— Il n’y a pas un mètre de ce sacré tissu de Casimir dans nos magasins, se plaignit-il. Je vais devoir me présenter devant Sa Majesté avec ce pantalon de sergent-major qui me donne l’air d’un paquet... à moins que je ne me résigne à lui montrer mes fesses !

Le dilemme était cornélien mais Barbe, mise au courant, réussit à sauver la situation. Elle s’empara des fameuses culottes que. François, plus par acquit de conscience que par conviction, avait déjà lavées et séchées, puis elle se mit en devoir de leur faire des reprises d’une finesse et d’une élégance telles qu’au sortir de ses mains le vêtement avait l’air d’être brodé. Il était redevenu des plus présentables.

Enthousiasmé par un tel travail, Beyle, oubliant ses soupçons, n’hésita pas à proposer à cette fée du logis de demeurer définitivement à son service.

— Je vous avais retenue jusqu’à la guérison de... Madame, lui dit-il, mais je serais heureux de vous garder définitivement... à moins que vous ne répugniez à me suivre en France ou encore que vous ne regrettiez par trop votre ancien... métier.

Barbe, dont les cheveux jaunes étaient maintenant respectablement tressés en couronne autour de sa tête, ce qui ajoutait encore à sa majesté naturelle, leva un sourcil offusqué et toisa littéralement le jeune homme.

— Je ne pensais pas, fit-elle sèchement, que Monsieur, après ce que j’ai fait pour lui, manquerait de tact au point de me rappeler mes erreurs... de jeunesse. Je tiens à lui dire qu’à mon âge, cette profession n’a plus beaucoup de charmes. Et je l’abandonnerais volontiers pour reprendre du service... mais dans une grande maison.

Ce fut au tour de Beyle de se vexer. Son teint, habituellement mat, vira au rouge brique.

— Entendez-vous par là que ma maison n’est pas assez grande pour vous ?

Barbe approuva de la tête puis, sans s’émouvoir :

— C’est cela même ! Je rappelle que j’étais femme de chambre chez la princesse Lubomirska. Je ne peux pas, sous peine de perdre la face vis-à-vis de moi-même, accepter de servir une dame de moindre importance ! L’esprit de mon défunt père ne me le pardonnerait pas !

Marianne crut un instant que Beyle allait étouffer.

— Ah !... parce que vous pensiez avoir sa bénédiction quand vous vous adonniez à la prostitution ? glapit-il.

— Peut-être pas ! Mais je m’intéressais exclusivement aux soldats ! Donc, je servais ma patrie ! S’il s’agit de reprendre définitivement le tablier, je ne peux le faire qu’auprès d’une grande dame. Ah !... si Madame n’était pas Madame, si... par exemple, elle était duchesse... ou princesse, même sans argent, sans maison... même recherchée par la police, je ne dirais pas non ! Bien au contraire ! Oui, ajouta-t-elle d’un ton rêveur, je la verrais assez bien princesse : cela lui irait à merveille.

Abasourdis, Marianne et Beyle se regardèrent avec un commencement de terreur. Les propos de Barbe étaient clairs : cette femme connaissait leur secret. Elle avait dû, en allant en ville comme elle le faisait chaque matin pour chercher à s’approvisionner, voir les fameux placards qui comportaient une bonne description de la jeune femme. Et maintenant, jugeant sans doute les mille livres de récompense insuffisantes, elle allait faire chanter ses employeurs occasionnels.

Voyant que son compagnon, accablé visiblement par ce coup du sort, ne réagissait pas, Marianne prit les choses en main. Elle s’approcha de Barbe et, la regardant au fond des yeux.

— Très bien ! dit-elle froidement. Je suis à votre merci et vous me tenez ! Mais, comme vous l’avez fort bien dit vous-même, je n’ai pas d’argent. Rien que...

Elle se mordit les lèvres en s’apercevant qu’elle avait failli, sottement, se mettre à parler du diamant. Mais il n’était pas à elle. Ce n’était qu’un dépôt et elle n’avait pas le droit de s’en servir même pour se tirer d’un mauvais pas.

— Rien que quoi ? demanda Barbe, la voix innocente.

— Rien que la conscience de n’avoir commis aucun crime et de n’avoir pas mérité d’être recherchée. Mais, puisque vous avez découvert qui je suis, je n’entrerais même pas en lutte avec vous : la porte est grande ouverte ! Vous pouvez courir jusqu’au premier poste de garde venu et me dénoncer ! L’Empereur se fera un plaisir de vous compter les mille livres quand vous lui direz que vous avez retrouvé la princesse Sant’Anna !...

Elle s’attendait à voir la femme ricaner, lui lâcher peut-être une grossièreté, puis filer comme un lapin par la porte qu’elle avait entrouverte. Mais il ne se passa rien de tout cela. A sa grande surprise, Barbe se mit bien à rire mais d’un rire aussi franc que sans méchanceté. Puis s’approchant de la jeune femme, elle lui prit la main et la baisa dans la meilleure tradition des serviteurs polonais.

— Eh bien, fit-elle, voilà tout ce que je voulais savoir ! fit-elle gaiement.

— Comment cela ? Expliquez-vous !

— C’est assez facile ! Si Madame la Princesse veut bien me le permettre, je lui dirai qu’il y a beau temps que j’ai deviné qu’elle n’était pas l’épouse de... Monsieur, fit-elle en désignant Beyle d’un menton vaguement dédaigneux. Et j’étais peinée que l’on ne me fît pas davantage confiance. Je croyais avoir mérité d’être traitée... pas en amie, bien sûr, mais au moins en suivante fidèle. Que Votre Seigneurie me pardonne si je l’ai un peu obligée à me dire la vérité, mais il fallait que je sache où je vais, et maintenant je suis contente. Le service d’une bourgeoise me déplaisait, cependant je considérerais comme une grande faveur si Votre Seigneurie veut bien consentir à m’attacher à sa personne.

Marianne se mit à rire, soulagée et un peu émue aussi, plus même qu’elle ne voulait l’avouer, par ce dévouement inattendu qui venait à elle si simplement.

— Ma pauvre Barbe ! soupira-t-elle. J’aimerais bien vous attacher à moi, mais vous le savez maintenant, je n’ai plus rien et je suis recherchée, menacée de prison...

— Aucune importance ! Ce qui compte, c’est ceci : une grande dame n’a pas le droit de se passer d’une femme de chambre, même en prison. C’est l’honneur des gens de grande maison que suivre leurs maîtres dans la mauvaise fortune.

Nous commencerons par elle et peut-être que la bonne reviendra un jour.

— Mais pourquoi me choisir au lieu de retourner dans votre pays ?

Une ombre de mélancolie passa sur les yeux mauves de Barbe.

— A Janowiec ?... Non ! Rien ne m’y retient plus car personne ne souhaite m’y revoir, personne ne m’attend. Et puis la France, pour nous autres Polonais, c’est un peu le pays ! Enfin, si Madame la Princesse le permet, je lui dirai qu’elle me plaît !... On ne peut rien contre ça !

Il n’y avait rien à ajouter en effet et ce fut ainsi que Barbe Kaska prit auprès de Marianne la place laissée vacante par la jeune Agathe Pinsart, à la déception d’ailleurs de Henri Beyle qui voyait déjà la Polonaise menant de main de maître son ménage de garçon et sa maison de la rue Neuve-du-Luxembourg. Mais c’était un homme qui savait faire contre mauvaise fortune bon cœur et il n’en offrit pas moins de payer galamment les gages de la nouvelle femme de chambre tant que sa maîtresse cohabiterait avec lui.

Ce point d’économie domestique réglé, Barbe dispensa généreusement son aide à François pour l’aider à préparer son maître. Et quand le jeune auditeur partit pour le Kremlin, il était suffisamment présentable.

Le cœur de Marianne battait au rythme d’un grand espoir quand elle le vit partir et, durant tout le temps de son absence, elle fut incapable de demeurer en place. Tandis que Barbe s’installait près d’une fenêtre avec un ouvrage de couture (elle avait entrepris de faire une ou deux chemises à Marianne avec un peu de batiste dénichée par Beyle dans les produits du pillage) et entamait d’une voix lugubre l’une de ces dramatiques ballades polonaises dont elle semblait avoir la spécialité, la jeune femme arpentait la pièce, les bras croisés sur sa poitrine, sans parvenir à maîtriser sa nervosité. Les heures s’étirèrent, interminables, avec des alternatives d’espoir et d’angoisse. Tantôt Marianne s’attendait à voir apparaître Beyle flanqué de Gracchus et de Jolival et tantôt, prête à pleurer, elle se persuadait que les choses avaient mal tourné et que Beyle avait été, au moins, jeté en prison à son tour. Elle avait conseillé à son ami d’essayer de rencontrer Constant dont elle était persuadée qu’il n’avait pas cessé d’être un ami.

Il était d’ailleurs assez tard quand le jeune auditeur reparut. En l’entendant monter l’escalier, Marianne s’élança à sa rencontre, mais l’espoir en elle s’éteignit comme une chandelle dès qu’elle l’aperçut. Avec cette mine soucieuse, il ne pouvait pas rapporter de bonnes nouvelles...

Elles étaient loin d’être rassurantes, en effet. Le vicomte de Jolival et son domestique n’avaient pas quitté le Kremlin où, par ordre de Napoléon, ils étaient enfermés et gardés militairement depuis la fuite du cardinal.

— Ils n’ont pas quitté le Kremlin, dites-vous ? demanda Marianne incrédule. Voulez-vous dire par là que l’Empereur les y a laissés quand il est lui-même parti pour Petrovskoïe ? Mais c’est affreux ! Ils pouvaient y mourir brûlés...

— Je ne crois pas. Il est resté pas mal de monde là-bas. Une bonne partie de la maison impériale et toutes les troupes chargées de protéger la forteresse contre l’incendie. Napoléon, en partant, n’a fait que céder aux sollicitations unanimes de son entourage qui craignait de ne pouvoir assurer sa sécurité, un point c’est tout.

— Avez-vous réussi à les approcher ?

— Pensez-vous ! Ils sont au secret. Il est interdit de communiquer avec eux sous quelque prétexte que ce soit...

— Avez-vous vu Constant ? Et sait-on où ils sont détenus ? Sont-ils restés dans leurs chambres ou bien les a-t-on mis en prison ?

— Je l’ignore. Constant lui-même, qui vous adresse son sentiment respectueux, ne sait rien de ce qui les concerne. « Vous avez beaucoup trop de faiblesse pour la rebelle qu’est Madame Sant’Anna, lui a dit l’Empereur quand il a tente de prononcer votre nom. Si elle veut savoir ce que j’ai fait de ses amis, elle n’a qu’à se livrer... »

Il y eut un silence. Puis Marianne haussa les épaules d’un geste découragé.

— C’est bien ! Il a gagné. Je sais ce qu’il me reste à faire...

En un instant Beyle fut entre elle et la porte, barrant le passage de ses bras écartés.

— Vous voulez aller vous livrer ?

— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre,. Ils sont peut-être en danger. Qui vous dit que l’Empereur ne se prépare pas à les faire juger et condamner pour m’obliger à revenir ?

— Les choses n’en sont pas là ! Si leur sort était réglé, Constant le saurait... On le lui dirait, ne fût-ce que pour qu’il puisse essayer d’entrer en contact avec vous. Cela dit, vous livrer ne servirait à rien, car vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase. Si vous voulez que l’on vous rende vos amis, vous devez non seulement reparaître... mais ramener avec vous l’homme que vous avez fait évader. A ce prix seulement Napoléon vous pardonnera.

Les jambes fauchées, Marianne se laissa choir sur une chaise et leva sur le jeune homme des yeux de noyée.

— Que puis-je faire, alors, mon ami ? Même si je le désirais, ce qui n’est pas le cas, je ne saurais où prendre mon parrain. J’ignore s’il a rejoint Saint-Louis-des-Français...

— Non, fit Beyle. J’y suis passé en quittant le Kremlin. L’abbé Surugue ne l’a pas revu depuis le jour de l’incendie. Il ne sait même pas où il a pu aller.

— A Kouskovo sans doute, chez le comte Chérémétiev.

— Kouskovo a été incendié et nos troupes campent dans ce qu’il reste du château. Non, Marianne, il vous faut renoncer à chercher quelque chose de ce côté. D’ailleurs vous ne pouvez rien faire qui satisfasse et l’Empereur et vous-même !

— Mais je ne peux pourtant pas abandonner Jolival et Gracchus ! L’Empereur est devenu fou de s’attaquer à ces deux innocents. Il m’en veut tellement qu’il est capable de les faire mourir.

Désespérée, elle hoquetait, les joues ruisselantes de larmes. Elle ressemblait tellement à une biche prise au piège que Beyle, apitoyé, vint s’asseoir près d’elle et entoura ses épaules d’un bras fraternel.

— Allons, mon petit, ne pleurez pas ainsi ! Vous êtes en train de faire du roman ! Vous avez dans la place un allié fidèle. Ce brave Constant ne vous trahirait ni pour or ni pour argent, car il trouve que dans cette affaire l’Empereur exagère un peu. Je ne lui ai pas dit bien sûr où vous logiez, mais en cas de danger, il me ferait porter un mot à l’intendance et à ce moment-là nous aviserions...