— Mais mon pauvre ami, il va bien falloir que l’Empereur fasse quelque chose. Il ne peut pas, en reprenant le chemin de Paris, s’encombrer de prisonniers gardés à vue...
— Et qui vous a dit qu’il allait reprendre le chemin de Paris ?
La surprise sécha net les larmes de Marianne et elle ouvrit sur son ami de grands yeux incrédules.
— N’y songe-t-il pas ?
— Pas le moins du monde ! Sa Majesté a décidé d’hiverner ici. Le comte Dumas et votre humble serviteur ont reçu des ordres très précis pour l’approvisionnement de l’armée. Le général Durosnel en a reçu d’autres concernant les mouvements des troupes, et le maréchal Mortier prend toutes ses dispositions pour exercer pleinement ses fonctions de gouverneur. Il n’est jusqu’à la troupe de comédiens que l’on a trouvés ici qui ne doivent se tenir prêts à donner des représentations afin de maintenir le moral des Français.
— Mais enfin, c’est impossible ! Passer l’hiver ici ? J’aimerais savoir ce qu’en pense l’entourage de Sa Majesté.
— Aucun bien ! les figures sont longues d’une aune. Sauf pendant la campagne de Pologne, personne n’a jamais passé l’hiver hors de France. A ce que l’on m’a dit, l’Empereur nourrirait deux idées contraires : ou bien Alexandre accepte de discuter avec lui des préliminaires de paix et, le traité signé, nous verrions à rentrer, ou bien nous passons l’hiver ici, nous reconstituons l’armée avec les renforts déjà demandés, et, au printemps, nous marchons sur Saint-Pétersbourg !
— Comment ? Une autre campagne... après la catastrophe que nous avons vécue ?
— Peut-être pas. On a envoyé un messager au Tzar. Il porte une lettre écrite par le général Toutolmine, directeur de l’hospice des Enfants-Trouvés, attestant que les Français ont tout fait pour sauver Moscou, et une autre de l’Empereur au Tzar... l’assurant de son bon vouloir et de ses sentiments fraternels !
— Ses sentiments fraternels ? Mais c’est insensé ! Cela ne peut pas marcher...
— C’est aussi l’avis de Caulaincourt qui connaît bien Alexandre. Mais du coup, l’Empereur, qui le traite de mauvais prophète, le boude et ne lui adresse plus la parole. Il est vrai que Murât, qui continue à coqueter avec les Cosaques de Platov, fait tout ce qu’il peut pour le persuader que le Tzar sera trop heureux de lui tomber dans les bras. Ah ! je nous vois mal partis ! Et je ne sais trop ce qu’il va résulter de tout cela, mais une chose est certaine : je n’ai aucune chance de revoir Milan cette année !...
Cette nuit-là, Marianne fut incapable de trouver le sommeil. Elle chercha fiévreusement un moyen de rejoindre ses amis, mais à moins de se livrer et de retrouver le cardinal, il n’y en avait aucun. Il ne fallait même pas songer à pénétrer dans le Kremlin sans une introduction formelle. La vieille forteresse était considérée comme place de guerre. De jour comme de nuit, les régiments de la Vieille Garde, commandés par les généraux Michel, Gros ou Tindal, y étaient de faction à raison de cent hommes à chacune des cinq portes encore ouvertes ; les quatre autres, solidement barricadées, étant gardées seulement par un sergent et huit hommes. Non, il n’était pas possible de s’introduire dans cette bastille hérissée d’armes. Alors attendre ? Mais jusques à quand ? Mais combien de temps ? Si Napoléon décidait d’hiverner ici, cela représenterait au moins six mois enfermée dans cette maison ! De quoi devenir folle !
Bien sûr, il y avait aussi l’hypothèse avancée par Constant, au dire de Beyle : laisser la colère de l’Empereur se calmer, après quoi lui, Constant, se chargerait, doucement, de plaider la cause de la rebelle. Mais cela Marianne n’y comptait guère : les colères de Napoléon n’étaient pas de longue durée, mais ses rancunes étaient solides.
Les jours qui suivirent furent lugubres, malgré le temps merveilleux qui régnait au-dehors et que Marianne contemplait avec désespoir derrière ses rideaux. Elle tuait le temps à des travaux de couture, en compagnie de Barbe, mais ne vivait guère que pour l’heure où rentrerait son compagnon d’infortune avec les nouvelles du jour.
Elles étaient régulièrement d’une navrante monotonie : rien n’était arrivé de Saint-Pétersbourg et l’on préparait toujours activement l’hivernage. L’Empereur était ravi parce que son service d’estafettes marchait merveilleusement grâce à la fantastique administration du comte de La Valette, directeur des Postes. Le courrier arrivait chaque jour avec une régularité d’horloge après quinze jours et quatorze heures de chevauchée. C’était au point que, si l’un des cavaliers avait une heure de retard, Sa Majesté s’inquiétait et montrait de l’humeur. Mais en dehors de cela, elle était d’une humeur charmante, prenant régulièrement pour cible le malheureux Caulaincourt et les tragiques tableaux qu’il avait brossés de l’hiver russe, en répétant continuellement que l’automne en tout cas « était plus beau qu’à Fontainebleau ».
Mais cette impériale gaieté ne trouvait aucun écho auprès de Marianne, ni d’ailleurs auprès de Beyle qui passait d’exténuantes journées à collationner les vivres que l’on découvrait encore dans les caves des maisons ruinées.
Lui aussi était d’humeur morose. Il avait rencontré dans Moscou un certain Auguste Fecel, joueur de harpe de son état, qui avait pu, enfin, lui donner des nouvelles de sa chère amie Mélanie de Barcoff, et ces nouvelles l’avaient affligé profondément. La dite dame avait, suivant le harpiste, quitté Moscou pour Saint-Pétersbourg quelques jours avant l’incendie, avec les derniers groupes de fuyards, et cela malgré son mari avec lequel elle était pratiquement brouillée mais dont elle attendait un enfant. En outre, elle était complètement démunie d’argent.
Cette sombre histoire faisait littéralement délirer le jeune homme qui cherchait éperdument un moyen de retrouver son ancienne maîtresse et de la ramener avec lui en France. Pour se calmer, il en parlait interminablement avec Marianne, vantant ses vertus avec une telle obstination que la jeune femme en vint très vite à prendre en horreur cette femme inconnue. Elle détestait presque autant la maîtresse actuelle, Angelina Bereyter, bien que, dans les discours de Beyle, il fût beaucoup plus question de ses charmes que de ses vertus qui semblaient inexistantes. Ce cher Beyle paraissait avoir un penchant naturel et incœrcible pour les femmes insupportables.
Seule, sa sœur Pauline trouvait grâce aux yeux de Marianne. Beyle, quand il ne lui écrivait pas d’interminables lettres (le rétablissement du service des postes avec la France avait été le premier souci de l’Empereur) il en parlait avec une tendresse qui touchait Marianne parce qu’elle était exempte de lyrisme. En outre, il en parlait en français tandis que, s’agissant de ses belles amies, il se croyait obligé d’émailler ses discours d’anglais ou d’italien, ce qui achevait d’exaspérer Marianne.
Il n’y avait guère qu’auprès de Barbe qu’elle se sentît à peu près bien. Paisible, solide, la Polonaise était rassurante. Et puis, dans les mélodies plaintives dont elle agrémentait son travail, Marianne trouvait un écho agréable à sa propre mélancolie. Il y en avait une surtout qu’elle aimait particulièrement :
Marche lentement pendant que tu es encore sur nos champs
Tu n’y reviendras plus, mon coursier bai,
Pour la dernière fois ton pied a foulé l’herbe de nos prairies...
La seule idée d’un coursier la faisait trembler. Ah ! Pouvoir enfourcher un cheval et galoper droit devant elle, jusqu’au bout de l’horizon, jusqu’à ce que reparaissent enfin les arbres de la terre de France ! Elle haïssait maintenant cette Russie immense qui s’était refermée sur elle comme un poing. Elle étouffait dans cette maison étroite, entre ces murs de bois et ce ciel si bas, où la vie devenait effroyablement quotidienne. Bientôt, sans doute, la neige se mettrait à tomber et les ensevelirait, elle et Beyle, comme elle ensevelirait tous ces hommes, enchaînés là par la volonté d’un seul et dont, cependant, l’impatience de repartir se faisait palpable... sauf chez Napoléon qui continuait à penser que tout allait bien.
Pourtant, dans les derniers jours de septembre, les nouvelles commencèrent à se faire moins bonnes. Des estafettes furent sérieusement retardées, l’une même n’arriva jamais. En outre, à une vingtaine de verstes de Moscou, un parti de cosaques avait surpris un convoi de caissons d’artillerie qui revenait de Smolensk, escorté de deux escadrons qui furent faits prisonniers. Deux jours plus tard, ce furent 80 Dragons. de la Garde qui furent enlevés au château du prince Galitzine, à Malo Wiasma... mais l’Empereur, chaque jour, à midi, continuait ponctuellement à passer sa Garde en revue dans la cour du Kremlin.
Au fil de ces nouvelles, Beyle s’assombrissait graduellement et, malgré ses efforts, plaisantait de moins en moins.
— Nous avons de quoi nourrir l’armée pendant six mois, disait-il à Marianne, mais ces coups de main des Russes me font trembler ! Combien de temps encore parviendrons-nous à garder libre le chemin du retour ? On dit que des bandes de paysans armés parcourent la campagne autour de Moscou. Les cosaques aussi semblent s’enhardir... Si l’Empereur s’obstine, nous serons bientôt isolés, coupés de tous nos arrières... à la merci d’une armée russe qui doit bien se reconstituer quelque part puisque Alexandre ne daigne même pas donner signe de vie.
— Mais enfin, est-ce que personne ne peut faire entendre raison à l’Empereur ?
— Berthier et Davout ont bien essayé, mais du coup, Napoléon s’est mis à établir un plan pour marcher tout de suite sur Saint-Pétersbourg. Ils ont battu en retraite aussitôt. Quant à Caulaincourt, il n’ose même plus ouvrir la bouche. Les autres vont au théâtre. On en a installé un au palais Pozniakoff et la troupe de Mme Bursay y joue Le jeu de l’amour et du hasard ou encore L’amant auteur et valet... A moins que l’on n’écoute les roucoulades d’un chanteur pédéraste nommé Tarquinio ! En vérité, je crois bien que jamais armée ne se sera suicidée plus joyeusement...
Dans les premiers jours d’octobre, Beyle tomba malade. Une fièvre bilieuse qui obligea Marianne à se muer en une infirmière, vite agacée. C’était, comme beaucoup d’hommes, un malade odieux, gémissant, ronchonnant, jamais content de rien, et de la nourriture moins encore que de tout le reste. Il gisait dans son lit, jaune comme un coing, n’ouvrant la bouche que pour récriminer ou bien pour se plaindre de douleurs intolérables car, outre ses ennuis hépatiques, il avait des difficultés avec ses dents. Et Marianne, assise à son chevet, crispée, luttait de plus en plus difficilement contre l’envie de le coiffer de l’un des innombrables pots de tisane que Barbe lui préparait. Cette maladie ajoutait à son énervement car, malgré l’incapacité momentanée de Beyle, les nouvelles continuaient d’arriver du Kremlin grâce au brave Bonnaire qui, rétabli, venait chaque soir mettre son collègue au courant des derniers événements.
On sut ainsi que les courriers passaient de plus en plus difficilement, qu’en Prusse orientale, le prince de Schwarzenberg se plaignait de ce que sa « position étant déjà embarrassante, la situation risquait de s’aggraver ». Le prince de Neuchâtel avait alors, une fois de plus, tenté d’inciter Napoléon à quitter Moscou et à se rapprocher de la Pologne pour éviter d’être coupé de son armée. Il s’était attiré une répartie acerbe.
— Vous voulez aller à Grosbois voir la Visconti ?
Ce rapport-là eut le don de faire littéralement délirer le malade de fureur.
— Fou ! Il est devenu fou ! Il nous fera tous tuer ! Que, sur la Dvina, le maréchal Victor, Oudinot et Gouvion-Saint-Cyr essuient des revers, et nous sommes bloqués sans espoir d’en sortir vivants. Chaque jour, les Russes s’enhardissent.
En effet, la situation de Moscou semblait se dégrader. Un soir, le comte Daru, ministre d’Etat chargé du Ravitaillement, vint prendre des nouvelles de son jeune cousin (ce qui obligea Marianne à se dissimuler) et ne cacha pas ses angoisses.
— Les Russes en sont venus au point d’enlever, dans les faubourgs de cette ville, les gens et les chevaux qui vont aux vivres. Il faut leur donner des escortes trop nombreuses. La poste marche de plus en plus mal : un messager sur deux n’arrive pas !...
Et ainsi, chaque soir, c’était une mauvaise nouvelle de plus, une autre pierre posée sur le cœur déjà très lourd de Marianne. Elle sentait presque physiquement le piège se refermer sur elle et sur ses compagnons. Et un matin où elle vit l’Empereur lui-même passer à cheval sous sa fenêtre, elle dut faire effort sur elle-même pour ne pas se jeter au-devant de lui en criant de partir, de cesser son obstination folle, de ne pas les condamner tous à mourir lentement, étouffés par la peur et par l’interminable nuit hivernale qui ne tarderait plus ! Mais il semblait indifférent à tout ce qui l’entourait. Montant le Turcoman, l’un de ses chevaux préférés, il allait calmement, une main dans l’échancrure de son gilet, souriant à cet extraordinaire soleil automnal qui semblait vouloir l’accompagner et lui donner raison de s’entêter.
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