— Maman !... Maman !... Où es-tu, maman !...

En écartant d’elle ce quelque chose, elle vit que c’était un petit garçon brun, avec de grosses boucles sombres retombant sur son front, une petite figure ronde. Il la regardait avec de grands yeux désolés et cherchait à se blottir contre elle.

Il y eut dans sa tête comme un éclair, dans son cœur comme un déchirement. Son esprit, tout à coup, échappa à la réalité, balaya tout cet aujourd’hui affreux pour voguer à la rencontre d’un besoin enfoui, d’un appel profond. Elle prit l’enfant inconnu dans ses bras, le serra contre elle.

— Mon petit ! Mon tout petit... n’aie pas peur ! Je suis là... Nous allons rentrer tous les deux à la maison. Il ne faut pas aller à Pétersbourg...

Et, portant dans ses bras l’enfant inconnu qui s’accrochait à son cou, Marianne, brûlante de fièvre, revint d’un pas de somnambule vers la voiture pour y attendre le jour.

— Nous allons rentrer, répétait-elle. Nous allons bientôt rentrer chez nous...

18

« IL FAUT SECOUER LA VIE »

Le lendemain, tandis que Moscou continuait de brûler comme une mine de charbon sinistrée et que Napoléon, derrière les murs rouges de Petrovskoïé rongeait son frein en contemplant le brasier, Marianne, au bord de la mare, était la proie d’une forte fièvre et plongeait dans le délire, au grand affolement de ses compagnons d’infortune.

L’enfant qu’elle avait recueilli dormait paisiblement contre sa poitrine et cette adjonction inattendue ne fit qu’ajouter au désarroi des deux auditeurs au conseil d’Etat. Ils n’allaient d’ailleurs pas tellement bien eux-mêmes. La dysenterie de Bonnaire, après une période de lourd sommeil dû à l’ivresse, se réveillait, toujours aussi virulente. Quant à Beyle, plus enrhumé que jamais, il souffrait maintenant d’une crise de foie.

— C’est cette saleté de vin blanc que nous avons bu hier, en quantité regrettable il faut bien l’avouer, se borna-t-il à diagnostiquer avant de se mettre en devoir d’améliorer leur situation présente.

Il était, en effet, sous des dehors volontairement nonchalants, un homme d’une grande énergie et qui savait prendre des décisions quand il le fallait.

Il en administra incontinent la preuve en réveillant, à grands coups de pied et à grand renfort de pots d’eau tirés de la mare, ses serviteurs qui durent, bon gré, mal gré, se résigner à faire sur face. Pendant ce temps, Bonnaire faisait manger quelques figues au petit garçon qui, réveillé lui aussi, s’était mis à pleurer. Seule Marianne, que Beyle s’était hâté d’envelopper dans la couverture de cheval en constatant son état, gémissait doucement, hors d’état de prendre la moindre part au débat.

— Nous sommes en présence de deux affaires importantes, décréta Beyle. Essayer de découvrir la mère de cet enfant qui n’est peut-être pas très loin et trouver un abri, quel qu’il soit mais comportant un lit pour cette malheureuse jeune femme.

— Un médecin ne serait pas de trop non plus, remarqua Bonnaire. Nous en aurions besoin tous les trois...

— Mon cher, il faut faire avec ce que l’on a. Trouver un médecin et des médicaments dans la situation où nous sommes est à peu près aussi aisé que découvrir des coquelicots, en plein hiver, dans un champ de neige. Mais bon sang, s’écria-t-il, explosant tout à coup et allongeant aux roues de sa calèche quelques coups de pied parfaitement dérisoires encore que très soulageants, qu’est-ce que je suis venu faire dans ce foutu pays ! Si le Diable m’apparaissait et me proposait tout à coup de me transporter en Italie, à Milan ou au bord de ces merveilleux lacs, le tout en échange de mon âme, non seulement j’accepterais avec enthousiasme, mais encore j’aurais l’impression d’avoir volé ce malheureux ! François, ajouta-t-il, hurlant de toute sa voix, François ! Prenez-moi cet enfant dans vos bras et allez jusqu’au château pour voir si quelqu’un ne le réclame pas ! Voyez aussi s’il n’y aurait pas un lit disponible quelque part.

Confiant Marianne à la garde de Bonnaire, il s’en alla lui-même en tournée d’exploration, hissé sur l’un des chevaux dételés de la calèche. Mais ce lut François qui revint le premier, seul. Il avait réussi sans trop de peine à retrouver la mère de l’enfant, épouse d’un confiseur français, qui avait toute la nuit recherché sans succès son petit garçon perdu dans l’énorme bousculade de la veille. Mais il n’y avait pas un seul lit de libre à trois lieues à la ronde. Tout ce qu’il rapportait, c’étaient quelques provisions dues à la générosité de la confiseuse : gâteaux secs, fruits secs aussi, fromage et jambon fumé.

En attendant Beyle qui tardait à revenir, Bonnaire et le cocher François firent de leur mieux pour soigner Marianne. François trouva une fontaine et apporta de l’eau tandis que l’auditeur de seconde classe s’efforçait de faire absorber à la jeune femme un peu de nourriture sans d’ailleurs y parvenir. Secouée de longs frissons, elle claquait des dents et marmottait des bouts de phrase incohérents, reflets des phantasmes angoissés qui hantaient son esprit et plongeaient le pauvre Bonnaire dans de véritables transes. Comme il y était question de l’Empereur, pêle-mêle avec une conspiration, le château de Kouskovo, un cardinal, un prince masqué, un certain Jason, le duc de Richelieu, le roi de Suède et la guerre d’Amérique, le pauvre homme en vint à se demander si Beyle n’avait pas recueilli par hasard une redoutable espionne. Aussi accueillit-il le retour de son supérieur avec un profond soulagement.

— Vous n’imaginez pas comme j’avais hâte de vous revoir. Alors, où en sommes-nous ?

Le jeune homme haussa les épaules avec un soupir éloquent puis, se tournant vers son cocher :

— Avez-vous trouvé quelque chose, François ?

— Rien du tout, Monsieur, en dehors de la mère de l’enfant. Dans les propriétés qui entourent le château, tout est plein et les conditions sont telles qu’une malade n’y trouverait aucun repos. Ici, au moins, c’est à peu près calme.

— Vous êtes fou, mon ami ! protesta Bonnaire. Cette dame est brûlante ! Je suis persuadé que la fièvre a encore augmenté. Il est impossible de rester ici... mais quant à savoir où aller !...

— Oh ! c’est simple, fit Beyle tranquillement. Nous allons rentrer à Moscou.

Un concert de protestations ayant accueilli ce propos, apparemment insensé, il s’expliqua. Certes, la ville était aux deux tiers détruite, mais le feu ne gagnait plus. Au contraire, il avait plutôt tendance à rétrograder. Les troupes laissées par Napoléon avaient accompli des miracles dans leur lutte contre l’incendie et, ainsi, Beyle avait pu atteindre sans trop de difficultés, au milieu des décombres encore fumants, le quartier français. A Saint-Louis, il avait trouvé l’abbé Surugue, aussi calme que d’habitude, disant sa messe au bénéfice d’une véritable foule qu’il exhortait au calme et bénissait à tour de bras.

— L’enclos qui est derrière l’église est plein de réfugiés, ajouta-t-il, mais la plus grande partie du quartier est intacte. Les soldats du génie ont même réussi à sauver le pont des Maréchaux et d’ailleurs le vent, qui a tourné une fois encore, détourne maintenant les flammes de cet endroit. Enfin, si nous rentrons dans la ville, il sera possible d’avoir quelques soins médicaux. Le Grand Hôpital est encore debout et j’y suis tombé sur cet extraordinaire baron Larrey qui, avec ses adjoints, n’a pas quitté Moscou depuis le début de l’incendie. Il est vrai qu’il a fort à faire.

— Beaucoup de brûlés ?

— Moins que de blessés par fracture. Vous n’imaginez pas le nombre de gens qui se sont jetés par les fenêtres dans leur terreur du feu. Essayez de charger cette voiture sans trop déranger la malade, vous autres, ordonna-t-il à ses serviteurs et repartons !

Ce fut vite fait. On abandonna une partie de ce que l’on avait emporté sur l’affirmation de Beyle qu’il restait, dans la ville, de quoi nourrir toute l’armée pendant pas mal de temps. Bonnaire objecta encore qu’il fallait tout de même savoir où l’on pourrait se loger, mais Beyle ayant répliqué d’un ton péremptoire que l’abbé Surugue avait dû y pourvoir, il se le tint pour dit et se mit en marche d’assez bon gré en commençant à caresser l’idée d’un lit à l’hôpital.

Grâce au curé de Saint-Louis qui pouvait indiquer à coup sûr les maisons dont les occupants avaient fui bien avant le commencement de l’incendie, on trouva à se loger dans une maison, assez petite mais relativement confortable, proche de l’ancienne prison de la Lubianka. Elle était la propriété d’un maître à danser italien qui, attaché à la maison du prince Galitzine, avait suivi son maître dans sa retraite et, comme cette maison était d’aspect modeste, elle avait réussi jusqu’alors à échapper au pillage.

Il y avait pourtant déjà une occupante. En pénétrant dans la maison, Beyle buta sur le corps d’une femme entre deux âges qui, drapée dans une robe de cour en satin bleu paon, un turban doré sur la tête, était couchée à même les dalles du vestibule dans une flaque de vin et ronflait comme un poêle emballé. Ivre de toute évidence mais l’auditeur vit en cette créature une qualité intéressante : elle était femme et il avait besoin d’une femme pour s’occuper de Marianne. Il était possible que celle-ci, une fois ranimée, pût faire l’affaire.

Quelques seaux d’eau tirés au puits de la cour et quelques vigoureuses taloches firent merveille. La femme, d’ailleurs, était peut-être là depuis longtemps et avait dormi son compte. Elle ouvrit un gros œil mauve et globuleux, puis un autre, s’assit sur son séant, redressant machinalement son beau turban trempé qui donnait fortement de la bande. Enfin, elle offrit à son agresseur un sou rire qui se voulait séducteur.

— Qu’est-ce qu’il y a pour ton service, mon joli ? fit-elle avec un redoutable accent slave, mais en bon français...

La tournure de cette invite renseigna amplement le jeune homme sur la profession de la femme. C’était de toute évidence une prostituée, mais il n’avait pas le choix. On s’expliqua. La femme déclara qu’elle s’appelait Barbe Kaska, qu’elle était polonaise et elle ne fit aucune difficulté pour reconnaître honnêtement qu’elle exerçait effectivement le plus vieux métier du monde. Elle s’était installée dans cette maison parce que le logis qu’elle partageait avec quelques consœurs depuis son arrivée à la suite des troupes polonaises avait brûlé jusqu’aux fondations. Mais comme sa visite des lieux avait commencé par la cave, elle ignorait encore si l’endroit lui plairait. La cave, elle, était sympathique.

Quand Henri Beyle lui demanda si elle accepterait de renoncer momentanément à son activité habituelle pour s’occuper d’une dame malade. Barbe prit une mine vertueuse pour demander :

— C’est votre dame ?

— Oui, mentit le jeune homme, pensant qu’il était inutile de se lancer dans des explications insensées. Elle est dehors, dans une voiture... et elle est très malade... une forte fièvre, le délire. Je ne sais plus que faire. Si vous voulez m’aider je vous paierai bien.

Pour toute réponse. Barbe enjamba la flaque de vin, balayant d’un pied négligent les débris d’une bouteille, ramassa son satin bleu paon dégoulinant d’eau et se dirigea d’un pas d’impératrice vers la porte. La vue de Marianne, rouge, frissonnante et les yeux clos, lui arracha des cris d’attendrissement.

— Jésus-Christ ! Pauvre colombe ! Dans quel état elle est !

Suivirent une foule d’exclamations, de jurons et d’invocations à tous les saints du calendrier polonais. Puis Barbe, mue par l’antique instinct féminin qui veut qu’une infirmière doublée d’une sœur de charité sommeille souvent au cœur des femmes, se rua de nouveau dans la maison pour voir s’il était possible d’y coucher la malade, en hurlant qu’il fallait la sortir de la voiture avec précautions et l’emporter en évitant de déranger la couverture qui l’enveloppait.

Une demi-heure plus tard, Marianne, déshabillée et enveloppée d’une chemise ayant jadis appartenu au maître à danser, était couchée dans un lit abrité des courants d’air par d’immenses rideaux en reps moutarde mais pourvu de draps blancs. Quant à Barbe, débarrassée de son satin trempé en même temps que des fumées de l’ivresse, les cheveux noués dans un torchon, elle avait déniché Dieu sait où une sorte de sarrau gris qui avait dû appartenir à un domestique mâle et qu’elle avait passé sur ses jupons mouillés.

Dans les heures qui suivirent, Beyle devait remercier interminablement le Ciel d’avoir placé cette étrange créature sur son chemin car elle se révéla incroyablement précieuse. En un rien de temps, elle eut exploré la maison de l’Italien et en eut tiré tous les objets de première nécessité. Le feu fut allumé dans la cuisine sombre et voûtée, située au sous-sol tout à côté de la fameuse cave, qui contenait quelques provisions utiles telles que sucre, miel, thé, farine, fruits secs, oignons, salaisons, etc... Barbe inventoria tout, décréta que la première chose à faire, pour la malade, était de lui faire ingurgiter une grande tasse de thé bouillant puis, comme les domestiques de l’auditeur se présentaient à l’entrée de sa cuisine, elle les mit à la porte purement et simplement en déclarant qu’il n’y avait pas de place pour eux dans une si petite maison et qu’ils auraient à aller chercher fortune ailleurs. Seul François, le cocher, trouva grâce, mais devant le sourire engageant que lui offrit la nouvelle camériste, il préféra rejoindre le gros de la troupe qui cherchait à s’installer aux environs. Il fut d’ailleurs le seul qui revint prendre son service, les autres s’étant trouvé, en même temps qu’un nouveau gîte, de nouvelles occupations plus lucratives dans le pillage du Grand Bazar.