Bien sûr, elle ne l’écoutait pas. Son cœur s’était mis à cogner comme un gong forcené dans sa poitrine et ses joues brûlaient d’excitation. Ainsi, elle avait eu raison ! Ses pressentiments ne l’avaient pas trompée, ni ses rêves qu’elle avait si souvent pris pour des cauchemars : quelque chose l’attendait bien à Dantzig... et ce quelque chose c’était Jason ! A deux mains, elle saisit celle que Craig avait posée sur la table tandis que l’autre fouillait sa poche à la recherche de sa pipe.

— Je veux le voir. Tout de suite ! Dites-moi où il est. Qu’est-ce que ce bateau ?...

— Là ! Là !... Du calme ! Vous le verrez, mais pour Dieu soyez calme. Je vais tout vous dire. Ce ne sera d’ailleurs pas bien long...

Ce fut en effet rapide, car il y avait peu à dire. Craig avait réussi, sans trop de peine, à rejoindre Saint-Pétersbourg grâce au nom de Krilov qu’il brandissait comme un passeport quand il était tombé sur les soldats russes. Cela lui avait permis de faire la route à cheval, dûment escorté d’ailleurs, car il lui avait fallu traverser les lignes de défense de l’armée Wittgenstein pour pouvoir atteindre la capitale russe. Là, il n’avait eu aucune difficulté à trouver la maison Krilov et, bien entendu, Beaufort.

Tous deux étaient demeurés dans le petit palais des bords de la Néva jusqu’à ce qu’il fût possible de se procurer un bateau pour quitter la Russie. Ce n’était guère facile car les vaisseaux russes ne franchissaient plus les détroits Scandinaves depuis le début des hostilités avec la France. Quant aux rares navires anglais qui relâchaient dans le port, il ne pouvait être question de leur confier un citoyen américain puisque l’Angleterre et les Etats-Unis étaient en guerre eux aussi.

On avait fini par trouver place sur un bateau suédois, nation qui, grâce au double jeu de son prince royal, Bernadotte, se trouvait à l’abri des impératifs du Blocus Continental aussi bien que des difficultés avec l’empire du Tzar. Le capitaine du Smaaland avait accepté de conduire Beaufort et O’Flaherty jusqu’à Anvers où, malgré l’occupation française, il leur serait relativement facile de s’embarquer pour les Etats-Unis.

— Nous ne devrions pas être ici, conclut l’Irlandais. L’escale à Dantzig est due à une avarie causée par la tempête que nous avons essuyée en quittant Koenigsberg. Notre navire, un mât brisé, a dû chercher refuge dans ce port. Nous y sommes depuis trois jours, et tandis que l’on répare...

— Vous faites quelques études sur les boissons locales ! conclut Marianne joyeusement. C’est parfait, mais maintenant, conduisez-moi à Jason. Je ne veux pas attendre plus longtemps pour le revoir...

— Voyons, vous avez bien un moment. Racontez-moi plutôt ce qui vous est arrivé à vous.

— Cela peut attendre alors que moi je ne le peux plus. Oh ! Craig ! Comprenez donc ce que cela représente pour moi, ce miracle qui nous remet en présence alors que je ne croyais plus le revoir jamais. Ayez un peu pitié ! Emmenez-moi vite vers lui. Vous voyez bien que je meurs d’impatience.

C’était vrai. Elle ne tenait plus en place et, laissant là le thé bouillant qu’une servante lui apportait, elle s’élançait déjà vers la porte. Force fut à O’Flaherty de la suivre. Jetant une pièce de monnaie sur la table, il sortit derrière elle avec une mine soudain assombrie qui eût peut-être calmé la jeune femme si elle avait pris le temps de la remarquer. Mais elle était portée par quelque chose de plus fort qu’elle, par une de ces joies si violentes qu’elles avoisinent la folie et, dans tout ce décor étranger qui l’environnait, insouciante du vent qui gelait ses joues, elle ne cherchait plus qu’une silhouette familière, chère entre toutes. Il ne restait rien des hésitations, rien des semi-promesses arrachées par Napoléon, rien... que l’amour retrouvé !

Sans même savoir où elle allait, courant sur des plaques de neige glacée qui manquaient à chaque instant la faire tomber, elle s’élançait le long du port sur lequel tombait un crépuscule pourpre qui, dans un instant, serait violet. Craig avait dit le Smaaland et elle cherchait un bateau portant ce nom avec un mât rompu. Elle avait envie de crier, d’appeler Jason, de lui annoncer à grands éclats triomphants que l’instant de leur réunion définitive était enfin arrivé. Derrière elle, l’Irlandais s’essoufflait, braillant.

— Marianne, Marianne ! Pour Dieu, attendez-moi ! Laissez-moi vous dire...

Mais elle n’entendait rien, elle ne voyait rien. Elle n’était plus qu’instinct, que joie, qu’ardeur, que passion et, avec la sûreté de l’aiguille aimantée tournant obstinément vers le nord elle allait droit à ce navire qu’elle n’avait jamais vu...

Tout à coup, il fut là, celui qu’elle avait aimé au-delà d’elle-même. Elle le vit descendre, de son long pas nonchalant, la planche reliant au quai un gros vaisseau trapu. Alors son cœur éclata en un cri où sonnaient toutes les trompettes de la victoire.

— Jason !...

Ce cri attira l’attention de l’Américain. Il n’eut besoin que d’un regard pour la reconnaître avec un haut-le-corps de surprise. Ils se rejoignirent au bas de la planche et Marianne, riant et pleurant tout à la fois, se jeta contre sa poitrine avec tant d’ardeur qu’elle faillit glisser à l’eau. Jason la retint d’une main ferme mais comme, à deux doigts d’une crise de nerfs, elle s’accrochait à lui, il l’écarta doucement sans cependant la lâcher.

— Toi ! s’exclama-t-il. C’est vraiment toi ?

Un filet d’eau glacée tomba brusquement sur la joie brûlante de la jeune femme. Il y avait de la stupeur dans ce qu’il venait de dire, presque de l’incrédulité... mais pas de joie véritable. Ce n’était pas le cri qu’elle espérait.

— Mais oui... dit-elle presque bas, c’est bien moi ! Est-ce que... tu me croyais morte ?

— Non... bien sûr que non. Craig m’avait dit que tu étais sauve et que tu avais pu joindre Napoléon. Ma surprise vient de ce que je n’imaginais pas te rencontrer ici. C’est tellement inouï !...

Elle s’écarta d’elle-même, pour mettre plus de distance entre eux et pour mieux le voir. Se pouvait-il qu’il fût aussi semblable à l’image qu’elle gardait de lui ? C’était toujours la même longue silhouette, à la fois maigre et vigoureuse, le même visage aux traits accusés, la même peau trop profondément hâlée pour jamais redevenir blanche, le même profil de faucon, les mêmes yeux étincelants... et cependant elle eut tout à coup l’impression d’avoir, en face d’elle, un autre homme, un homme qu’elle ne connaissait pas...

Cela tenait à quoi ? A ce pli amer de la bouche, à une lassitude dans le regard, à quelque chose de lointain dans l’attitude de Jason ? C’était comme si, tout à coup, il avait choisi d’habiter un autre univers. Sans cesser de le fixer intensément, elle hocha la tête, tristement.

— Tellement inouï ? répéta-t-elle après lui. Tu as raison, c’est véritablement incroyable de se rencontrer là ! Et d’autant plus que cette rencontre, tu n’aurais vraiment rien fait pour la provoquer.

Il eut son bref sourire, un peu moqueur, qu’elle avait toujours tant aimé.

— Ne dis pas de sottises ! Comment l’aurais-je pu ? Il y avait, entre nous, des armées, des terres immenses.

— J’étais à Moscou et tu le savais ! Pourquoi n’es-tu pas revenu, pourquoi ne m’as-tu pas cherchée ? Cette femme qui a tenté de me tuer, cette Shankala nous l’a dit avant de mourir : tu es parti avec ton ami Krilov sans plus t’occuper de moi ! Tu ignorais alors ce que j’allais devenir, seule, perdue dans cette ville condamnée. Et cependant tu es parti.

Il haussa les épaules d’un air las et la flamme qui un instant avait habité ses yeux bleus s’éteignit.

— Je n’avais pas le choix, mais toi, tu aurais pu l’avoir ! Je pensais que tu me suivrais quand les cosaques m’ont emmené.

— Ne t’a-t-on pas dit ce qui m’en avait empêchée ?

Tournant la tête brusquement, elle chercha Craig O’Flaherty qui, les voyant ensemble, s’était arrêté à quelques pas et, immobile auprès d’un tas de barils vides, les observait.

— Si. Je l’ai su quand O’Flaherty m’a rejoint. Mais quand j’ai quitté Moscou, je l’ignorais ! J’ai pensé... que Napoléon approchait et que tu avais choisi !

— Choisi ! fit-elle avec amertume. Peut-on choisir quand tout flambe, tout croule, tout meurt autour de vous ? J’ai dû survivre avant de songer à mes préférences... Tandis que toi...

— Allons ! Ne restons pas ici ! Il fait si froid !...

Il voulut lui prendre le bras pour l’entraîner vers l’auberge, mais elle s’écarta une fois de plus et renonça à finir la phrase commencée. Un instant côte à côte, ils marchèrent en silence, chacun perdu sans ses pensées, et Marianne, la gorge serrée, pensa que, même en esprit, ils ne se rejoignaient plus.

En arrivant à la hauteur de l’Irlandais, Jason s’arrêta un instant.

— Tout est prêt ! fit-il sèchement. Nous partirons avec la marée... La tempête se calme.

Craig fit signe qu’il avait compris et, adressant à la jeune femme un sourire muet mais où elle crut lire un regret, un peu de pitié, il marcha vers le Smaaland.

Le silence fut à nouveau brisé par les chants de trois marins superbement ivres qui sortaient d’un cabaret. Marianne s’efforçait, sous la fourrure qui l’habillait, de comprimer les battements désordonnés de son cœur. On aurait dit qu’il faisait encore plus froid depuis quelques instants, bien que le vent eût faibli, mais elle comprit bientôt que ce froid était en elle... Il venait de son cœur qui s’engourdissait.

— Tu pars ? fit-elle au bout d’un moment.

— Oui, notre bateau est réparé... et nous n’avons perdu que trop de temps.

Elle eut un petit rire.

— Tu as raison ! Tu as, en effet, perdu beaucoup de temps.

Fut-il sensible à l’amertume du ton ? Brusquement, il la saisit par un bras, l’entraîna dans l’ombre d’une maison, sous une porte profonde où l’on était relativement à l’abri du vent.

— Marianne ! pria-t-il. Pourquoi dis-tu cela ? Tu sais très bien ce qu’il en est de nous actuellement ! Tu sais que je vais vers la guerre, que je ne m’appartiens plus, que je n’ai plus d’avenir ! C’est vrai ! J’ai perdu beaucoup de temps, car ce temps, je le dois à mon pays qui se bat ! Souviens-toi : nous étions convenus que tu me rejoindrais plus tard ! As-tu donc tout oublié ?

— Non ! C’est toi, je le crains, qui as tout oublié... même moi !

— Tu es folle !

— Allons donc. Tu ne t’es même pas rendu compte d’une chose, c’est que, depuis tout à l’heure, il ne t’est pas encore venu à l’idée de me demander ce que je fais ici, comment je m’en suis sortie, quelle a été ma vie. Non ! Cela ne t’intéresse pas ; Craig, lui, me l’a demandé et je ne lui ai pas répondu parce que j’avais trop hâte de te revoir. Seulement, Craig... C’est un ami !

— Et moi, que suis-je ?

— Toi ?... (Elle eut un petit rire d’une tristesse infinie, haussa les épaules...) Toi... tu es un homme qui m’a aimée... et qui ne m’aime plus.

— Si ! Je jure que si... Je t’aime toujours.

D’un seul coup, il retrouva l’ardeur de leur amour, le ton passionné de leurs nuits sur les matelas durs des relais de poste de la steppe ou de la forêt. Il la prit dans ses bras pour l’appuyer contre lui et son souffle chaud envahit le visage de la jeune femme, mais elle ne chercha pas à l’étreindre de son côté. Quelque chose en elle demeurait glacé...

— Marianne ! supplia-t-il, écoute-moi ! Je jure, sur le salut de mon âme, que je n’ai pas cessé de t’aimer. Seulement... je n’en ai plus le droit.

— Le droit ? Ah oui ! Je sais... la guerre ! fit-elle avec lassitude.

— Non ! Ecoute ! A celui qui me dirait que l’on peut échapper à son destin, je dirais qu’il est fou ou qu’il rêve ! Les fautes que nous commettons, nous ne parvenons jamais à nous en libérer. Il faut en porter le poids tant qu’il plaît à Dieu ! Toi et moi, parce que nous nous aimions, nous avons tout fait pour forcer la fatalité ! Nous avons couru d’un bout du monde à l’autre... mais si loin que nous sommes allés, le destin nous a retrouvés. Il est le plus fort.

— Mais... que veux-tu dire ? Quel destin ?...

— Le mien, Marianne. Celui que je me suis forgé sottement jadis, par dépit, par jalousie, par colère, par tout ce que tu voudras ! Si insensé que ce soit, il est venu me rejoindre là-haut, à Saint-Pétersbourg... dans une ville qui, pour nous autres Américains, ne représente pas beaucoup plus qu’une savane perdue au fond de l’Afrique. Je pensais, vois-tu, avoir quelque peine à me faire reconnaître des Krilov, ces anciens amis de mon père. Je pensais qu’ils avaient peut-être oublié qu’il existât quelque part un dernier Beaufort. Or, sais-tu ce que j’ai trouvé en arrivant chez eux ?