— C’est moi, Sire. Ce n’est que moi... Faites de moi ce que vous voudrez...
Il eut une sourde exclamation, cria sans se retourner :
— Roustan ! Une lanterne !...
Le mameluk que Marianne n’imaginait pas en Russie, parce qu’elle ne l’avait pas encore aperçu, accourut, véritable montagne de fourrure sur laquelle voguait un turban, apportant une lanterne. A sa lumière pauvre, Napoléon scruta le visage creusé par la maladie, les yeux emplis de larmes qui gelaient en roulant sur les joues blêmes. Les siens eurent un éclair, vite éteint d’ailleurs, et, tout à coup, il se pencha sur elle avec un visage si dur qu’elle ne put s’empêcher de gémir.
— Sire... Me pardonnerez-vous jamais ?
Mais il ne lui répondit pas, se contenta de prendre la lanterne des mains du mameluk.
— Emporte-la ! lui dit-il. Mets-la dans la voiture ! Sa compagne montera avec Constant. Dételez le cheval et prenez-le en bride. Quant à cette misérable carriole, elle ne mérite pas que l’on perde son temps pour elle. Poussez-la dans le fossé et continuons ! Il y a de quoi prendre la mort, ici !
Sans un mot, Roustan souleva Marianne et alla la déposer à l’intérieur de la dormeuse où un homme se trouvait déjà. Elle ne put, bien qu’elle n’en eût guère envie, s’empêcher de sourire en reconnaissant Caulaincourt et en constatant la stupeur qu’elle suscitait chez lui.
— Il est écrit, Monsieur le Duc, que nous nous rencontrerons toujours dans des circonstances extraordinaires, murmura-t-elle.
Mais une brutale quinte de toux la secoua et l’empêcha de poursuivre. Tout de suite le duc de
Vicence glissa une chaufferette sous ses pieds, tendit la main vers un nécessaire de voyage et y prit un peu de vin qu’il versa dans un gobelet de vermeil avant de l’approcher des lèvres de la jeune femme.
— Vous êtes malade, Madame ! fit-il d’un ton apitoyé. Ces climats ne sont pas faits pour les femmes...
Il s’interrompit car Napoléon venait de remonter en voiture et se réinstallait dans sa peau d’ours. Il semblait furieux. Ses mouvements étaient brusques et ses sourcils durement froncés, mais Marianne, un peu réconfortée par le vin qui était le chambertin préféré du souverain, se risqua à murmurer :
— Comment vous remercier, Sire ? Votre Majesté...
Il lui coupa la parole.
— Taisez-vous ! Vous allez encore tousser ! Nous verrons au relais...
On fut à Kovno en un rien de temps et l’on s’arrêta dans l’un des faubourgs devant une maison dont il ne restait plus que la moitié. Le reste de la ville était d’ailleurs à cette image, car une dizaine d’années plus tôt Kovno avait été en grande partie détruite par. un terrible incendie dont elle ne s’était pas encore relevée. L’arrivée des Français de ce côté-ci du Niemen n’avait rien arrangé. Hormis le vieux château, quelques églises et la moitié environ des maisons, tout le reste était en ruine.
Celle devant laquelle s’arrêtèrent les trois voitures était une espèce d’auberge tenue par un jeune cuisinier italien qui était arrivé là l’été précédent avec l’armée. Il semblait d’ailleurs y réussir car, prévenu seulement quelques instants auparavant par le piqueur Amodru qui avait déjà repris sa route, il avait réussi des merveilles. Quand Marianne, soutenue par Caulaincourt, entra dans la salle où brûlait un grand feu, elle vit une table toute servie avec une nappe blanche, du pain blanc, des poulets rôtis, du fromage, des confitures et du vin... et se crut au paradis. La pièce était étincelante de propreté, il y faisait chaud et l’odeur d’une omelette embaumait l’atmosphère...
A Guglielmo Grandi qui, plié en deux, le saluait, bonnet à la main, Napoléon demanda :
— As-tu une bonne chambre ?
— J’ai trois chambres, votre Majesté Impériale ! Trois bonnes chambres. Est-ce que Votre Majesté veut me faire l’honneur de prendre un peu de repos ?...
— Je n’ai pas le temps. Mais cette dame a besoin d’un lit ! Fais préparer une chambre... Je vois que tu as là des servantes. Que l’on allume du feu et qu’on lui prépare à souper...
D’un geste sec, il appela Barbe qui venait d’entrer en compagnie des occupants des autres voitures, qui étaient Duroc, le général Mouton, le baron Fain et Constant qui, d’ailleurs, reconnaissant la jeune femme, se précipitait vers elle avec un visage illuminé de joie.
— Mon Dieu ! Madame la Princesse ! Mais c’est un miracle !...
Napoléon lui coupa la parole d’un geste autoritaire.
— Cela suffit, Constant ! Veillez à ce que cette dame soit bien installée ! Et vous, ajouta-t-il à l’intention de Barbe qui le regardait avec de grands yeux inquiets, allez avec votre compagne, aidez-la à se coucher...
— Sire ! pria Marianne. Laissez-moi au moins vous parler, vous dire...
— Rien ! Allez vous mettre au lit. Vous tenez à peine debout. J’irai tout à l’heure vous apprendre ce que j’ai décidé...
Et comme si, tout à coup, elle avait cessé d’exister, il lui tourna le dos et revint vers la table à laquelle il s’assit, non sans avoir dépouillé son énorme pelisse et les nombreux vêtements de laine qui l’enrobaient, comme un oignon ses pelures. Et sans plus attendre, il attaqua l’omelette qu’on lui servait toute fumante.
Conformément aux habitudes, le repas impérial ne dura guère. Dix minutes environ après qu’il eut envoyé Marianne vers sa chambre, Napoléon y pénétrait à son tour. La jeune femme venait tout juste d’être installée dans un lit auquel des matelas empilés donnaient des airs de vaisseau de haut bord. Elle y buvait avec délices et précautions une tasse de lait bouillant, le premier depuis bien longtemps.
En voyant surgir l’Empereur, elle s’arrêta, voulut passer la tasse à Barbe, mais il l’en empêcha.
— Achevez ! ordonna-t-il du ton dont il eût dit : Sortez !
N’osant désobéir ni risquer de lasser une patience qu’elle savait courte, elle se brûla héroïquement, avala le tout d’un trait puis, rouge jusqu’à la racine des cheveux, rendit le récipient à Barbe qui, sur une révérence, s’esquiva. Avec une humilité toute nouvelle, Marianne attendit que l’Empereur lui adressât la parole. Cela ne tarda guère.
— Je n’espérais plus vous revoir, Madame ! En vérité, j’ai encore peine à croire que ce soit réellement vous que j’ai trouvée grelottant auprès des débris d’une mauvaise carriole !
— Sire, murmura Marianne timidement, Votre Majesté veut-elle maintenant me permettre de lui dire...
— Rien, Madame ! Je n’ai de temps ni pour votre histoire ni pour vos remerciements. En vous portant secours, j’ai fait ce que commandait la simple humanité. Remerciez Dieu !
— Alors... puis-je demander ce que Votre Majesté compte faire de moi ?
— Que voulez-vous que je fasse de vous ?
— Je ne sais pas mais... comme Votre Majesté avait pris la peine de me faire rechercher... et même de mettre ma tête à prix !
Il eut un rire dur et bref.
— Votre tête à prix ? N’exagérez rien ! Si j’ai offert une somme d’argent pour vous retrouver ce n’était pas, et j’espérais que vous n’imagineriez rien de tel, pour vous envoyer devant un peloton d’exécution. Sachez ceci, Madame ! Je ne suis ni un bourreau, ni un fou, ni un homme sans mémoire. Je n’ai pas oublié les services que vous m’avez rendus, je n’ai pas oublié non plus que c’est uniquement pour me sauver que vous vous êtes fourrée dans cet énorme guêpier.
— Mais j’ai fait évader votre prisonnier...
— Laissez-moi finir ! Je n’ai pas oublié que vous m’avez aimé et que, lorsque votre cœur est en cause, vous pouvez vous lancer dans les pires aventures, telle cette folie que vous avez commise pour sauver ce cardinal rebelle. Je n’ai pas oublié, enfin... que je vous ai aimée et que, jamais, vous ne me serez indifférente.
— Sire !...
— Taisez-vous ! J’ai dit que j’étais pressé. Si je vous ai fait rechercher, c’était dans l’espoir de vous sauver de vous-même, d’abord en vous empêchant de courir aux basques de votre Américain, et des incroyables dangers de ce pays ensuite... des dangers que, depuis votre disparition, j’ai pu mesurer et en face desquels vous me sembliez bien fragile. Ne vous est-il pas venu à l’idée que je pouvais craindre... affreusement, d’apprendre que vous aviez péri dans l’incendie ? Non, bien sûr, vous n’y avez pas pensé un seul instant !
— Comment aurais-je pu l’imaginer ? Je croyais...
— Vous n’aviez pas à croire, vous aviez à vous soumettre ! Certes, vous auriez essuyé ma colère... mais jusqu’à présent vous en avez essuyé impunément quelques-unes, n’est-ce pas ? Ensuite, je vous aurais renvoyée en France, chez vous, dans les plus brefs délais et par les moyens les plus rapides.
Emue aux larmes, Marianne murmura d’une voix qui s’enrouait :
— Votre Majesté veut-elle dire... qu’elle a renoncé à me punir de ma rébellion ?
— Certainement pas ! Mais votre présence ici, et dans cet état, est la meilleure preuve de ce que vous n’avez pas trahi la parole que vous m’aviez donnée, j’entends : que vous n’avez pas pris le chemin, facile cependant, de Saint-Pétersbourg ! Aussi n’aggraverai-je pas la sanction que je vous ai infligée.
— Et... qui est ?
— Votre hôtel de Paris ne vous appartient plus. Aussi bien vous n’êtes plus, depuis longtemps, Mlle d’Asselnat de Villeneuve. L’hôtel de votre famille appartient désormais, en toute propriété, à votre cousine, Mademoiselle Adélaïde d’Asselnat !
Quelque chose se serra dans la gorge de Marianne qui murmura, baissant les yeux pour qu’il ne pût lire le brusque chagrin qui lui venait :
— Cela veut dire... que Paris m’est désormais fermé, que je suis exilée ?
— Un mot amusant pour une émigrée élevée en Angleterre ! N’imaginez pas cependant que je vais vous renvoyer à Selton Hall. Vous n’êtes pas exilée mais vous n’avez plus le droit d’habiter Paris à demeure. Quelques séjours ne vous seront pas défendus mais vous habiterez désormais là où vous le devez.
— Et c’est ?
— Ne faites pas celle qui ne comprend pas ! Vous êtes princesse Sant’Anna, Madame, vous demeurerez avec votre époux et votre fils. Tout autre domicile dans l’Empire vous est interdit !
— Sire !
— Ne répliquez pas ! Je ne fais qu’agir dans le sens de la promesse que vous m’avez faite. Allez rejoindre le prince Corrado. Il est digne d’amour, même si... la couleur de sa peau n’est pas celle que l’on souhaiterait sur un tel homme.
— La... couleur de sa peau ? Votre Majesté sait...
— Oui, Madame, je sais ! Dans l’espoir de vous éviter les ennuis qu’un divorce aurait pu vous créer auprès de moi, le prince Sant’Anna s’est confié à mon honneur et a déposé son secret entre mes mains. J’ai reçu sa lettre à Moscou. Il espérait, ce faisant, que je vous comprendrais mieux et vous pardonnerais de suivre aveuglément la pente qui entraîne votre cœur vers les Etats-Unis. Je sais maintenant qui vous avez épousé...
Lentement, il s’approcha du lit, posa sa main sur l’épaule de la jeune femme qui, tête basse, l’écoutait, envahie d’une émotion qu’elle contrôlait mal. Sa voix, tout à coup, se fit très douce.
— Essaie de l’aimer, Marianne ! Nul ne le mérite plus que lui. Si tu veux que je te pardonne tout à fait, sois une bonne épouse et... reviens, avec lui, à ma cour. Un homme de cette qualité ne doit pas vivre à l’écart des autres. Dis-le-lui. Dis-lui aussi que l’accueil qu’il recevra de moi ôtera à quiconque jusqu’à l’envie de sourire.
Les larmes maintenant roulaient sur les joues de la jeune femme, mais c’étaient des larmes bienfaisantes, des larmes de soulagement et de tendresse. Tournant vivement la tête, elle posa ses lèvres humides sur la main pâle qui serrait son épaule, mais sans réussir à articuler une parole. Un moment, ils restèrent ainsi, puis doucement, Napoléon retira sa main, revint vers la porte demeurée entrouverte.
— Constant ! appela-t-il. Est-ce prêt ?
Le valet apparut presque instantanément, portant des papiers et un portefeuille qu’il alla déposer entre les mains de Marianne.
— ... Il y a là, expliqua l’Empereur, un passeport, un bon de réquisition pour une voiture, l’autorisation de prendre des chevaux de poste, enfin de l’argent ! Reposez-vous ! Soignez-vous quelques jours, puis repartez tranquillement vers la France. En partant d’ici, choisissez de préférence un traîneau.
C’est ce que je vais essayer de faire pour ma part.
— Votre Majesté repart tout de suite ? demanda timidement Marianne.
— Oui. Il me faut rentrer au plus vite, car j’ai appris qu’en mon absence, un misérable fou, un certain Malet, annonçant ma mort, a été à deux doigts, en quelques heures, de réussir un coup d’Etat grâce à l’incurie et à la sottise de ceux à qui j’avais confié la garde de Paris. Je repars sur l’heure... (Puis se tournant vers Constant qui, à trois pas derrière lui, attendait ses ordres :) A-t-on décidé quelle route nous allons prendre ? Koenigsberg ou Varsovie ?
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