— Près de cent mille hommes ? Que voulez-vous dire ?

Il eut un sourire amer.

— Qu’au lieu du titre de baron que j’avais modestement espéré en récompense de mon labeur, je risque de récolter une disgrâce aussi totale qu’irrémédiable ! Jamais l’Empereur ne me pardonnera... ni le comte Dumas ni mon cousin Daru. Je suis un homme fini, déshonoré.

— Oh ! cessez de gémir ! s’impatienta la jeune femme et expliquez-vous plus clairement. Où prenez-vous vos cent mille hommes ?

— Autour de l’Empereur ! Une estafette est arrivée tout à l’heure, à pied car son cheval s’est rompu le cou en descendant le ravin gelé ! Sa Majesté se replie sur nous.

Le ton morne employé disait assez la joie qu’il éprouvait de cette arrivée prochaine. En vrac, comme on se libère d’un fardeau, il lâcha tout son paquet de nouvelles. Le 24 octobre précédent, le prince Eugène avait battu, à Malo-Yaroslavetz, les troupes du général russe Dokhtourov mais cette victoire, d’ailleurs incomplète, avait fait comprendre à Napoléon que derrière Dokhtourov l’armée russe se reformait dans des dimensions impossibles à calculer. Les siennes propres étant réduites, il avait choisi de revenir à la route normale et quand l’estafette avait quitté le quartier général, l’armée française campait à Borovsk.

Les ordres impériaux étaient formels : il fallait tout préparer à Smolensk pour recevoir les quel que cent mille hommes de troupe qui restaient à l’Empereur, plus les quelques milliers de civils qui avaient quitté Moscou à la suite de l’armée.

— Mais ce n’est pas tout ! continua Beyle de plus en plus nerveux. L’Empereur s’attend à trouver ici de puissants renforts, ceux du 9e Corps... qui sont partis aider Gouvion-Saint-Cyr en difficulté. Le maréchal est blessé, il a dû abandonner la ligne de la Dvina. Quant au 2e Corps d’Oudinot qui comportait entre autres quatre solides régiments suisses, il a subi de lourdes pertes. En conséquence, Victor ne pourra pas revenir de sitôt à Smolensk s’il veut continuer à garder la route de Wilna... et, sans lui, il n’est pas sûr que Napoléon puisse résister efficacement à une grande concentration russe s’il prend fantaisie à Koutousov de se lancer sur ses traces...

Marianne l’écoutait, horrifiée, vaguement gênée par cette voix lugubre et plate. On aurait dit que Beyle récitait une leçon... une leçon qu’il ne savait pas très bien. Puis, tout à coup, son visage s’empourpra sous la poussée d’une violente colère et il se mit à hurler.

— Alors, ce n’est plus le moment de me parler de vos délicatesses et de vos états d’âme ! Comprenez donc que vous n’avez pas le choix, Marianne ! Si vous ne voulez pas partir avec le convoi, vous tomberez avant peu dans les mains de l’Empereur. Aussi, que cela vous plaise ou non, j’ai décidé que vous alliez partir avec les blessés.

Tout de suite, elle se cabra, offensée par ce ton coléreux.

— Vous avez... décidé, dites-vous ?

— Exactement ! Demain à l’aube, Mourier viendra vous chercher avec une voiture... car j’ai encore pu réaliser pour vous ce miracle-là ! Vous n’irez pas à pied ! Vous devriez me remercier !

— Vous remercier ? Qui vous a donné permission de me donner des ordres ?

La colère commençait à s’emparer d’elle. De quel droit ce garçon qui, à tout prendre, ne lui était rien, osait-il se permettre ce ton de maître ? Il s’était occupé d’elle au moment de l’incendie mais ne lui avait-elle pas rendu ses soins au centuple ? S’efforçant de rester calme, elle articula, détachant bien les paroles.

— Il n’est pas question un seul instant que j’en passe par vos ukases, mon ami ! J’ai dit que je ne partirai pas et vous me permettrez de m’en tenir là.

— Et moi, je vous dis que vous partirez parce que je le veux. Il se peut que vous choisissiez maintenant d’affronter Napoléon. Après tout, vos amours passées avec lui peuvent vous donner l’espoir de fléchir sa colère, mais il n’en sera pas de même pour moi et je ne me soucie pas d’aggraver mon cas. Si, au moment précis où je vais devoir avouer mon impuissance à fournir ces sacrés approvisionnements de réserve, il découvre en même temps que je vous ai cachée, aidée, soustraite à sa colère, ma situation va devenir intenable ! C’est la prison... peut-être le peloton.

— Ne dites pas de sottises ! Pourquoi donc l’Empereur découvrirait-il tout cela maintenant ? Nous n’habitons plus ensemble, que je sache ? Et je ne vois pas bien l’Empereur venant prendre logis dans une maison juive. Le convoi parti, nul ne saura plus que vous m’avez aidée puisque Mourier seul a découvert que j’étais une femme...

— Et ceux d’ici ? Ceux de l’intendance pour qui votre déguisement a été, croyez-moi, fort transparent ? Et il y a aussi ces gens qui vous hébergent ?

— Justement ! Que cela vous étonne ou non, je sais n’avoir rien à craindre d’eux, au contraire. Rien ne m’empêche de demeurer cachée dans cette maison jusqu’à ce qu’il me soit possible de partir enfin.

Beyle haussa furieusement les épaules.

— Vous cacher ici pendant des mois ? Pour le coup, vous êtes folle ! Rien n’est moins sûr, aux jours que nous vivons, que la maison d’un juif. Admettez que les Russes reprennent Smolensk ! Ces gens qui vous plaisent tant vous jetteront de hors à la plus petite approche du danger... et je vous parie que vous ne resteriez pas longtemps s’ils apprenaient en quels termes vous êtes avec Napoléon ! Si l’on vous trouvait chez eux, ils pourraient avoir de sérieux comptes à rendre. Mais en voilà assez ! Demain à l’aube, on viendra vous chercher... et vous partirez, car j’obtiendrai du gouverneur, dès ce soir, un arrêt d’expulsion. Les prétextes ne manqueront pas. Et la maison sera fouillée de fond en comble si vous ne vous présentez pas. Avez-vous compris maintenant ?

Un moment, ils demeurèrent face à face, dressés comme des coqs de combat. Marianne était blême et Beyle rouge de colère, mais tous deux serraient les poings. La jeune femme tremblait d’indignation en découvrant ce que la peur et l’égoïsme pouvaient faire d’un homme, au demeurant amical, bon et d’un esprit non seulement supérieur à la moyenne mais encore d’une certaine puissance. D’après ce qu’elle avait appris de lui durant leur cohabitation forcée, il y avait, dans ce petit Dauphinois, l’étoffe d’un grand écrivain... Seulement, on l’avait sorti de sa vie douillette, confortable, élégante, pour le lancer dans l’enfer tour à tour brûlant et glacé de la guerre. Il avait découvert la fatigue, la faim, la saleté, la peur aussi sans doute... Et maintenant s’y ajoutait la crainte de la disgrâce car, dans son orgueil naïf, il s’arrogeait toutes les responsabilités dans cette carence, prévisible cependant, des approvisionnements. Evidemment, il avait peut-être quelques raisons de ne plus être lui-même. Cependant, Marianne se refusait à se laisser emporter dans cette panique.

— Vous avez beaucoup changé ! se borna-t-elle à remarquer, toute colère abattue aussi soudainement que la grand-voile d’un navire menacé par la tempête.

Ce calme fit sur Beyle l’effet d’une douche. Graduellement, il reprit sa couleur naturelle, hocha la tête, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma, ébaucha de la main un geste d’impuissance puis, brusquement, haussa les épaules et tourna les talons.

— Je viendrai vous saluer demain... avant votre départ, dit-il seulement.

Puis il disparut.

Immobile au milieu de la pièce, Marianne écouta s’apaiser les échos de la maison qui avaient résonné de leur double colère puis, lentement, elle se tourna vers Barbe. Les mains nouées sur son ventre, celle-ci se tenait debout près du poêle et sa respiration un peu forte semblait emplir la pièce redevenue silencieuse. Les yeux mauves et les yeux verts se rejoignirent, mais si ceux de Marianne montraient déjà l’éclat liquide des larmes, ceux de la Polonaise ne reflétaient qu’un contentement paisible.

— Eh bien ! soupira la jeune femme. Je crois que nous n’avons pas le choix, Barbe ! Il va falloir nous résigner à rester dans le convoi. Nous essaierons de nous défendre...

— Non ! fit Barbe.

— Comment : non ? Voulez-vous dire que nous n’aurons pas à nous défendre ?

— Non... parce que nous ne partirons pas avec les soldats !

Et, avant que Marianne, surprise, eût pu demander d’autres explications, elle avait marché jusqu’à la porte et l’ouvrait.

— Venez, Madame, dit-elle. Nous n’avons pas de temps à perdre ! Notre hôte doit déjà nous attendre au salon.

— Au salon ?

— Eh oui, fit Barbe avec un bref sourire. Il y a un salon dans cette maison ! Evidemment, il faut savoir que c’en est un !

En effet, la maison de Salomon Levin, bien qu’elle fût la plus grande et la plus belle de l’espèce de ruelle longue qui constituait le ghetto de Smolensk, était une étroite construction qui ne comportait guère que deux pièces par étage. Au rez-de-chaussée, l’échoppe, noircie par le temps, qui servait de magasin, ouvrait directement sur la cuisine, sorte de caveau voûté, éclairé par une fenêtre étroite comme une meurtrière mais pourvue du luxe inouï que constituait une pompe. Au premier étage (le second étant occupé par un grenier et la mansarde où logeaient Barbe et Marianne), la cuisine était surmontée par la chambre de Salomon et de Ra’hel tandis que le salon régnait au-dessus de la boutique. C’était une pièce obscure, tendue d’une tapisserie d’un vert fané, mais d’une scrupuleuse propreté. Le principal meuble en était une table couverte d’un tapis à ramages supportant un gros livre relié en noir et un chandelier de cuivre. Quelques chaises en bois montaient autour des murs une garde raide.

Quand Ra’hel y introduisit Marianne et Barbe, le chandelier était allumé et le vieux Salomon, la tête couverte d’une calotte de soie noire, une sorte de châle rayé sur les épaules et des besicles sur le nez, lisait dans le grand livre, — c’était le Talmud  – avec une attention pleine de piété. A l’entrée des deux femmes, il referma son livre, mais non sans laisser ses mains pâles, fanées et osseuses, mais d’une curieuse beauté, en caresser la couverture. Puis, s’étant levé pour un bref salut, il désigna des sièges, ôta ses besicles et, un long moment, considéra Marianne attentivement mais sans rien dire.

Celle-ci pensa qu’il avait l’air d’un prophète fatigué avec la peau grise de son visage que l’ossature hardie ne tendait plus. La barbe qu’il portait longue semblait de même étoffe que la peau et, sous la calotte noire, ses cheveux, jadis bouclés peut-être, pendaient en maigres tortillons découragés. Mais le regard sombre reflétait encore la jeunesse et la volonté.

— Jeune femme, dit-il enfin, celle qui t’accompagne m’a dit que tu étais ici contre ton gré, en danger, et que tu désirais ardemment rentrer chez toi autrement qu’en compagnie de tous ces soldats. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Je peux peut-être t’aider, mais j’ai besoin de savoir qui tu es. En ces temps terribles que nous vivons, les visages sont souvent doubles, ou faux, les âmes le sont plus encore, et tel regard pur couvre un cœur de boue. Si tu veux que je te fasse confiance, tu dois d’abord me faire confiance..., et, femme, tu es arrivée sous un costume d’homme.

— En quoi mon nom vous apprendra-t-il quelque chose ? dit doucement Marianne. Nous appartenons à des univers tellement éloignés ! Mon nom est, pour vous, sans signification... et vous n’avez aucun moyen de savoir si je ne mentirai pas.

— Dis toujours ! Pourquoi répondrais-tu à une offre amicale par la méfiance ? Ce livre, ajouta-t-il en tapant doucement sur la reliure sombre, dit : « Une oie va pliant le cou, mais à ses yeux rien n’échappe. » Nous autres juifs sommes comme les oies... et nous savons infiniment plus de choses que tu ne peux l’imaginer. Entre autres, je connais beaucoup de noms... même dans ton univers !

— C’est bien ! fit Marianne. Je suis la princesse Sant’Anna et j’ai encouru la colère de l’Empereur en faisant évader de prison l’homme qui m’a servi de père et que l’on allait exécuter ! A mon tour de vous prévenir : en m’aidant vous prendrez des risques.

Pour toute réponse, le vieil homme prit un papier dans la poche de sa longue lévite grise et le tendit tout ouvert à Marianne. Avec stupeur, elle s’aperçut que c’était l’un des fameux placards la concernant et que l’on avait appliqués sur les murs de Moscou.

— Tu vois, conclut Salomon, j’avais le moyeu de savoir si tu disais la vérité.

Sans détacher ses yeux du papier sali, elle demanda, la voix soudain altérée :

— Comment avez-vous eu ce papier ?

— Près du relais aux chevaux. Les hommes qui portent le courrier en ont laissé, paraît-il, dans toutes les bourgades un peu importantes de la route du Niemen. Et moi je ramasse toujours les papiers imprimés. Cela peut être intéressant.