Elle fit signe que non, incapable de parler car tout ce préambule l’épouvantait vaguement. Elle sentait qu’il cachait quelque chose de terrible, quelque chose qui allait lui faire très mal... Et ce fut peut-être pour essayer d’atténuer le coup que Jason baissa encore la voix jusqu’au murmure.
— J’ai trouvé le plus jeune des fils Krilov... Dimitri... Il revenait d’Amérique où son père l’avait envoyé dans l’espoir d’apprendre ce que nous étions devenus, de renouer les anciennes relations qui pouvaient se révéler intéressantes sur le plan commercial. Il avait été à Charleston...
— Et... alors ?
— Ma f... Pilar que nous pensions définitivement sortie de ma vie, enfouie dans un couvent d’Espagne, Pilar est revenue chez moi !
Une brusque bouffée de colère emporta Marianne. C’était ça, le Destin ? Cette femme misérable qui avait tout fait pour envoyer son mari à l’échafaud ? Qui avait failli la tuer, elle aussi ! Et c’était pour ça qu’il se tourmentait ?
— Et alors ? s’écria-t-elle avec violence. Qu’importe si elle est revenue ! Chasse-la !...
— Non ! Je ne peux plus ! Je n’ai pas le droit. Elle... elle est revenue avec un enfant... un enfant de moi... Un fils !
— Ah !...
Marianne ne dit rien de plus... rien que cette toute petite syllabe, mais douloureuse, mais cruelle comme un dernier soupir. Jason avait raison. Le Destin, ce vieux policier impitoyable et plein de ruse, les avait retrouvés. La longue, l’impitoyable lutte contre lui s’achevait...
Effrayé, soudain, de la sentir inerte contre lui, Jason resserra son étreinte, se pencha, voulut baiser ses joues glacées, ses lèvres serrées, mais appuyant ses mains sur la poitrine où elle avait rêvé de dormir toutes les nuits de sa vie, elle le repoussa doucement sans rien dire. Alors, malheureux tout à coup, comme le sont les enfants quand le jouet préféré vient de se briser, il voulut la reprendre contre lui, s’affola :
— Dis-moi quelque chose ! Je t’en prie ! Ne garde pas ce silence ! Je sais que je t’ai fait mal mais, je t’en supplie, parle ! C’est vrai, tu sais, je t’aime, je n’aime que toi et je donnerais tout au monde pour pouvoir encore réaliser notre rêve. Ecoute... Rien ne nous oblige à nous quitter déjà. Pourquoi ne pas arracher encore à la vie un peu de bonheur, un peu de joie ? Je peux mourir dans cette guerre, mourir loin de toi... Alors viens avec moi ! Laisse-moi t’emmener sur ce bateau qui va partir à l’aube ! Jusqu’à Anvers cela représente encore beaucoup de jours... beaucoup de nuits. Laisse-moi t’aimer jusqu’au bout !... Ne refusons pas ce dernier, ce miraculeux présent...
Elle sentit la fièvre qui le possédait. Elle sentit qu’il disait vrai, qu’il était sincère ; il souhaitait vraiment partir avec elle. Comme il le disait, cela représentait encore bien des jours, bien des nuits d’amour, une chaîne de passion qu’il n’aurait peut-être plus le courage de rompre au dernier moment. Alors, à Anvers, peut-être lui demanderait-il encore de le suivre à travers l’océan jusque dans son pays où la vie cachée, sacrifiée d’une maîtresse serait encore possible. Et cela aussi représenterait beaucoup de nuits passionnées... Elle l’aimait tant ! C’était une terrible tentation...
Elle était si malheureuse qu’elle allait peut-être céder, se laisser emporter. Mais tout à coup, trois visages surgirent dans sa pensée : celui hautain et ironique de son père, celui magnifique et douloureux de Corrado et celui minuscule et doux d’un bébé brun qui dormait... Et Marianne la faible, Marianne la désespérée, Marianne l’amoureuse passionnée, s’éloigna, repoussée par cette Marianne d’Asselnat qui, au soir de ses premières noces, avait, pour son honneur, étendu d’un coup d’épée sur les dalles de Selton Hall l’homme qu’elle aimait, celle qui, ce même soir, avait chassé Jason Beaufort... Elle ne pourrait plus être une autre !
Fermement, cette fois, elle le repoussa, sortit de sous le porche et laissa le vent glacé gonfler ses vêtements, cerner son corps comme la lanière d’un fouet. Serrant très fort ses deux mains sous la fourrure noire du manchon de renard, elle redressa fièrement la tête, plongea une dernière fois ses prunelles vertes dans le regard implorant de l’homme qu’elle abandonnait et qui ne méritait pas qu’elle s’avilît...
— Non, Jason ! dit-elle gravement. Moi aussi, j’ai un fils ! Et je suis la princesse Sant’Anna !...
La nuit était venue. Sans se retourner, Marianne marcha vers l’auberge qui brillait dans l’obscurité comme une grosse lanterne de navire, comme un phare dans la tempête où sombrait son amour...
EPILOGUE
LA FIN DU VOYAGE
MAI 1813
Comme autrefois, la grille noire et or, encadrée de géants de pierre, parut s’ouvrir d’elle-même devant les naseaux des chevaux... Comme autrefois, la calme magie du parc enveloppa comme une caresse ceux qui venaient d’y pénétrer...
C’était toujours la même allée de sable clair glissant comme une rivière entre les plumes noires des cyprès et les boules odorantes des orangers pour se perdre dans la brume des fontaines et des eaux jaillissantes. Et pourtant Marianne, tout de suite, eut le sentiment que quelque chose avait changé, que ce jardin n’était plus tout à fait le même que celui où, trois ans plus tôt, presque jour pour jour, elle était entrée, le cardinal à ses côtés, comme on entre dans l’inconnu...
Une exclamation d’Adélaïde lui fit soudain saisir la différence :
— Dieu que c’est beau ! souffla la nouvelle mariée. Toutes ces fleurs !...
C’était cela ! Des fleurs ! Autrefois le parc n’avait pas de fleurs, sauf au moment de la floraison des orangers et des citronniers. Sa beauté tenait uniquement aux nuances contrastées de ses arbres et de ses pelouses, de ses bassins d’eaux vives où les statues immobiles avaient l’air de tellement s’ennuyer. Maintenant, il y avait des fleurs partout, comme si un enchanteur pris de folie avait d’un seul coup déversé sur le parc tout l’éclat d’un arc-en-ciel. Il y avait des roses, surtout des roses, mais en masse, de grands lauriers pâles et odorants, d’énormes pivoines de Chine nacrées, de gigantesques rhododendrons violets et de grands lys immaculés... Une débauche de fleurs ! Et leur magnificence avait rendu la vie à ce jardin immense. Elle éclatait partout, luttant de jaillissement avec les fusées brillantes des jets d’eau qui les rafraîchissaient et servaient d’accompagnement au chant des oiseaux. Car ils étaient là, eux aussi, les oiseaux. On ne les entendait guère autrefois, comme si la pesante tristesse étendue sur ce domaine ensorcelé leur avait fait peur. Maintenant, ils s’en donnaient à cœur joie.
Amusé par la mine surprise de Marianne, Jolival se pencha pour toucher sa main.
— Rêvez-vous, Marianne, ou bien êtes-vous éveillée ? On dirait que vous n’avez encore jamais vu ce merveilleux jardin.
Elle tressaillit comme si, en effet, elle sortait d’un rêve.
— C’est un peu vrai ! Je ne l’ai jamais vu ainsi ! Jadis, il n’y avait ni fleurs, ni oiseaux, ni vie véritable, je crois... C’était comme un songe étrange.
— Vous aviez si peur. Vous avez dû mal regarder...
Et Jolival se mit à rire en se tournant vers sa femme comme pour la prendre à témoin. Mais Adélaïde, glissant son bras sous celui de Marianne, hocha la tête.
— Vous n’y entendez rien, mon ami. Je crois, moi, que tout ce changement vient de ce que, maintenant, il y a ici un enfant ! Et, devant un enfant, même un cimetière peut refleurir.
Il y avait un mois qu’Arcadius et Adélaïde étaient mariés. En rentrant à Paris, au mois de janvier précédent, Marianne les avait retrouvés tous deux, vivant pratiquement cloîtrés dans l’hôtel d’Asselnat, repliés sur une douleur qu’ils partageaient et qui, peu à peu, les avait rapprochés. Ils étaient persuadés que Marianne était morte et ils la pleuraient de tout leur cœur affectueux.
L’arrivée des papiers officiels qui faisaient d’Adélaïde la propriétaire légitime de la maison familiale aux lieu et place de Marianne n’avait rien arrangé, bien au contraire. Cet héritage inattendu avait achevé de les persuader de la disparition définitive de la jeune femme dont, d’ailleurs, personne n’avait pu leur donner la moindre nouvelle. Alors, ils s’étaient sentis tout à coup bien seuls, abandonnés, sans plus savoir que faire de leur existence. L’hôtel d’Asselnat était devenu une sorte de mausolée derrière les rideaux tirés duquel ils s’apprêtaient tous deux à attendre la fin, servis par le seul Gracchus... un Gracchus qui ne chantait plus jamais...
Le soir où la voiture boueuse portant Marianne et Barbe s’était arrêtée devant le perron, les voyageuses avaient vu paraître deux vieillards en grand deuil, appuyés au bras l’un de l’autre et qui, tout de bon, avaient bien failli mourir de joie...
Ce retour inespéré avait vraiment été un grand, un merveilleux moment. On s’était embrassés pendant de longues minutes sans pouvoir se séparer tandis que Gracchus, après avoir embrassé lui aussi sa maîtresse, sanglotait sans pouvoir s’arrêter, assis sur une marche du perron.
Ensuite, on avait passé la nuit à se raconter les aventures que l’on avait connues, Arcadius et Gracchus avec le convoi du général de Nansouty, Marianne et Barbe par les chemins que l’on sait. On avait mangé et bu aussi. Adélaïde qui, depuis des mois, ne faisait que grignoter, avait d’un seul coup retrouvé son fabuleux appétit. Et, dans cette nuit mémorable, elle avait, à elle seule, dévoré un poulet, un pâté, un compotier de pruneaux et bu deux bouteilles de champagne.
Au lever du jour, elle était un peu grise mais heureuse comme une reine. Alors, tandis qu’elle gagnait sa chambre d’un pas légèrement chancelant, Jolival s’était tourné vers Marianne qui, debout au milieu du salon jaune, regardait le portrait de son père.
— Qu’allez-vous faire maintenant ?
Sans quitter des yeux le visage altier dont le regard ironique semblait suivre chacun de ses mouvements, elle avait haussé doucement les épaules.
— Ce que je dois ! Il est temps pour moi de devenir adulte, Jolival ! Aussi bien... je suis lasse des aventures. On s’y déchire et on s’y use sans parvenir à rien de valable. Il y a Sebastiano... Je ne veux plus penser qu’à lui.
— A lui... seul ? Souvenez-vous qu’il y a quelqu’un auprès de lui...
— Je ne l’oublie pas. Il doit être possible de trouver un peu de bonheur en faisant celui d’un autre. Et celui-là, Jolival, a plus que mérité d’être heureux.
Il approuva de la tête puis, après une toute légère hésitation :
— Et... vous n’aurez aucun regret ?
Elle eut pour lui le même regard fier qu’à l’instant de leur séparation elle avait offert à Jason Beaufort. Mais ce regard-là n’avait plus de colère. Il était calme, limpide, comme une vague dans le soleil.
— Des regrets ? Je ne sais pas ! Ce que je sais bien, c’est que pour la première fois depuis longtemps, je suis en paix avec moi-même...
L’interminable voyage l’avait usée. Aussi, avant de repartir pour l’Italie, avait-elle décidé de passer quelque temps dans cette maison qui, bien sûr, était toujours sienne, pour s’y reposer. On vit quelques amis : Fortunée Hamelin qui sanglota comme une pensionnaire quand Marianne lui parla de sa rencontre avec François Fournier, Talleyrand, toujours affectueux et sarcastique à dose égale mais visiblement tendu, nerveux, à l’image de ce Paris que Marianne reconnaissait mal.
La ville était sombre. L’Empereur y était rentré presque clandestinement puis, derrière lui, semaine après semaine, les survivants de ce qui avait été la plus belle armée du monde. Des hommes blessés, malades, traînant des membres gelés. Beaucoup ne se relèveraient pas du lit qu’ils avaient eu tant de mal à retrouver. Et pourtant, l’on disait que déjà l’Empereur cherchait à reformer une armée nouvelle. Les sergents recruteurs étaient au travail car la Prusse, encouragée par le désastre russe, relevait la tête, s’insurgeait par endroits, se forgeait des armes, des alliés. Au printemps, avec des troupes fraîches, Napoléon repartirait... Et Paris commençait à murmurer.
Au milieu de ces jours sombres, une bonne nouvelle était cependant venue trouver Jolival par l’intermédiaire de son notaire. Une bonne nouvelle à l’image du temps, car c’était tout de même celle d’un deuil son invisible épouse était morte. Dans l’hiver anglais, Septimanie, vicomtesse de Jolival, avait rendu l’âme à la suite d’une bronchopneumonie contractée en suivant la duchesse d’Angoulême dans ses visites charitables autour d’Hartwell.
Jolival ne se donna pas l’hypocrisie de la pleurer. Il ne l’avait jamais aimée et, dans sa vie bousculée, elle n’avait guère été qu’une figurante, mais il était trop bon gentilhomme pour s’abstenir de montrer une joie qui eût été déplacée.
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