La nuit, quand on n’était pas dans une ville, Barbe s’arrangeait pour faire étape dans un bois afin d’être mieux abritées du vent. Elle allumait alors un feu pour écarter les fauves. L’habitude des camps que possédait la Polonaise se révélait précieuse. Elle avait la force et le courage d’un homme, joints à une placidité réconfortante. En outre, depuis qu’à Moscou elle était entrée officiellement au service de Marianne, elle semblait avoir renoncé à boire. Evidemment, elle n’avait pas eu l’occasion d’avoir beaucoup d’alcool à sa disposition, mais c’était elle-même qui avait institué le rationnement du petit tonnelet d’eau-de-vie que Salomon avait placé dans la voiture : la valeur d’un dé à coudre tous les soirs pour entretenir la chaleur du corps. Et, peu à peu, une espèce d’amitié se tissait sans un mot, sans la plus petite manifestation extérieure, entre l’aristocrate et l’ancienne fille de joie.
On n’avait fait aucune mauvaise rencontre jusqu’à présent. Le seul incident désagréable avait été, au départ d’Orcha, la volée de pierres qu’elles avaient essuyées de la part des chrétiens de la ville lorsqu’elles avaient quitté la maison du changeur Zabulon. Mais ni l’une ni l’autre n’avaient été atteintes.
Parfois aussi, on avait aperçu, profilée sur le fond immaculé de l’horizon, la frise équestre d’une sotnia cosaque en marche. Alors le vent de la plaine apportait jusqu’aux deux femmes inquiètes un chant sauvage dont le rythme se calquait sur l’allure des chevaux, plus allègre quand ils passaient du pas au trot, pour s’enfler comme une tempête dans le galop. Malgré la crainte que cette vue leur inspirait, Marianne et Barbe ne pouvaient se défendre d’écouter, avec un plaisir involontaire, ces voix aux résonances harmonieuses, profondes et graves comme la vieille terre russe, un plaisir qui osait s’avouer quand elles constataient qu’on ne les avait pas aperçues. Puis les cavaliers barbus disparaissaient comme un songe sous le ciel bas, tandis que mourait l’écho du chant guerrier...
Mais ceux qui attendaient là, au bord de la rivière, n’avaient rien d’un songe. Silencieux, aussi immobiles que des statues, ils offraient une image inquiétante d’où toute poésie était bannie.
— Il faut vous préparer, murmura Barbe.
Marianne s’y employait déjà. Ra’hel Levin lui avait montré comment appliquer rapidement sur son visage et sur ses mains ces fines membranes tragiquement coloriées qui avaient jadis fait la fortune des faux malades et vrais mendiants des cours des miracles. A ce jeu affreux, la jeune femme était devenue habile et, en quelques instants, elle se retrouva étendue au fond de la voiture, enroulée de la tête aux talons dans une couverture sale, les yeux clos et la peau dramatiquement marquée de plaques d’un rouge violacé d’un effet positivement affreux. Quand la voiture s’arrêta, elle poussa, en bonne comédienne, une plainte douloureuse...
Cependant l’un des cosaques avait pris la bride du cheval et Barbe se lançait aussitôt dans une explication pleine d’une volubile humilité à laquelle, bien sûr, Marianne ne comprit rien, mais où elle saisit au passage leurs identités d’emprunt, conférées par Salomon : Sara et Rebecca Louria, de Kovno, regagnant leur pays pour que Rebecca pût y mourir en paix.
Rebecca, c’était bien sûr Marianne. Elle avait choisi elle-même ce nom en souvenir de la femme qui, à Constantinople, l’avait sauvée de la mort quand son fils était né. Elle avait l’impression que cela lui porterait bonheur...
Mais à cette minute, elle en doutait un peu, car la voix qui alternait avec celle de Barbe était violente, agressive. Les choses apparemment n’allaient pas toutes seules.
— Attention ! souffla tout à coup Barbe en français.
La fausse malade comprit, gémit de plus belle en faisant aller sa tête de côté et d’autre sur la balle d’avoine qui lui servait d’oreiller. A travers ses grands cils, elle vit soudain une tête hirsute apparaître sous la bâche à quelques pouces de son visage. Une violente odeur de graisse rance et de vieux tabac emplit la kibitka, si écœurante qu’une brusque et très convaincante nausée secoua la jeune femme. L’homme alors introduisit son fusil dans la voiture et, de la crosse, lui allongea dans les côtes quelques coups qui lui arrachèrent un cri tandis que Barbe éclatait en larmes et en supplications.
Le cosaque se retira presque aussitôt en proférant tout un chapelet de paroles violentes qui devaient être des injures. L’instant suivant, la voiture se remit en marche et Marianne, les côtes douloureuses, voulut se redresser.
— Ne bougez pas ! souffla Barbe. Ils nous escortent.
— Pourquoi ?
— Ils disent que nous sommes sur un terrain militaire, que nous sommes coupables... Ils nous emmènent.
— Où ça, mon Dieu ?
— Est-ce que je sais ! A leur cantonnement sans doute.
— Mais... notre laissez-passer ?
— Ils s’en moquent bien ! Comme d’ailleurs de votre agonie. Tout ce qui les intéresse, c’est le cheval et le contenu de la voiture. Je pense... qu’ils vont nous tuer.
En murmurant ces mots, Barbe n’y avait mis aucune crainte. C’était simplement une constatation triste, résignée. Marianne, la gorge serrée, ferma les yeux. Même la vue des fortes épaules de la Polonaise, soudain affaissées, était déprimante. Et Marianne refusait, encore une fois, la mort.
Sa main glacée tâta, à sa ceinture, le couteau de chasse qu’elle dissimulait sous un châle, décidée à s’en servir pour au moins vendre chèrement sa vie. Une bourrasque de vent se leva, mugissant tout au long de la vallée, et s’engouffra dans la voiture, humide de neige. Quelque part, des corbeaux se mirent à lancer leur cri désagréable et Marianne eut tout à coup la sensation affreuse que cette voiture était un corbillard et l’emportait inexorablement vers la tombe. Alors, elle se mit à prier tout bas...
Encadrée par quatre cosaques, la kibitka poursuivit son chemin le long de la Berezina. On atteignit ainsi, en face du hameau et du petit château de Studianka, un pont rustique, fait de troncs d’arbre et de terre battue. Barbe alors gémit.
— Par saint Casimir ! Il y a d’autres cosaques là-bas ! Ils attaquent le pont à la hache. Au cas où ils décideraient de nous laisser la vie, nous ne pourrons plus passer.
Cependant, les hommes du peloton qui arrivaient avec la kibitka se mirent à pousser des cris d’appel.
— Qu’est-ce qu’ils disent ? souffla Marianne.
— C’est assez curieux ! Ils disent d’arrêter un moment. Ils veulent faire passer la voiture avant que le pont ne tombe. J’avoue que je n’y comprends plus rien...
Elle n’eut pas le temps de chercher. Cosaques et voiture venaient de s’arrêter. Aussitôt deux colosses barbus arrachèrent Barbe du banc qui lui servait de siège malgré ses cris et ses protestations. Deux autres s’emparèrent de la fausse malade, l’un par les pieds l’autre par les épaules, et la sortirent de la voiture. Fidèle à son rôle jusqu’au bout, elle ne résista pas, se contentant de geindre de plus en plus et pensant qu’on allait la poser dans la neige.
Elle vit cependant que l’on était près du pont, que les cosaques avaient mis pied à terre, que Barbe se débattait comme une furie contre trois d’entre eux... et qu’on la portait vers la rivière. Terrifiée soudain en face de cette eau d’un gris sale où voguaient de gros glaçons jaunâtres, elle se mit à hurler, voulut se défendre, mais en vain. Les hommes la tenaient bien et elle se sentait paralysée par la peur.
Ne sachant plus où elle en était, elle se mit à hurler en français.
— Au secours ! A l’aide !... A moi !...
Un hurlement énorme lui répondit, si violent qu’elle eut l’impression que la terre éclatait. En même temps, elle se sentit brusquement balancée... jetée dans l’air froid... et l’eau de la rivière étouffa son dernier cri.
Elle était glacée, cette eau, bouillonnante et rendue plus dangereuse encore par les glaces flottantes et par le fait qu’elle était en crue. Marianne eut l’impression de plonger dans un abîme sans fond, un enfer de froid qui lui mordait la peau. Instinctivement, elle se débattit, abandonnant la couverture qui l’enveloppait, le châle qu’elle avait en dessous et parvint à remonter à la surface, forçant ses bras et ses jambes déjà engourdis aux mouvements de la nage. Tout à coup son pied heurta quelque chose de dur. En se redressant, elle sentit qu’elle avait pied. Il devait y avoir là un gué... et le pont surplombait ce gué car, en s’essuyant les yeux, elle vit qu’elle était tout près de l’une des piles de rondins et s’y cramponna.
A sa grande surprise, la rive d’où elle avait été précipitée lui parut déserte. La kibitka y était toujours mais il n’y avait plus personne autour. L’idée lui vint alors que Barbe avait dû subir le même sort qu’elle-même et, des yeux, elle fouilla l’étendue de la rivière. Elle ne vit rien, sentit son cœur se serrer... la pauvre fille avait dû périr, surprise par le froid ou bien parce qu’elle ne savait pas nager...
Transie, les dents claquantes, Marianne lâcha la pile du pont, s’avança vers la berge, se coucha dans l’herbe brûlée par le givre. Son cœur battait comme un tambour dans sa poitrine, emplissant ses oreilles d’un bruit de tonnerre... Il fallait qu’elle sortît de là, qu’elle remuât si elle ne voulait pas mourir gelée après avoir failli périr noyée. L’instinct de conservation était si fort qu’elle ne songeait même plus qu’en sortant de l’eau, elle allait retomber aux mains de ses bourreaux.
Elle se traîna sur la berge, légèrement en pente. Ses yeux émergèrent au ras du chemin... et elle comprit que le bruit de tonnerre ne venait pas seulement de son cœur ou de ses oreilles : là, à quelques toises, entre la rive et le hameau, les cosaques étaient aux prises avec quelques cavaliers... des cavaliers qui ne pouvaient appartenir qu’à la Grande Armée !
Elle eut l’impression que le ciel s’ouvrait. Les doigts crispés à cette herbe gelée, sans plus sentir ni le froid ni la douleur, elle suivit des yeux le combat. Il était inégal : une dizaine de cavaliers étaient opposés à une cinquantaine de cosaques. Ils se battaient comme des lions mais ils avaient visiblement le dessous. Déjà trois hommes agonisaient dans la neige auprès de deux chevaux morts.
— Mon Dieu ! supplia-t-elle. Sauvez-les ! Sauvez-nous !...
Un grand cri lui répondit. En haut du coteau près d’un bouquet d’arbres, une autre petite troupe de cavaliers venait d’apparaître, une douzaine peut-être. Un officier empanaché, portant la tenue de général, s’en détacha, s’avança de quelques pas, observant ce qui se passait au bord de la rivière. Il resta là, un instant, dressé sur son cheval, les plumes de son chapeau claquant dans le vent. Puis brusquement, il arracha ce chapeau, tira son sabre et, le pointant vers le lieu du combat, hurla en bon français :
— En avant !...
Alors, ce fut magnifique. Cette poignée de cavaliers déferla en une charge furieuse sur les cosaques avec l’impétuosité d’une tornade, les enfoncèrent, les renversèrent les uns sur les autres, dégageant leurs camarades et semant la mort dans l’éclat meurtrier des sabres qui tournoyaient comme des faux dans un champ de blé.
Ce fut bref aussi. En quelques minutes, les Russes survivants avaient tourné bride et repris, au galop, le chemin de la forêt, poursuivis par le général tout seul. On l’entendit rire dans la bourrasque.
Soudain, Marianne aperçut Barbe et faillit chanter de joie. La Polonaise sortait de derrière un sapin et courait vers la voiture. Marianne se releva, voulut courir vers elle, mais ses membres transis lui refusèrent tout service. Elle tomba lourdement sur le sol en criant de toutes ses forces :
— Barbe ! Barbe ! Je suis là ! Barbe ! Venez !...
L’autre entendit. En un instant elle fut sur elle, la saisit dans ses bras, riant et pleurant à la fois, invoquant tous les saints du calendrier polonais, en jurant à chacun d’eux qu’elle lui brûlerait une forêt de cierges à la première occasion.
— Barbe ! gémit Marianne. J’ai si froid que je ne peux plus marcher !
— Qu’à cela ne tienne !
Et aussi facilement qu’elle eût fait d’un enfant. Barbe enleva Marianne dans ses bras et l’emporta grelottante jusqu’à la voiture. Elle vit alors qu’un homme l’y avait précédée et reconnut le général qui saisissait déjà le cheval par la bride.
— Désolé, ma bonne femme, mais j’ai deux blessés !
Au son de cette voix, Marianne, qui avait fermé les yeux comme si elle cherchait à conserver le peu de chaleur qui restait à l’intérieur de son corps, les ouvrit pour constater avec stupeur que le centaure de tout à l’heure n’était autre que Fournier-Sarlovèze, l’amant chéri de Fortunée Hamelin, l’homme qui l’avait arrachée des griffes de Tchernytchev et s’était battu pour elle[16] dans le jardin de la rue de Lille.
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