— Pourquoi font-ils cela ? demanda-t-elle en touchant légèrement le bras de son voisin.

— Oh ! Ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi ! La grande croix d’or est destinée, dans son idée, à orner désormais le dôme des Invalides[14]. Prise de guerre qui rappellera aux vieux soldats les misères endurées et la gloire de leurs lauriers moissonnés sur les rives de la Moskova !

— Il vaudrait mieux, je crois, leur permettre de les oublier, murmura-t-elle. (Puis, se rappelant ce que lui avait dit Constant :) Ce sont des lauriers de flammes ! Quand ils s’éteindront, il n’en restera rien que de la cendre grise...

Enfin le convoi se mit en marche, salué par les cris et les souhaits de bon voyage de ceux qui restaient. De chaque côté de la file, des soldats couraient, agitaient leurs armes ou leurs bonnets, braillant des « A bientôt ! » des « On vous rejoindra rapidement ! » et des « Gare aux Cosaques ! » pleins de jovialité.

— Dans combien de temps l’Empereur quittera-t-il Moscou ? demanda Marianne. Le sait-on ?

— ... Très prochainement. Dans deux ou trois jours. Il veut se diriger d’abord sur Kalouga...

Puis, comme la voiture, ayant franchi le pont, atteignait l’autre rive de la Moskova, Beyle se pencha à la portière pour regarder en arrière. Il resta ainsi, plié en deux, pendant un moment si long que Marianne lui demanda s’il avait oublié quelque chose ou s’il regrettait tellement de quitter Moscou.

— Ni l’un ni l’autre, répondit-il. Je veux seulement emporter un dernier souvenir, car ce que je vois là, je ne le reverrai plus jamais, dussé-je revenir dix fois ici. L’Empereur a décidé qu’au moment où il quitterait Moscou, on ferait sauter le Kremlin ! Une manière comme une autre de se venger !

Marianne ne répondit pas. Les réactions des hommes en général et de Napoléon en particulier lui devenaient de plus en plus étrangères et incompréhensibles. Ne lui avait-il pas dit qu’il n’était pas homme à laisser des ruines derrière lui ? Apparemment, il avait encore changé d’avis. Ses retournements devenaient de plus en plus fréquents et de moins en moins logiques. Mais après tout, qui pouvait dire où en seraient ses sentiments envers elle-même quand ils se reverraient, si Dieu le voulait, sous le ciel de Paris ?

Le voyage, qui allait s’étirer sur dix-huit longues journées, prit rapidement des allures de cauchemar. Le temps devint humide, glacial, et l’humeur de tous ces hommes en mauvais état s’en ressentit. Tout au long du jour, ce n’étaient que disputes, jurons, récriminations qui volaient de l’une à l’autre de ces voitures qu’il fallait continuellement arracher à des ornières ou faire passer, à gué ou même sans gué, de l’autre côté des cours d’eau aux ponts détruits. Chaque fois, cela représentait trois ou même quatre heures de perdues.

Un peu avant Mojaïsk, on passa devant un camp de prisonniers russes. Des hurlements affreux et une atroce odeur de choux pourris et de matières en décomposition s’en élevait. Horrifiée, Marianne ferma les yeux de toutes ses forces pour ne pas voir ces figures de démons barbus qui se collaient aux interstices des palissades, vomissant des insultes qu’elle ne comprenait pas mais que Barbe subissait en se signant continuellement.

A Mojaïsk même, où se trouvait la Grande Ambulance et où campaient les troupes westphaliennes du 38e corps commandé par le duc d’Abrantès, on prit un surcroît de blessés et d’amputés. Junot avait bien réussi à réunir quelques voitures, des chariots de paysans pour la plupart, mais elles furent insuffisantes et on se serra un peu plus dans les véhicules partis de Moscou. Le ciel était gris, les pensées aussi...

Une autre épreuve fut la traversée du village et du champ de bataille de Borodino. Et devant le spectacle qui s’offrit à la vue des voyageurs, Beyle lui-même, oubliant l’élégant scepticisme nuancé de cynisme qu’il aimait à afficher, demeura pétrifié, regardant seulement sans parvenir à articuler un seul mot, car tous les morts de la fameuse bataille, tous ces cadavres que nul n’avait pris soin d’enterrer étaient encore là. La plaine en était couverte et seule la gelée qui les recouvrait d’une mince pellicule blanche, en arrêtant un peu la décomposition, retenait tous ces corps au bord de la dissolution complète. Partout, on ne voyait que carcasses de chevaux, dépouilles à demi rongées par les chiens et les oiseaux de proie, gisant au milieu des débris de tambours, de casques, de cuirasses et d’armes, sous le cercle pesant et noir de corbeaux repus. Malgré le froid, l’odeur de ce charnier était atroce...

Mais tandis que Marianne, défaillante, balbutiait une prière et que Beyle, raide de dégoût, promenait machinalement sous son nez un paquet de tabac, les blessés du convoi, eux, semblèrent revivre à cette vue. Oubliant leurs maux, leurs querelle et leur mauvaise humeur, ils se montraient avec orgueil les lieux où ils s’étaient battus, rappelaient les beaux faits d’armes, les instants d’héroïsme et le parfum violent de la victoire. Les uns se désignaient la cabane qui avait servi de quartier général à Koutouzov, d’autres contemplaient la fameuse redoute qui, tel un temple aztèque, dominait le tragique paysage.

— Ils sont fous, murmura Marianne, incrédule. Ce n’est pas possible, ils sont fous !

Un grand éclat de rire lui répondit :

— Mais non, mon garçon, ils ne sont pas fou ! Mais qu’est-ce qu’un blanc-bec comme vous peut comprendre à des soldats ? Tous tant que nous sommes ici, nous avons peiné, souffert sur cette plaine ! Bien sûr, il y en a pas mal des nôtres parmi tous ces cadavres, mais il y a encore bien plus de Russes ! Ça a été un grand jour, une grande victoire qui a fait de Ney un prince !

L’homme qui parlait était l’un des deux occupants de la voiture précédente. C’était un grand gaillard superbement moustachu, portant avec désinvolture une capote d’officier général sur une manche vide. La Légion d’honneur saignait sur sa poitrine et, se perdant sous le hausse-col brodé, une longue cicatrice encore fraîche mordait sa joue. Il regardait Marianne comme s’il avait envie de la tailler en pièces. Beyle jugea bon de venir à son secours.

— Allons, mon général, fit-il en riant, ne malmenez pas mon petit secrétaire ! Il est italien, comprend mal le français et aussi il n’a que dix-sept ans !

— A cet âge-là, j’étais déjà sous-lieutenant ! Malgré sa figure de fille et ses grands yeux vides, ce garçon doit tout de même être capable de monter à cheval et de manier un sabre ! Rappelez-vous ce que disait ce pauvre Lassalle : « Un hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre ! »

— Peut-être ! Mais donner un sabre à ce garçon serait prendre une bien grande responsabilité. Il a la vue faible ! Mettez donc vos besicles, Fabrice ! ajouta-t-il en italien. Vous savez bien que sans elles vous n’y voyez goutte !

Furieuse et vexée tout à la fois, Marianne obéit sous l’œil visiblement méprisant de ce militaire arrogant que, tout de suite, elle prit en grippe. Elle dut même faire sur elle-même un sérieux effort pour ne pas lui faire connaître sa façon de penser concernant les adeptes de Mars ses pareils.

Pour eux, un champ de bataille, même couvert de morts, représentait sinon un paradis, du moins une sorte de lieu privilégié, le gigantesque terrain de jeu où ils s’étaient adonnés à ce sport exaltant qu’était la guerre. Peu importait qu’ils y eussent laissé quelques bribes de leur corps, ce qui comptait c’était le jeu lui-même avec son acharnement, sa griserie et son effrayante gloire. Et tant pis pour le prix payé !

Quand le convoi reprit sa marche et que le général se décida enfin à rejoindre sa voiture, Marianne arracha rageusement les fameuses besicles qui d’ailleurs lui faisaient mal au nez et s’en prit à son compagnon.

— Qui est cet imbécile sanguinaire ? Le savez-vous ?

— Mais oui. Le général baron Pierre Mourier, commandant la 9 e brigade de cavalerie du 3 e corps d’armée, autrement dit celui-là même de Ney. Blessé ici même... et j’ajoute que ce n’est pas un imbécile. Simplement, il réagit comme n’importe quel soldat chevronné en face d’un beau jeune homme, apparemment en parfait état de marche, disposant de ses quatre membres et confortablement assis dans une luxueuse calèche.

— Oh ! Cessez de persifler ! Ce n’est pas moi qui ai voulu m’habiller en garçon.

— Non, c’est moi. Sans cela vous n’auriez aucun droit à prendre place dans un convoi militaire.

— Et Barbe alors ?

— Elle fait partie de mes serviteurs. Je l’ai annoncée comme ma cuisinière ! Allons, Marianne, faites un peu preuve de bon cœur contre mauvaise fortune. Des incidents comme celui-là, vous pouvez en rencontrer d’autres. Ce sont les inconvénients de votre déguisement. Prenez patience ! Et si cela peut vous consoler, dites-vous que le général en pense tout autant de moi. Selon lui, un auditeur au Conseil d’Etat, surtout à mon âge, ne vaut pas cher. C’est une espèce d’embusqué ! Alors songez seulement à jouer convenablement votre rôle et tout ira bien !

Elle le fusilla du regard, mais il ne lui prêtait déjà plus qu’une attention distraite. Il venait de tirer de sa poche un petit livre élégamment relié en cuir havane et s’y plongeait avec un plaisir trop évident pour qu’il ne donnât pas à Marianne l’envie irrésistible de le troubler un tant soit peu.

— Que lisez-vous ? demanda-t-elle.

Sans lever les yeux, il répondit.

— Les lettres de Madame Du Deffand ! Elle était aveugle, mais c’était une femme d’esprit... parfaitement incapable de troubler la tranquillité d’autrui !

L’intention étant des plus claires, Marianne, indignée, préféra ne pas engager de polémique et se le tint pour dit. Se rejetant avec humeur dans son coin, elle s’efforça de dormir.

Le voyage, à raison de trois ou quatre lieues par jour, était d’une décourageante monotonie. Le froid apparut et se mit à mordre, si bien que Beyle et Marianne prirent l’habitude de faire chaque jour un bout de chemin à pied afin de se dégourdir les jambes et d’aider les chevaux. La route était large et assez belle, ondulant comme un serpent à travers d’épaisses forêts de sapins sombres et de bouleaux clairs. Ce n’étaient que côtes et descentes et, dans les premières, il fallait souvent pousser un peu les voitures lourdement chargées. En outre, on n’apercevait pas âme qui vive. Les villages, quand d’aventure on en rencontrait, étaient déserts, à moitié ou aux trois quarts détruits...

Le soir venu, on organisait des bivouacs autour de grands feux pour lesquels le bois ne manquait jamais et l’on dormait de son mieux, enroulés dans des couvertures qui, chaque matin, se muaient en carapaces craquantes de gel.

A chacune de ces haltes, Marianne s’efforçait de se tenir aussi à 1’écart que possible du général Mourier. Non qu’il fût franchement désagréable, mais il semblait prendre un malin plaisir à tourmenter le faux secrétaire en le bombardant de plaisanteries dans le goût militaire et d’une telle verdeur que, malgré son empire sur elle-même, la pauvre Marianne ne pouvait s’empêcher de rougir jusqu’aux oreilles, ce qui avait le don de mettre son tourmenteur en joie. En outre, Beyle devait déployer des ruses d’Indien pour permettre à sa jeune compagne de s’isoler de temps en temps ainsi que l’exigeait la nature. Enfin, il avait beau répéter sans arrêt que « Fabrice » ne comprenait pas très bien le français, Mourier ne s’en obstinait pas moins à tenter de lui inculquer les finesses de l’argot militaire, assurant que c’était un excellent moyen de faire des progrès. Ayant fait les campagnes d’Italie, il possédait d’ailleurs quelques rudiments d’italien et il s’en servait avec une habileté diabolique.

Il y avait un détail qui excitait particulièrement sa verve : jamais Fabrice n’ôtait son chapeau. Depuis Moscou, la fameuse toque de fourrure était restée enfoncée sur sa tête jusqu’au ras des sourcils. Aussi les plaisanteries du général tombaient-elles comme grêle en avril sur le malencontreux couvre-chef. Ou bien il laissait entendre que le pauvre Fabrice, déjà tellement mal partagé sous le rapport de la vigueur physique et du courage, devait être chauve comme un genou, ou bien il lui prédisait, à brève échéance, toute une colonie de poux. Et Marianne, au supplice, regrettait de tout son cœur de n’avoir pas écouté Beyle qui, avant le départ, lui avait conseillé de se couper les cheveux. Elle n’avait pu s’y résigner, soutenue d’ailleurs par Barbe, indignée que l’on songeât à massacrer une telle chevelure. Maintenant, elle s’en mordait les doigts, car le sacrifice n’était plus possible.

On était à peu près à mi-chemin de Smolensk quand se produisit, au soir du 24 octobre, la première attaque. Les feux venaient d’être allumés et l’on y faisait cuire dans des marmites des rations, peu abondantes d’ailleurs, car il fallait ménager les vivres, de pois au lard. Le convoi n’était plus, au cœur de la forêt, qu’un énorme bivouac autour duquel les hommes se serraient, oubliant leurs humeurs noires et leurs querelles pour chercher auprès de leurs semblables un peu de chaleur, un semblant d’amitié. C’étaient quelques grains de terre française perdus au milieu de l’énorme territoire russe et c’était bon de se sentir les coudes... On avait gagné encore quelques lieues. Bientôt, on serait de nouveau à l’abri derrière les grandes murailles de Smolensk où le ravitaillement devait arriver en masse (du moins Beyle l’espérait-il !).