Ce geste n’échappa pas à Barbe. Elle décocha à la jeune femme un coup d’œil sévère et un sourire teinté d’amertume.
— Je ne prétends pas être une vertu, dit-elle, mais je crois être honnête ! Oui, j’ai ramassé quelques babioles dans l’incendie ; c’était uniquement parce que c’eût été un crime de les laisser brûler. Ce n’est pas pour vous enlever vos reliques !...
Marianne comprit que Barbe n’avait pas inventorié le contenu du sachet, ce qui était tout à son honneur, l’ayant pris visiblement pour l’un de ces petits sacs dans lesquels les âmes vraiment pieuses aimaient à porter un peu de terre consacrée ou une relique leur tenant lieu de talisman. Et elle s’en voulut d’autant plus de l’avoir inconsciemment blessée.
— Ne vous formalisez pas, je vous en prie, lui dit-elle doucement. Il m’est arrivé tant de choses depuis trois jours. J’avais oublié cet objet et je m’assurais simplement que je ne l’avais pas perdu...
La paix rétablie, Marianne se laissa aller au repos. Le sommeil était encore ce dont elle avait le plus besoin et elle s’endormit très vite tandis que Barbe s’en allait mettre de l’ordre dans la maison et voir comment il serait possible de s’entendre avec le serviteur de Beyle.
Quand le jeune auditeur revint, vers la fin du jour, il rapporta une pleine brassée de nouvelles. Et d’abord, la plus importante : l’Empereur avait réintégré le Kremlin vers 4 heures après avoir parcouru ce qui subsistait de la ville. A mesure qu’il passait à travers ces rues dévastées où il ne restait plus des maisons, des palais, des églises que des moignons noircis et encore fumants, son humeur s’assombrissait. Mais quand il atteignit les quartiers qui avaient pu être préservés, son humeur sombre se changea en colère en constatant que ceux-là étaient encore livrés au pillage, la racaille de la ville s’étant jointe aux soldats, plus ou moins ivres pour razzier tout ce qui pouvait être pris. Des ordres sévères se mirent à pleuvoir, assortis de quelques condamnations.
— Ce n’était pas le moment d’aller se frotter à Sa Majesté pour sonder ses intentions envers une princesse rebelle, conclut Beyle. D’ailleurs, l’intendant général Dumas que j’ai rencontré m’a conseillé de rester chez moi jusqu’à ce qu’il me fasse chercher, demain ou après. Il paraît que nous allons avoir beaucoup à faire pour rassembler tout ce qu’il reste des approvisionnements de la ville et, au besoin, en faire venir d’autres de l’extérieur...
Mais les approvisionnements de l’armée et même de la ville ne touchaient guère Marianne. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était savoir ce qu’étaient devenus Jolival et Gracchus, c’était les rejoindre au plus tôt. Malgré la sollicitude amicale de Beyle, elle se sentait perdue sans eux, et elle avait l’impression que rien ne serait possible tant que tous trois ne seraient pas réunis. Il y avait si longtemps qu’ils sillonnaient ensemble les chemins du monde qu’il n’était plus possible d’envisager, sans eux, la moindre tentative de retour vers la France. Tout cela, elle le dit franchement à son pseudo-mari qui s’efforça de calmer son impatience.
— Je sais ce que vous éprouvez. A vous dire la vérité, lui confia-t-il, lorsque je vous ai rencontrée sur le boulevard, je cherchais désespérément une ancienne amie dont j’étais en peine, une Française mariée à un Russe, la baronne de Barcoff à laquelle, depuis longtemps, je suis attaché. Elle semble avoir disparu et je n’aurai de cesse tant que je ne l’aurai pas retrouvée. Pourtant, je sais qu’à moins d’un miracle je n’y arriverai pas avant que les choses ne reprennent leur place. Vous n’imaginez pas le désordre de cette ville... ou de ce qu’il en reste. Il ne faut pas trop demander à la fois...
— Vous voulez dire que nous avons eu de la chance de sortir vivants de l’une des plus grandes catastrophes de tous les temps ?
— C’est à peu près cela ! Prenons patience. Laissons revenir tous ceux qui ont dû fuir. Alors seulement nous pourrons, avec quelque chance de succès, rechercher valablement nos amis.
Marianne était trop femme pour ne pas poser une question qui lui paraissait toute naturelle.
— Cette Madame de Barcoff... vous l’aimez ?
Il eut un petit sourire triste et, comme s’il cherchait à en écarter un nuage, passa sur son front une main courte mais blanche et dont il prenait un soin extrême.
— Je l’ai aimée ! dit-il enfin. Tellement qu’il faut bien qu’il en reste quelque chose. En ce temps-là, elle s’appelait Mélanie Guilbert. Elle était... exquise ! Maintenant, elle est mariée et moi je me suis mis à aimer ailleurs. Mais nous n’en sommes pas moins unis par des liens fort tendres et je suis en peine d’elle. Elle est si frêle, si désarmée...
Il semblait angoissé, tout à coup, et Marianne, spontanément, lui tendit ses deux mains. Cet inconnu d’avant-hier lui inspirait maintenant une si chaude sympathie qu’elle pouvait sans peine prendre le nom d’amitié.
— Vous la retrouverez... et vous reverrez celle que vous aimez ! Comment s’appelle-t-elle ?
— Angelina ! Angelina Bereyter... Elle est comédienne.
— Elle doit être très belle ! Vous m’en parlerez, cela vous aidera à trouver le temps moins long ! L’autre jour, vous m’avez dit que vous désiriez être de mes amis. Voulez-vous qu’aujourd’hui nous scellions cette amitié... une véritable amitié, semblable à celle que vous pourriez avoir pour un homme ?
Beyle se mit à rire.
— N’êtes-vous pas un peu trop belle, pour cela ? Et je ne suis qu’un homme, Madame !
— Pas pour moi puisque vous aimez ailleurs. Mon cœur aussi est pris. Vous serez mon frère... et je m’appelle Marianne ! Il est bon qu’un mari sache le nom de sa femme !
Pour toute réponse, il baisa tour à tour les deux mains qu’on lui avait offertes puis, peut-être pour cacher une émotion qu’il lui répugnait de laisser voir, il sortit très vite de la chambre en annonçant qu’il allait envoyer Barbe.
Le léger repos que l’Intendant général avait laissé espérer à Beyle se résuma en une seule nuit. Dès le lendemain, à l’aube, une estafette vint ébranler la porte de la maison pour lui apprendre qu’on le réclamait à l’intendance. L’Empereur entendait que l’on ne perdît plus une seule minute pour rendre la vie à Moscou.
— Les ordres partent dans toutes les directions, fit le messager. Il y a du travail pour vous.
Il y en avait, en effet. On ne revit Beyle que le soir et il était éreinté.
— Je ne sais pas quel est l’imbécile qui a osé prétendre que la quasi destruction de cette sacrée ville avait abattu l’Empereur, confia-t-il à Marianne. Il est d’une activité dévorante. Depuis ce matin il a galopé trois fois à travers les ruines et les ordres tombent comme grêle en avril. Il faut mettre le Kremlin en état de défense, ainsi que tous les couvents fortifiés des environs. Ordre également de fortifier les maisons de poste, d’organiser le service régulier des estafettes avec la France. Ordre parti en Pologne, pour le duc de Hassano et le général Konopka d’organiser un corps de 6 000 lanciers polonais (ces Cosaques polonais, comme dit Sa Majesté) et de les envoyer ici dare-dare car nous n’avons, parait-il, plus assez d’effectifs. Ordre d’échelonner des troupes tout au long de la route pour garder le chemin de Paris...
— Vous n’avez tout de même pas fait tout ça à vous tout seul ! Je croyais que vous étiez chargé du ravitaillement.
— Justement ! Il faut envoyer des hommes aux environs pour récolter tous ces choux dans les champs et tous les légumes qui n’ont pas été ramassés. Il faut rentrer le foin qui reste, chercher de l’avoine pour les chevaux, arracher les pommes de terre, remettre en service le seul moulin qui n’ait pas encore brûlé, faire des provisions d’huile et de biscuits, essayer de trouver de la farine, qui devient rare... que sais-je encore ! Du train où il y va, il est capable de nous envoyer faire les moissons en Ukraine !
— Je crois qu’il a surtout peur que l’armée ne manque de vivres. C’est un souci assez normal...
— S’il n’avait encore que ceux-là, s’écria rageusement le jeune homme, je ne lui en voudrais pas. Mais au milieu de tout ça, il pense aussi à régler ses comptes.
— Que voulez-vous dire ?
— Ceci.
C’était un double avis de recherche destiné à être placardé sur les murs de la ville. On y offrait cinq mille, livres de récompense à qui ramènerait mort ou vif un certain abbé Gauthier dont on donnait une minutieuse description et mille autres livres à qui permettrait de retrouver la princesse Sant’Anna « amie personnelle de Sa Majesté perdue pendant l’incendie ». Cela aussi comportait une bonne description.
Elle lut le papier, puis elle leva sur son ami un regard plein de douleur.
— Il me fait rechercher... comme une criminelle !
— Non. Pas comme une criminelle ! Et c’est bien ce que je lui reproche. N’importe qui peut vous livrer sans remords de conscience grâce à ce piège « d’amitié » tendu aux âmes simples. C’est assez... infâme si vous voulez mon sentiment.
— Cela veut dire qu’il m’en veut beaucoup... qu’il me hait peut-être ! Et que, de toute façon, vous risquez beaucoup, mon ami, en restant auprès de moi. Vous devriez vous éloigner.
— Et vous laisser seule ? A la merci de toutes les curiosités... de toutes les délations. Je me demande même si je ne ferais pas bien de renvoyer cette Barbe à ses... affaires.
— Elle me soigne à merveille et elle paraît dévouée.
— Oui mais elle est d’une curiosité qui ne me plaît guère. François l’a surprise écoutant à la porte de cette chambre. En outre, elle pose trop de questions. Visiblement, elle ne croit guère à notre intimité conjugale.
— Vous ferez comme il vous plaira, mon ami... De toute façon, dès que j’aurai retrouvé mon ami Jolival et mon cocher, je m’arrangerai pour quitter Moscou.
— Dès demain j’essayerai d’aller au premier relais sur la route de Paris. Votre ami doit y être. Je vous le ramènerai...
Mais quand, le lendemain soir, Beyle, rentra, couvert de poussière après sa randonnée à cheval, il rapportait des nouvelles inquiétantes : Jolival et Gracchus étaient introuvables. On ne les avait vus ni au relais de poste ni au palais Rostopchine où, à tout hasard, le jeune homme était allé se renseigner...
— Il y a encore une solution, se hâta-t-il d’ajouter en voyant se crisper le visage de Marianne et ses prunelles vertes s’emplir de larmes. Il se peut qu’ils n’aient jamais quitté le Kremlin. Bien des gens y sont restés après le départ de l’Empereur, ne fût-ce que les troupes chargées de le sauver de l’incendie si faire se pouvait. Un homme avec une jambe cassée n’est pas d’un maniement facile.
— J’y ai déjà pensé. Mais comment savoir ?
— Demain, l’Intendant général se rend au Kremlin pour faire son rapport à l’Empereur. Il m’a demandé de l’accompagner. Je pense donc qu’il me sera assez facile de mener une petite enquête et, si votre ami est encore là, je le saurai.
— Vous feriez ça pour moi ?
— Mais bien sûr, et d’autres choses encore si vous le désiriez car, à ne rien vous cacher, je n’avais pas tout d’abord l’intention d’escorter Mathieu Dumas.
— Pourquoi donc ?
Il eut un sourire mélancolique en écartant, d’un geste désolé, les pans de son habit.
— Aller chez l’Empereur dans l’état où je suis...
En effet, cette visite qui faisait tant de plaisir à
Marianne posait à son ami des problèmes vestimentaires certains. Il ne lui restait rien de ses bagages car il s’était embarqué dans sa calèche en plein milieu d’un dîner au palais Apraxine et sans avoir eu la possibilité de rentrer chez lui. La maison dans laquelle il s’était logé flambait quand il avait voulu y revenir et il avait assisté un moment, furieux et impuissant, à la destruction de ses biens. En fait de vêtements, il ne possédait, en tout et pour tout, que ce qu’il avait sur lui, c’est-à-dire un habit de fin drap bleu, admirable ment coupé mais assez sale maintenant, des culottes de Casimir de même teinte et une chemise de batiste qui avaient pas mal souffert.
— Il faut trouver, dit Marianne, un moyen de vous rendre présentable. L’Empereur a horreur du négligé !
— Je le sais fichtre bien. Il va me toiser avec dégoût.
Néanmoins, grâce à l’industrie de François, le cocher promu valet de chambre par la déclaration de ses camarades, on réussit à récupérer, Dieu sait où, deux chemises d’une toile assez fine. Quelques vigoureux coups de brosse et un nettoyage attentif parvinrent à rendre l’habit à peu près présentable. Restaient les élégantes culottes de Casimir qui n’avaient pas trouvé de remplaçantes et qui montraient plus d’un accroc, dont l’un fort mal placé. Pour ses travaux avec l’Intendant général, Beyle avait réussi à les remplacer par un grossier pantalon de fantassin, parfaitement impossible à porter devant l’Empereur.
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