Aux prises avec elle-même, Marianne s’attarda devant la fenêtre où s’encadraient le fleuve et sa rive orientale, plate et basse. Sous la lune, le Borysthène roulait comme un flot de mercure et les roseaux de la berge s’y dessinaient en noir profond comme si quelque délicat pinceau chinois les eût tracés à l’encre de Chine. De grosses barges marchandes y dormaient côte à côte dans l’attente des lents voyages à venir, rêvant peut-être des mers lointaines et fabuleuses qu’elles n’atteindraient jamais, comme Marianne elle-même rêvait de cette Amérique qui, à cette heure, lui semblait s’éloigner de plus en plus dans les brumes de l’impossible.

Elle allait-se résoudre à descendre jusqu’à l’eau pour y chercher un peu de fraîcheur et apaiser la fièvre qui la brûlait et elle commençait de s’habiller sans quitter des yeux le fleuve, quand elle vit tout à coup passer celui qui l’occupait si fort.

Les mains nouées au dos, dans l’attitude familière qu’il avait toujours sur le pont de son navire, Jason descendait lentement vers l’eau brillante. Et Marianne, apaisée soudain, sourit, heureuse de constater qu’il ne pouvait, lui non plus, trouver le sommeil. Elle se sentit pleine de tendresse en pensant qu’il livrait, lui aussi, à son orgueil, un combat identique à celui qu’elle soutenait elle-même. Jason avait toujours éprouvé les plus grandes difficultés à se tirer de ce genre de situation. Marianne n’aurait aucune peine, en faisant preuve d’un peu d’humilité, à le ramener.

Elle allait s’élancer hors de sa chambre quand, soudain, elle aperçut Shankala...

Visiblement, la tzigane suivait Jason. Sans faire plus de bruit qu’un chat, sur ses pieds nus, elle bondissait, légère comme un esprit nocturne sur la trace de l’homme qui l’attirait et qui ne se doutait pas de sa présence.

Dans l’ombre de sa chambre, Marianne sentit s’empourprer ses joues sous la poussée d’une brusque colère. Elle en avait plus qu’assez de cette femme. Sa présence, muette cependant, car elle n’avait pas encore échangé avec elle une seule parole, lui pesait comme un cauchemar. Durant les longues étapes, dans la cohabitation forcément étroite de la kibitka, les yeux noirs de la tzigane ne connaissaient que deux points d’intérêt : le ruban blanc du chemin qu’elle fouillait inlassablement, pendant des heures, comme si elle cherchait à y découvrir quelque chose et Jason vers lequel parfois elle se tournait, un sourire au fond des yeux. L’expression qu’elle avait alors, tout en humectant ses lèvres rouges d’une langue pointue, donnait à Marianne envie de la battre...

Poursuivant sa lente promenade, Jason disparut derrière l’une des piles de troncs d’arbres qui, après une mince bande de grève, s’alignaient au bord de l’eau. A Kiev, en effet, la steppe s’arrêtait définitivement pour faire place à la grande forêt et ses produits s’entassaient au bord de l’eau qui les conduirait vers le sud.

Mais, au lieu de continuer à suivre Jason, Shankala changea de direction. Elle choisit un chemin parallèle qui passait devant les tas de bois et Marianne, qui l’observait avec une attention passionnée, la vit partir en courant vers la falaise dans laquelle butait le port fluvial. La tactique de la tzigane était très claire : elle choisissait de rencontrer Jason.

Incapable de rester là plus longtemps et poussée par une curiosité qu’il ne lui était plus possible de dominer, Marianne quitta l’auberge à son tour et s’élança vers le fleuve. Une jalousie instinctive, primitive la poussait sur la trace de Jason, une jalousie qu’elle eût été bien incapable d’expliquer ou même de justifier, mais elle ne savait qu’une chose : elle voulait voir comment Jason allait se comporter, seul en face de cette femme qui ne cachait pas son désir de le séduire.

Quand elle arriva au bord de l’eau, derrière la première pile, elle ne vit rien. Le fleuve formait une courbe légère au-delà de laquelle il n’était possible de rien apercevoir. Ses pas ne faisaient aucun bruit sur le sable durci et elle se mit à courir. Mais, quand elle atteignit le tournant de la berge, elle étouffa une exclamation sous son poing dans lequel elle mordit et se rejeta dans l’ombre épaisse, entre deux tas de rondins.

Jason était là, à quelques pas d’elle, lui tournant le dos et, debout en face de lui, il y avait Shankala. Shankala qui venait de laisser choir sa robe et qui, entièrement nue, se dressait devant lui, dans la lumière de la lune.

La gorge de Marianne se sécha d’un seul coup. La diablesse était d’une beauté redoutable. Elle avait l’air, sous cet éclairage lunaire qui argentait sa peau brune, d’une fée des eaux issue de ce fleuve étincelant qu’elle semblait rejoindre et prolonger. Les bras abandonnés le long de son corps mince, les mains ouvertes, la tête légèrement rejetée en arrière et les yeux mi-clos, elle ne bougeait pas, préférant sans doute laisser agir la séduction d’une sensualité si puissante qu’elle en devenait presque palpable. Seule sa respiration un peu haletante, soulevant rythmiquement les globes lourds mais parfaits de ses seins pointus, trahissait le désir qu’elle avait de l’homme qui la regardait. Son attitude était la même exactement que celle de la statue de dona Lucinda, au temple de la villa Sant’Anna et Marianne, qui crut la revoir, faillit crier.

Jason, lui aussi, paraissait changé en statue. De sa cachette, Marianne ne pouvait voir l’expression de son visage, mais l’immobilité totale qu’il gardait trahissait clairement une sorte de fascination. Vidée de ses forces, des éclairs rouges devant les yeux, Marianne dut s’appuyer aux troncs rugueux, incapable de détourner son regard de ce tableau qui la bouleversait et souhaitant éperdument s’abîmer dans les profondeurs des eaux si Jason succombait à la tentation. Ce silence, cette immobilité, semblaient devoir durer éternellement...

Soudain, Shankala bougea. Elle fit un pas vers Jason, puis un autre... Ses yeux étincelaient et Marianne, torturée, enfonça ses ongles dans ses paumes. Le souffle haletant de cette femme emplissait ses oreilles d’un vent d’orage. Elle approchait de l’homme qui ne se décidait pas à bouger. Un pas... et encore un pas. Elle allait le toucher, coller à lui ce corps dont la marche elle-même avait les ondulations de l’amour... Sa bouche s’entrouvrait sur ses petites dents aiguës de carnassière. Marianne, épouvantée, voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge tétanisée par une véritable panique. Dans une seconde, l’amour de sa vie s’écroulerait à ses pieds comme un dieu aux pieds d’argile...

Mais Jason venait de reculer. Son bras s’étendit, loucha la femme à l’épaule et l’arrêta :

— Non ! dit-il seulement.

Puis, avec un haussement d’épaules, il tourna le dos et, à grandes enjambées rapides, s’éloigna en direction de l’auberge, sans voir Marianne qui, dans son recoin obscur, s’accrochait au tas de bois, vidée de ses forces, mais envahie d’un soulagement si brutal qu’elle faillit bien s’évanouir. Un long moment, elle demeura là, le front inondé de sueur, les yeux clos, écoutant décroître le tam-tam enragé que battait son cœur.

Quand elle les rouvrit, la rive était si déserte qu’elle se demanda un instant si elle n’avait pas été le jouet d’un cauchemar mais, en regardant plus attentivement, il lui parut distinguer là-bas, vers l’amorce de la falaise, une silhouette qui s’éloignait en courant. Alors, à son tour, elle revint vers l’auberge. Ses jambes tremblaient et elle eut une peine infinie à remonter le raide escalier de bois qui allait vers les chambres. Arrivée en haut, elle dut même s’arrêter un instant pour reprendre son souffle et se traîna plus qu’elle ne marcha vers sa porte qu’elle poussa.

— D’où viens-tu ? fit la voix nette de Jason.

Il était là, debout dans la grande flaque blanche déversée par la lune. Il lui parut immense et rassurant comme un phare dans la tempête. Jamais elle n’avait eu, à ce point, besoin de lui et, avec un gémissement, elle s’abattit sur sa poitrine, secouée de sanglots convulsifs qui emportaient comme un torrent la grande peur qu’elle venait d’avoir.

Il la laissa pleurer un moment sans rien dire, se contentant de la bercer comme une enfant en caressant doucement ses cheveux défaits. Puis, quand la crise s’apaisa, il lui prit le menton et releva vers lui son visage trempé de larmes.

— ... Idiote ! fit-il seulement. Comme si je pouvais avoir envie d’une autre que toi...

Une heure plus tard, Marianne s’endormit, rompue et bercée par l’agréable pensée qu’après son échec, Shankala abandonnerait la partie et qu’elle s’était enfin décidée à quitter ses compagnons de voyage. Elle l’avait vue s’enfuir vers la falaise... Peut-être sans espoir de retour...

Mais, au petit jour, quand tous se retrouvèrent auprès de la kibitka aux brancards de laquelle un nouveau cocher attelait des chevaux frais, la tzigane, aussi calme et aussi lointaine que si rien ne s’était passé, vint les rejoindre et, sans un mot, reprit sa place auprès de Gracchus, sur le siège. Et Marianne, étouffant un soupir de déception, dut se contenter, pour se consoler, de constater qu’en passant auprès de Jason, Shankala ne lui avait même pas adressé un regard.

C’était une si mince consolation que, le soir venu, quand on atteignit le relais de Darnitsa, au milieu d’une épaisse forêt de pins odorants, la jeune femme ne put s’empêcher de tirer Gracchus à part. Les relations entre le jeune homme et la tzigane ne s’étaient guère améliorées depuis le village au bord de la Kodyma, mais la farouche créature avait tout de même consenti à échanger quelques mots avec son pseudo-mari.

— Jusques à quand allons-nous devoir supporter cette Shankala ? lui demanda-t-elle. Pourquoi reste-t-elle avec nous ? Notre société l’ennuie visiblement. Alors, pourquoi s’obstine-t-elle à nous accompagner ?

— Elle ne nous accompagne pas, mademoiselle Marianne. Du moins, pas comme vous l’entendez...

— Ah non ? Et alors, que fait-elle ?

— Elle chasse !

— Elle chasse ? Je ne vois pas bien quel genre de gibier... en dehors de M. Beaufort, bien entendu, fit Marianne, incapable de contenir une pointe de rancune.

Elle s’attendait à ce que le jeune homme abondât dans son sens, mais Gracchus, le front soucieux, hocha la tête :

— Je l’ai cru aussi, mais ce n’est pas ça ! Oh ! bien sûr, si elle avait pu mettre le grappin dessus, elle aurait joint l’utile à l’agréable...

— L’utile ? Je comprends de moins en moins.

— Vous allez comprendre : Ce que chasse Shankala, c’est sa vengeance ! Elle ne nous accompagne pas, elle suit l’homme qui l’a répudiée et livrée à la fureur des femmes du village. Elle s’est juré de le tuer et elle espérait, je crois, en séduisant le capitaine Beaufort, l’amener à en faire l’instrument de sa vengeance, le convaincre de tuer son ancien mari.

Marianne haussa les épaules avec impatience :

— C’est de la folie. Comment espère-t-elle retrouver cet homme dans ce pays et dans ce peuple immense ?

— C’est peut-être moins compliqué qu’il n’y paraît. Le cosaque qui, entre parenthèses, s’appelle Nikita, est parti se battre contre les Français. Nous suivons la même route que lui et ça, elle le sait. N’ayez crainte, à chaque relais elle se renseigne sur le passage de la troupe. En outre, elle sait exactement ce que veut son Nikita.

— Et que veut-il ?

— Gagner le prix ! Devenir célèbre, riche, puissant, noble...

— Gracchus ! coupa Marianne impatientée. Si vous ne vous décidez pas à parler plus clairement, nous allons nous fâcher. Vous me débitez des sornettes.

Le jeune homme se lança alors dans une espèce de conte de fées. Il expliqua comment, peu de temps auparavant, une fabuleuse nouvelle avait parcouru la steppe et la forêt à la vitesse de la poudre enflammée : le comte Platov, l’ataman des cosaques du Don, quasi légendaire et que toutes les sotnias[7] d’autre provenance reconnaissaient désormais pour leur chef, avait promis, tout comme dans les contes chevaleresques d’autrefois, la main de sa fille à celui de ces cosaques, quel qu’il fût, qui lui apporterait la tête de Napoléon...

Alors, dans toutes les stanitzas[8], la fièvre s’était mise à monter et les hommes, non pourvus d’épouses, s’étaient levés, aussi bien pour répondre à l’appel du grand chef que dans l’espoir de remporter le fabuleux trophée. Ils avaient fourbi leurs armes, posé sur l’échine de leurs chevaux les hautes selles de bois garnies de peaux de mouton, chaussé leurs bottes. Quelques-uns même, avaient, dans leur folie, éliminé plus ou moins discrètement des épouses devenues soudain encombrantes.

— L’époux de Shankala est de ceux-là, conlut Gracchus. Il prétend être sûr de gagner la fille de l’ataman. Mais d’où il peut bien tirer cette certitude, ne me le demandez pas, Shankala elle-même l’ignore.