Barbe qui, peu douée pour la comédie, s’efforçait vainement de jouer les femmes exténuées, reçut le premier ordre que lui eût jamais donné sa maîtresse : celui de faire préparer la voiture pour le lendemain et, comme la Polonaise s’efforçait de discuter, elle s’entendit dire que Kovno, la prochaine étape et la fin du voyage de la kibitka, n’était plus qu’à une vingtaine de lieues. Marianne avait hâte aussi de remettre au cousin de Salomon le dépôt précieux dont on l’avait chargée et qui maintenant lui pesait car, affaibli par le mal, son esprit voyait, superstitieusement, dans ces joyaux pris à une église, l’une des causes, sinon la cause de ses douleurs. D’ailleurs il s’en était fallu de peu que les perles de Smolensk finissent leur carrière dans la Bérésina, avec elle...
Cette mise en demeure désola Barbe, d’autant plus que Marianne émailla son discours de plusieurs quintes de toux de mauvais augure. En dernier recours, elle pensa que, peut-être, la voix du médecin serait plus convaincante que la sienne. Mais, à sa grande surprise, quand elle alla trouver Moïse, elle le trouva beaucoup moins désireux de voir les deux femmes poursuivre leur séjour dans sa maison... à moins qu’elles n’acceptassent de demeurer seules et exposées à des aventures désagréables.
— Je vais partir, expliqua-t-il. Moi et les miens allons, sous peu, quitter Wilna pour Riga où nous avons une maison et de la famille. Il n’est pas prudent pour nous de rester ici plus longtemps si nous tenons à nos biens... et même à nos personnes.
Comme la Polonaise s’étonnait, il lui rapporta les dernières nouvelles qui couraient la campagne. Elles étaient désastreuses pour les Français car elles disaient que 1’armée de Napoléon, affamée et en désordre après des combats malheureux, refluait maintenant vers Wilna comme vers le port du salut. Elles disaient encore qu’il y avait eu, sur la Bérésina et à l’endroit même où les deux femmes avaient franchi la rivière, une sorte de bataille ressemblant furieusement à un massacre quand les fugitifs avaient voulu passer l’eau. Les ponts étaient détruits et sans l’héroïsme des soldats du Génie qui avaient pu rétablir des ponts de fortune, toute l’armée serait peut-être à cette heure détruite ou prisonnière. Beaucoup avaient pu passer, ainsi qu’une foule de civils qui les suivaient, mais depuis, les incessantes charges des cosaques avaient encore causé des vides tragiques.
— D’après ce que j’ai appris, ajouta Moïse, cela se passait à peu près le jour où vous êtes arrivées ici. Depuis, Napoléon approche de Wilna aussi vite qu’il le peut. Il traîne après lui une foule affamée, désespérée, qui va s’abattre sur nous comme une volée de sauterelles. Il va leur falloir des maisons, des vivres en quantité et nous allons être ravagés. Nous surtout les juifs qui, lorsque l’on pille ou que l’on réquisitionne, sommes toujours les premiers frappés. Alors, je préfère emmener les miens et mes biens les plus précieux quand il en est encore temps. Peu m’importe ensuite si l’on brûle ma maison : elle ne sera plus qu’une coquille vide. Voilà pourquoi, ajouta-t-il gravement, je dois manquer aux lois de l’hospitalité, à mon corps défendant, et vous prier de reprendre votre route. Tout ce que je peux vous offrir, c’est de nous suivre à Riga...
— Certainement pas ! Route pour route, autant reprendre la nôtre. Pouvez-vous nous donner de quoi protéger ma maîtresse, autant que possible, contre une rechute toujours à craindre avec ce froid ?
— Bien entendu ! Vous aurez des fourrures, des bottes doublées, un réchaud même que vous pourrez garder allumé dans la kibitka et, naturellement, des vivres.
— Je vous remercie ! Mais vous-même, pourrez-vous partir ? Le gouverneur français...
Moïse Chakhna eut un geste bien étrange pour l’homme calme et un peu compassé qu’il était habituellement : il montra le poing à un personnage invisible.
— Le gouverneur ? Sa Grâce le duc de Bassano ne croit pas à ces rumeurs désastreuses. Il menace de prison ceux qui les propagent... et il songe à donner un bal. Mais moi, je sais que tout cela est vrai et je m’en vais !
Le lendemain, la kibitka reprenait son chemin vers le Niemen que l’on passerait à Kovno. Comme il l’avait promis, le médecin avait généreusement muni les deux voyageuses de tous les moyens possibles de lutter contre le froid, et ce n’était pas superflu car, en ce début du mois de décembre, la température, brusquement, plongea dramatiquement. Le thermomètre tomba à 20° au-dessous de zéro, les rivières gelèrent et les roues de la voiture cessèrent d’enfoncer dans la neige durcie sur laquelle le cheval, d’ailleurs, avançait d’un pas sûr mais sans pouvoir aller très vite, car la voiture avait souvent tendance à déraper, menaçant même parfois de verser.
Pour mieux la maintenir en ligne, Barbe, des morceaux de laine attachés autour de ses bottes, se résigna à faire la route à pied tant elle craignait de voir le véhicule se retourner et précipiter Marianne sur la glace.
Heureusement, et contrairement à ce qu’elle avait craint, la jeune femme allait un peu mieux. La fièvre n’avait pas reparu et la toux semblait moins rocailleuse, les quintes moins longues. Mais pour plus de sécurité, Barbe l’obligeait à rester ensevelie dans les fourrures qui laissaient uniquement voir ses yeux encore trop brillants.
A ce train-là, on mit trois jours et une nuit pour atteindre les approches du Niemen. Au soir de ce troisième jour, en effet, Barbe, inquiète du froid qui grandissait encore, refusa de s’arrêter. D’autant plus qu’on se trouvait dans une plaine nue où aucun abri n’était possible.
— Autant aller jusqu’au bout ! décréta-t-elle quand on fit la halte obligatoire pour prendre quelque chose de chaud. (En éparpillant du pied les restes du feu, elle conclut :) Demain matin, nous serons à Kovno.
Et toute la nuit, éclairant son chemin d’une lanterne, Barbe marcha, marcha... jusqu’à ce que le diable lui envoyât une nouvelle épreuve. Deux heures avant le lever du jour, alors que l’on était en vue de Kovno, l’une des roues arrière de la voiture se brisa sur un obstacle invisible. Freinée brusquement, la kibitka dérapa avant de s’immobiliser.
Réveillée par le choc, Marianne, qui sommeillait, passa la tête au-dehors. A la lumière de la lanterne, elle vit briller, comme une sorte de lune, le visage de Barbe, enduit de graisse de mouton et devenu blême. Malgré cette précaution destinée à éviter les crevasses au visage, de petits glaçons s’étaient formés dans ses sourcils et sous son nez où la respiration gelait. Mais toute cette figure était l’image même du désespoir.
— Nous avons cassé une roue ! balbutia-t-elle. Il n’est plus possible de continuer !... non, protesta-t-elle aussitôt en constatant que Marianne se mettait en devoir de sortir, ne descendez pas ! Il fait trop froid ! Vous allez attraper la mort !...
— De toutes façons, je l’attraperai si nous devons rester ici longtemps sans bouger. Sommes-nous encore loin de Kovno ?
— On voit briller d’ici le confluent de la Wilia et du Niemen... Deux ou trois verstes tout au plus. Le mieux serait peut-être...
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Débouchant d’un tournant du chemin, un cavalier arrivait sur elles, évitant de justesse la voiture qui tenait le milieu de la route. Mais ayant buté contre un talus, il s’abattit, à peine le véhicule dépassé. Il se releva presque aussitôt, aida son cheval à se remettre sur ses jambes puis, jurant et sacrant en bon français, revint vers la voiture.
— Tonnerre de Dieu ! Qu’est-ce qui m’a foutu des abrutis pareils !... Bande de...
Il avait tiré son pistolet et semblait décidé à s’en servir. Barbe alors cria avant qu’il n’eût le temps de viser.
— Ça ne vous servira à rien de nous tuer ! Nous avons cassé une roue et nous sommes assez ennuyées ainsi.
Etonné d’entendre parler sa langue par cette créature indéfinissable qui avait l’air d’être du pays, l’homme s’approcha.
— Ah ! vous êtes des femmes ! Pardonnez-moi, je ne pouvais pas savoir, mais je me suis fait un mal de chien. Et je suis pressé...
A la lumière de la lanterne, Marianne vit avec étonnement qu’il ne s’agissait pas d’un soldat mais bien d’un piqueur de la maison de l’Empereur. Sa présence dans ce désert de glace était si stupéfiante qu’elle ne put s’empêcher de lui demander ce qu’il faisait là. Alors, il se présenta.
— Amodru, Madame. Piqueur de Sa Majesté l’Empereur et Roi ! Je suis chargé de préparer les relais. L’Empereur me suit !
— Qu’est-ce que vous dites ? L’Empereur ?...
— Sera ici d’une minute à l’autre ! Aussi par-donnez-moi si je vous abandonne ! En arrivant à Kovno, je vous enverrai du secours. En attendant, je vais vous aider à pousser cette charrette sur le côté, sinon Sa Majesté sera obligée de s’arrêter... moins brutalement que moi, je l’espère ! Faisons vite. J’ai déjà pris du retard à cause des loups que j’ai dû tuer.
Tout en parlant, il empoignait la bride du cheval, criant à Barbe de pousser la voiture de son mieux, mais celle-ci ne l’écoutait pas. Elle avait dû se jeter sur Marianne dont le premier mouvement, en apprenant l’approche de Napoléon, avait été de s’élancer à travers champs pour se dissimuler.
— Je vous en prie. Ne soyez pas stupide ! Restez ici ! Il ne vous verra peut-être même pas. Et puis, en admettant même qu’il vous reconnaisse, qu’avez-vous à craindre ? Il n’y a ici ni prison, ni juges, ni...
— Aidez-moi, bon Dieu ! hurlait le piqueur auquel le cheval refusait d’obéir.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vais soulever cette voiture au risque de me rompre les reins ? Si l’Empereur arrive, il s’arrêtera, voilà tout ! Et il y aura bien dans ses troupes quelqu’un qui nous sortira de là.
Amodru haussa les épaules avec fureur.
— J’ai dit l’Empereur ! Pas l’armée ! Sa Majesté a dû prendre les devants ! Il lui faut regagner Paris au plus vite. La situation y est grave, paraît-il. Alors, vous m’aidez ?... Bon sang ! Les voilà !...
En effet, trois voitures débouchaient de derrière quelques sapins, marquant le tournant de la route : la dormeuse de l’Empereur suivie de deux calèches fermées, toutes trois blanches de neige gelée. Une dizaine de cavaliers les accompagnaient.
Il n’était plus temps pour Marianne de remonter dans la voiture pour s’y cacher. Avec un gémissement, elle se serra contre Barbe, cachant son visage contre son épaule. Elle avait honte de cette peur soudaine qui l’envahissait, elle qui avait affronté déjà tant de dangers beaucoup plus redoutables qu’une colère impériale, même assortie d’un jugement. Mais ce n’était pas tant de Napoléon qu’elle avait peur, que d’une mauvaise chance qui ne se lassait pas de dresser sur sa route un obstacle après l’autre. Peut-être était-il écrit qu’elle n’atteindrait jamais Dantzig...
Cependant, le piqueur courait vers la voiture de tête à la portière de laquelle quelqu’un venait de se pencher. Marianne entendit une voix bien connue demander avec impatience :
— Eh bien ! Que faisons-nous là ? Qu’est-ce que cette voiture ?
— L’équipage de deux femmes, Votre Majesté ! Elles ont cassé une roue et je n’ai pas réussi à dégager la route.
— Deux femmes ? Que font deux femmes à pareille heure sur un pareil chemin ?
— Je ne sais pas, Sire. Mais l’une parle français avec un accent de par ici et l’autre sans accent. Je crois qu’elle est française.
— Sans doute de malheureuses fugitives comme nous ! Que l’on voie ce que l’on peut faire pour elles. J’attendrai.
Tout en parlant, Napoléon ouvrait la portière, sautait sur le sol gelé. Malgré son émotion, Marianne ne put s’empêcher de jeter un regard de son côté tandis qu’il sortait d’une espèce de sac en peau d’ours dans lequel il était enveloppé et marchait vers elle d’une démarche rendue difficile par les énormes bottes fourrées et l’épaisseur de ses vêtements. Un instant plus tard, il était près d’elles, et Marianne sentit son cœur cogner durement dans sa poitrine tandis qu’il disait, aimablement :
— C’est vous qui êtes accidentées, mesdames ?
— Oui, Sire... répondit Barbe d’un ton hésitant. Nous espérions atteindre Kovno avant le jour mais nous avons eu du malheur... et ma compagne relève d’une grave maladie. J’ai peur pour elle, par ce froid terrible...
— Je vous comprends. Il faut l’abriter. Puis-je vous demander qui vous êtes ?
Barbe ouvrait déjà la bouche pour répondre Dieu sait quoi, mais tout à coup, quelque chose craqua en Marianne, quelque chose qui était peut-être sa combativité. Elle en avait assez de lutter contre tout le monde, les hommes et les éléments. Elle était lasse, elle était malade... et n’importe quelle prison serait, à tout prendre, préférable à ce qu’elle avait enduré. Repoussant brusquement Barbe, elle découvrit son visage et se laissa tomber à genoux.
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