arme tremblant au bout de son bras, elle s’élançait déjà quand soudain elle s’abattit aux pieds de Marianne, abasourdie. La longue lanière d’un fouet l’avait saisie aux jambes et l’avait fauchée comme une mauvaise herbe. En même temps une voix moqueuse et enrhumée déclarait :