« Jamais nous ne sortirons d’ici ! » pensait-elle désespérée. Et la nuit, maintenant, elle avait des cauchemars.
Ce fut au soir du 12 octobre que, tout de même, une nouvelle un peu meilleure que les autres arriva, portée par l’infatigable Bonnaire ; une lettre arrivée à l’intendance à l’adresse de Beyle.
Le jeune auditeur la lut puis la tendit, toute dépliée, à Marianne.
— Tenez, ceci vous concerne !
C’était une lettre sans signature mais dont la provenance était évidente. Elle était de Constant.
« On ne compte plus retrouver la dame en fuite, disait-il. Aussi, certaines personnes ont-elles cessé d’être utiles. Elles ont été autorisées à prendre place dans le convoi de blessés qui a quitté Moscou avant-hier, sous la conduite du général de Nansouty. Mais ils ne seront libérés qu’une fois revenus en France... »
Marianne froissa le billet, en fit une boule, et alla le jeter dans le grand poêle en brique dont la masse occupait une bonne moitié du mur du fond. Puis elle revint vers le lit de Beyle, serrant ses mains l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler d’excitation.
— Voilà qui tranche mes incertitudes ! dit-elle. Je n’ai plus aucune raison de vous encombrer, mon ami, ni de demeurer plus longtemps ici. Mes amis sont partis, je veux partir aussi. Avec de bons chevaux je dois pouvoir les rattraper, un convoi ne va jamais très vite s’il y a des blessés.
Le malade émit un petit rire enroué qui s’acheva en quinte de toux nerveuse et lui arracha toute une gamme de gémissements. Il se moucha, serra un instant sa main contre sa mâchoire, puis expliqua :
— Sans un ordre exprès du Kremlin, il est absolument impossible de se procurer même un âne ! L’armée n’a que tout juste ce qu’il lui faut et la remonte est impossible. Aussi les montures que nous possédons encore sont pour ainsi dire couvées, tellement on en prend soin. Et ne venez pas me dire qu’il n’y a qu’à en voler une paire : cela aussi est impossible, sauf si l’on est particulièrement las de la vie.
— Très bien ! Dans ce cas, j’irai à pied mais je partirai tout de même !
— Ne dites donc pas de telles sottises, on vous prendrait pour une idiote. Vous êtes complètement folle. A pied ! Six ou sept cents lieues à pied ! Et pourquoi donc pas sur les mains ? En plus de ça, que mangerez-vous ? Les convois et les courriers doivent emporter avec eux de quoi se nourrir au moins jusqu’à Smolensk car, avec l’agréable politique de la terre brûlée pratiquée par nos bons amis russes, il n’est même pas possible de trouver un trogon de chou ! Enfin, lui rappela-t-il, les nouvelles de l’extérieur sont alarmantes. Des troupes de paysans en colère attaquent les groupes isolés. Seule, vous seriez en danger !
Il était vraiment en colère et, du coup, en oubliait ses misères physiques, mais cette colère tomba devant le regard désespéré de Marianne qui balbutiait, prête à pleurer :
— Que puis-je faire alors ? Je voudrais tellement partir ! Je donnerais dix ans de ma vie pour rentrer chez moi.
— Et moi donc ! Allons, écoutez-moi et surtout ne pleurez pas. Quand vous pleurez, je deviens stupide et ma fièvre remonte. Il y a peut-être de l’espoir... à condition que vous fassiez preuve d’un peu de patience.
— Je serai patiente, mais dites vite.
— Voilà. Bonnaire ne m’a pas seulement donné cette lettre, il m’a aussi porté quelques nouvelles. Notre situation devient chaque jour moins bonne et l’Empereur commence à en prendre conscience. Des bruits lui sont arrivés, selon lesquels les Russes, bien loin d’être exténués comme s’entête à l’affirmer le roi de Naples, concentreraient non loin d’ici des forces considérables. Or, nous ne sommes plus en mesure de résister à un déferlement, même si les régiments que Sa Majesté a demandés arrivaient à temps. Ou je me trompe fort ou nous partirons d’ici avant peu.
— Vous croyez ?
— J’en mettrais ma main au feu. D’ailleurs, malade ou pas, demain je vais aux nouvelles. Bonnaire est un brave homme mais il n’y entend rien. A l’intendance, je saurai ce qu’il en est.
— Mais vous êtes encore souffrant, votre fièvre...
— Va tout de même un peu mieux. Et puis il est temps que je me montre héroïque. Je ne me suis que trop dorloté. Quant à vous, l’heure est venue de cesser de vous lamenter. Il faut secouer la vie, que diable, autrement, elle vous ronge !
— Secouer la vie ? fit Marianne songeuse. Mon pauvre ami, il me semble bien que, depuis des années, je n’ai rien fait d’autre. Elle s’est comportée avec moi comme un cocotier : elle m’a donné beaucoup de noix bien pleines... mais je les ai reçues sur la tête.
— Parce que vous aviez choisi la mauvaise place. Vous êtes faite pour le bonheur. Si vous n’y arrivez pas, c’est entièrement votre faute ! Allez vous reposer maintenant. Quelque chose me dit que vous n’en avez plus pour longtemps à respirer l’air confiné de cette maison.
Par la suite, Marianne devait se prendre à penser que son compagnon possédait le don de double vue car, en effet, dès le lendemain, il rapportait à la maison une extraordinaire nouvelle.
— Nous partons dans trois jours ! déclara-t-il simplement.
— Dans trois jours ? s’écria Marianne qui avait tout à coup l’impression que le ciel s’ouvrait. Comment est-ce possible ?
Il lui adressa un salut dans le style d’un personnage de la Commedia dell’Arte.
— Vous voyez devant vous, belle dame, l’important directeur des Approvisionnements de Réserve. Le général Dumas vient à l’instant de me signifier ma nomination... assortie, hélas, d’une mission peu facile : rassembler des vivres en quantités suffisantes pour deux cent mille hommes dans les trois gouvernements de Smolensk, Mohilev et Vitebsk ! L’Empereur songerait enfin à quitter Moscou pour hiverner à Smolensk ou à Vitebsk afin de se rapprocher de son armée de la Dvina et d’y attendre plus tranquillement les renforts... qui lui permettront, au printemps, de marcher sur Pétersbourg.
— Mais quand ?
— Je ne sais pas. D’après ce que j’ai pu comprendre, avant de prendre ses quartiers d’hiver définitifs, Sa Majesté aurait dans l’idée de frotter un peu les oreilles de Koutouzov, histoire de le faire enfin tenir tranquille... et de vérifier ce qu’il en est des racontars de Murat concernant les Cosaques. De toutes façons, cela ne nous regarde pas. Ce qui compte, c’est que dans trois jours nous partons pour Smolensk et qu’il me faut vous demander de me laisser la libre disposition de cette pièce où j’attends quelques scribes : j’ai une foule de lettres à dicter car je dois parvenir à rassembler quelque cent mille quintaux de farine, de l’avoine et des bœufs... sans d’ailleurs savoir vraiment où je vais les prendre.
Elle se levait déjà pour lui céder la place, mais il la retint...
— ... A propos, auriez-vous quelque répugnance à vous déguiser en garçon ? Vous passeriez pour mon secrétaire.
— Aucune ! J’adorais cela... autrefois.
— Alors, parfait ! Bonne nuit !
Cette nuit-là, tandis que, de l’autre côté de la cloison, la voix de Beyle ronronnait inlassablement, dictant une foule de lettres à trois secrétaires exténués qu’il réveillait de temps en temps d’une bourrade, Marianne dormit enfin d’un sommeil paisible, celui que procure un cœur allégé et un esprit débarrassé de ses soucis les plus graves. Elle n’était pas encore hors du piège, mais les dents commençaient à se desserrer. Tous ses tourments, toutes ses angoisses en étaient venus à se cristalliser sur cet unique et torturant désir : quitter Moscou !
Pour le reste, il serait temps d’y songer quand le chemin de la liberté s’ouvrirait largement devant elle. Si, tout de même une chose : retrouver Jolival et Gracchus dans les plus brefs délais, car elle ne se dissimulait pas qu’une fois au bout du voyage, le séjour à Paris risquait d’être pour elle aussi difficile que celui de Moscou, dès l’instant où l’Empereur y serait revenu... l’Empereur, qui était devenu son ennemi.
Mais même cette pensée inquiétante ne méritait pas d’autre sort que d’être remise au lendemain...
19
LE MARCHAND DE SMOLENSK
On quitta Moscou le 16 octobre, par un temps encore sec mais qui déjà allait vers le froid. L’automne, exceptionnellement doux, qui longtemps avait rassuré Napoléon, se rapprochait de ses températures normales.
En s’installant auprès de Beyle dans la voiture que l’on avait consolidée et rendue plus confortable par l’adjonction de mantelets de cuir, Marianne rendit mentalement hommage au sens de l’organisation de son compagnon. Rien ne manquait. Ni le coffre de ravitaillement ni les vêtements chauds.
Elle-même, vêtue en homme et installée dans son nouveau rôle de secrétaire du directeur des Approvisionnements de Réserve, avait été pourvue par ses soins d’une ample polonaise vert sombre à brandebourgs de soie qui n’allait pas sans rappeler assez un manteau qu’elle avait jadis porté à Paris, avec cette différence qu’elle était beaucoup plus ample. Ourlée et doublée de renard gris, elle se complétait d’une toque assortie que la jeune femme portait enfoncée jusqu’aux oreilles pour dissimuler ses cheveux que Barbe avait tressés aussi serrés que possible.
La Polonaise, emballée dans plusieurs épaisseurs de châles, un grand mouchoir noué sous le menton, avait pris place sur le siège à côté de François, et tous deux disposaient d’une collection de couvertures beaucoup trop importante pour la petite centaine de lieues qui séparaient Moscou de Smolensk. Mais si le voyage de Beyle s’arrêtait normalement dans cette dernière ville, elle ne devait constituer qu’une étape dans celui de Marianne. Car l’auditeur au Conseil d’Etat pensait avec quelque raison qu’à Smolensk il serait suffisamment le maître pour assurer tranquillement le départ de son amie vers la France, dans les meilleures conditions possibles.
Mais si Marianne s’était imaginée que cette première étape s’effectuerait rapidement, elle fut singulièrement déçue avant même que l’on eût quitté Moscou. En effet, au lieu de gagner au plus court par le pont des Maréchaux pour rejoindre ce qui restait du faubourg de Dorogomilov et la route de Smolensk, la voiture se dirigea vers la place Rouge pour y prendre rang au milieu d’un convoi qui se préparait à partir : plusieurs centaines de blessés et malades encadrés par une escorte de trois cents soldats.
Comme elle tournait vers son compagnon un regard interrogateur, il haussa les épaules et bougonna :
— Vous étiez si heureuse de partir ! Je n’ai pas voulu atténuer votre joie en vous confiant que le général Dumas m’avait ordonné de voyager avec ce convoi. Les routes sont si peu sûres que notre calèche occidentale, voyageant seule, ne fût sans doute pas arrivée... et nous non plus.
— J’aurais préféré que vous m’avertissiez tout de suite ! C’était candide de me cacher quoi que ce soit. Vous savez, j’ai appris depuis longtemps à ne pas me rebeller contre ce qui est inévitable. Le voyage sera plus long, bien sûr, mais de toutes façons rien ne peut altérer la joie que j’ai à quitter cette ville !
Néanmoins, en revoyant les murailles du Kremlin, elle ne put retenir un frisson de crainte rétrospective. Au milieu de ces champs de ruines, la vieille forteresse était toujours debout, plus rouge dans le soleil levant, comme si ses briques suintaient le sang. En se souvenant de l’ardeur qu’elle avait déployée pour y entrer afin de rejoindre Napoléon, Marianne sentit se réveiller sa rancune. Parce qu’il avait été son amant et parce qu’elle lui gardait tendresse et loyauté, elle lui avait tout sacrifié, son amour et presque sa vie ! Tout cela pour n’obtenir, en retour, qu’un placard de mauvais papier sur les façades moscovites...
— Ne vous penchez pas, lui recommanda soudain Beyle. Malgré nos précautions, vous risquez d’être reconnue.
En effet, au milieu de l’incroyable assemblage de chariots et de petites voitures qui composaient le convoi, erraient quelques brillants uniformes, tel celui d’Eugène de Beauharnais qui apparut soudain, à quelques pas de leur calèche. Avec sa gentillesse habituelle, le Vice-Roi d’Italie surveillait lui-même l’embarquement d’un vieux soldat emballé dans des couvertures et dont la barbe était aussi grise que la peau de son visage.
Assurant sur son nez les besicles que Beyle lui avait conseillé de porter tant que l’on n’aurait pas mis quelques verstes entre elle et le Kremlin, Marianne se rejeta en arrière, priant le ciel que l’on se remît en marche rapidement, car elle venait d’apercevoir Duroc qui, lui aussi, faisait le tour des chariots, distribuant bonnes paroles et souhaits de bon voyage. Son cœur battait la chamade et, pour se calmer, elle s’efforça de s’intéresser à ce qui apparaissait dans le champ de vision que lui laissait la capote relevée. Là-haut, sur la cime dorée du plus grand clocher du Kremlin, des sapeurs de la Garde, accrochés à des échafaudages de fortune, étaient occupés à décrocher, au risque de leur vie, la grande croix d’or de Saint-Ivan. Un lourd vol noir de corneilles tourbillonnait autour d’eux, croassant sur un mode si lugubre que Marianne frissonna, voyant dans ces cris sinistres un présage de malheur.
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