— D’une outrecuidance plus insensée encore que celle de ses confrères ! s’écria Marianne indignée. Ces sauvages ne doutent de rien. La tête de l’Empereur ! Je vous demande un peu ! Mais, Gracchus, ajouta-t-elle changeant soudain de ton, est-ce que cela veut dire que cette femme était innocente quand on a essayé de la noyer ? Personnellement, j’ai peine à le croire...

Visiblement, Gracchus aussi. Repoussant son bonnet en arrière, il se mit à fourrager dans sa tignasse rousse en se dandinant d’un pied sur l’autre puis, touchant sa joue où la trace des ongles de la tzigane se devinait encore légèrement :

— C’est un sujet que nous n’avons pas abordé, fit-il. On ne sait jamais comment ce genre de femelle peut réagir. Elle m’a seulement dit que Nikita, les premiers feux de la passion éteints, avait cessé de s’occuper d’elle et l’avait ravalée au rang de servante pour plaire à sa mère. Au fond, si c’est vrai et si elle l’a trompé, il n’a eu que ce qu’il méritait. Selon moi, ce type n’a pas grand-chose dans le ventre.

— Ah oui ? Eh bien, ce n’est pas une raison pour y aller voir ! Et, si tu veux que nous restions bons amis, Gracchus Hannibal Pioche, je te conseille d’éviter de te faire le chevalier servant et l’instrument de la vengeance de Shankala. En admettant que tu sortes vivant de l’aventure, je me demande comment ta grand-mère, la blanchisseuse de la route de la Révolte, recevrait une belle-fille de cet acabit ?

— Oh, moi je sais... Elle lui mettrait sous le nez deux doigts en forme de cornes, puis elle irait chercher le curé pour l’asperger d’eau bénite. Après quoi, elle nous mettrait tous les deux à la porte. N’ayez crainte, mademoiselle Marianne, je n’ai pas du tout envie de diminuer encore les quelques chances que nous avons de revoir un jour la rue Montorgueil et votre hôtel de la rue de Lille.

Touchant son bonnet, il allait s’éloigner pour aider le cocher à dételer, quand Marianne, frappée par le ton désabusé de ses dernières paroles, le rappela :

— Gracchus ! Est-ce que tu crois vraiment qu’en essayant de rejoindre l’Empereur, nous allons courir un grand danger ?

— C’est pas tant parce que nous allons essayer de le rejoindre, c’est parce que, quand il se bat, le Petit Tondu, il ne fait pas les choses à moitié et qu’on va, comme qui dirait, se trouver pris entre le marteau et l’enclume. Et les balles perdues ne le sont pas toujours pour tout le monde ! Mais on fera de son mieux, pas vrai ?

Et Gracchus, sifflant plus faux que jamais son chant de guerre favori :

On va leur percer le flanc... s’en alla vaquer tranquillement à son métier ordinaire de cocher, laissant Marianne à ses réflexions.

13

LE DUEL

On parvint, le 11 septembre, aux abords de Moscou. Il faisait une belle journée de fin d’été, toute brillante d’un chaud soleil qui se déversait généreusement sur la terre. Mais l’éclat de la lumière et la grâce du paysage vert ne pouvaient rien contre l’atmosphère de tragédie que l’on respirait.

La route traversait le village de Kolomenskoié, pittoresque et gai, avec ses vieilles petites maisons de bois peintes de couleurs vives, sa grande mare où s’ébattait une troupe de canards et ses bouquets d’arbres où les fûts clairs des bouleaux se mêlaient à la minceur odorante des pins et aux sorbiers exubérants sous leurs grappes de fruits vermillon...

Mais, vers l’ouest, le canon tonnait. Et il y avait aussi ce défilé incessant de véhicules de toutes sortes, équipages de maîtres ou chariots de marchands, menés par des automates aux visages figés, aux yeux de bêtes traquées. Dans l’épaisse poussière qu’ils soulevaient, se noyait la fraîcheur des choses et des plantes.

Dans cette foule effarée, la kibitka n’avançait plus qu’à grand-peine, comme un nageur qui s’efforce de remonter le courant puissant d’un grand fleuve. Depuis trois jours, il avait été impossible de relayer, faute de chevaux. Tous ceux que l’on pouvait trouver étaient déjà attelés. Les écuries étaient vides.

Aussi, malgré l’impatience coléreuse de Jason qui voulait marcher jour et nuit jusqu’à ce que l’on eût dépassé Moscou, fallut-il s’arrêter encore chaque soir pour faire reposer les bêtes que, d’ailleurs, les hommes se relayaient pour garder de peur qu’on ne les vole.

On n’avait plus de cocher. Le dernier, peu désireux de dépasser le relais de Toula, s’était enfui sous les coups de ceinturon de Jason, après avoir essayé de s’emparer des chevaux. Cette nuit-là, d’ailleurs, il avait fallu quitter en toute hâte la maison de poste et chercher refuge dans la forêt car l’homme, fort du secours qu’il était allé chercher sur le domaine du prince Volkhonsky[9], était revenu vers ses anciens employeurs avec une troupe armée de bâtons. Les armes à feu, emportées par le prudent Gracchus, étaient parvenues à tenir les furieux en respect le temps nécessaire pour prendre le large. Et le souper de cette fin de journée s’était composé uniquement de myrtilles et d’eau claire...

La foule qui passait était étrange, silencieuse et sans panique. Les coupés et calèches armoriés de la noblesse, construits à Londres ou à Paris, côtoyaient, sans chercher à les dépasser, tout l’assortiment des voitures russes, de la téléga de voyage au droschky citadin, mené par son cocher en robe longue, sa plaque de cuivre sur le dos, en passant par des kibitkas de toutes tailles et même de simples troncs d’arbres sur quatre roues.

Au milieu de tout cela des hommes âgés, des femmes et des enfants cheminaient dans la poussière, un ballot sur le dos, sans une plainte, sans un regard. Seul le bruit des pas et le grincement des roues se faisaient entendre et c’était ce silence qui était encore le plus impressionnant, car il était lourd d’une pesante résignation.

Parfois, un pope apparaissait, entouré d’un ou deux diacres, abritant sous un pan de sa robe noire quelque relique précieuse devant laquelle s’agenouillaient pieusement les paysannes et, aux portes des domaines, les karaoulny[10], vieux soldats aux cheveux blancs qui avaient perdu un bras ou une jambe dans les guerres de la Grande Catherine. Et, toujours de loin en loin, le canon, comme une menace ou comme un glas...

Personne ne s’occupait de cette voiture plus que sale qui s’obstinait à remonter le courant de l’exode. Parfois, sans s’arrêter, on lui jetait un regard indifférent, qui se détournait bien vite, chacun ayant visiblement assez de ses propres peines pour se montrer curieux.

Mais, quand on atteignit l’extrémité du village, Jason, qui avait pris les guides à la place de Gracchus, rangea sa voiture près de l’entrée magnifique d’un grand couvent aux harmonieuses coupoles bleues qui s’élevait auprès d’un antique palais de bois et arrêta ses chevaux.

— Aller plus avant est de la folie, déclara-t-il. Nous allons faire demi-tour afin de contourner largement la ville et rejoindre ensuite la route de Saint-Pétersbourg.

Marianne, qui somnolait contre l’épaule de Jolival, réagit instantanément :

— Pourquoi devons-nous contourner la ville ? Ce n’est pas facile d’avancer, j’en conviens, mais nous avançons tout de même. Il n’y a aucune raison pour changer notre route au risque de nous perdre.

— Je te dis que c’est de la folie ! répéta Jason. Ne vois-tu pas ce qui se passe, tous ces gens qui fuient ?

— Ce qu’ils fuient ne me fait pas peur. Si l’on entend le canon, c’est que les Français ne sont pas bien loin, à plus forte raison si l’exode de Moscou est commencé.

— Marianne ! fit-il d’un ton las, nous n’allons pas recommencer. Je t’ai dit et redit que je ne voulais pas rejoindre Napoléon. Nous étions convenus, il me semble, que si nous arrivions aux approches de l’armée d’invasion, Jolival se chargerait de ce mystérieux avertissement que tu veux remettre à « ton » Empereur et nous rejoindrait ensuite sur la route.

— Et tu as cru que j’accepterais cela ? s’écria Marianne, indignée. Tu parles d’envoyer Jolival vers Napoléon comme s’il s’agissait d’aller porter une lettre à la poste voisine. A mon tour je te dis : regarde ce qui nous entoure, vois ce peuple qui fuit. Il doit y en avoir comme cela dans toutes les directions et nous ignorons totalement où se trouve l’armée, ou les armées russes. Se séparer, c’est se perdre : jamais Jolival ne pourra nous rejoindre... et tu le sais.

Inquiet de la tournure violente que prenait la discussion, Arcadius voulut s’interposer, mais Marianne d’un geste impérieux lui imposa silence. Puis, comme Jason, tassé sur son siège, la tête dans les épaules, gardait un silence obstiné, elle saisit son sac et sauta vivement à bas de la voiture.

— Venez Arcadius ! ordonna-t-elle à son vieil ami. Le capitaine Beaufort préfère se séparer de nous, plutôt que se commettre, si peu que ce soit, avec les soldats d’un homme qu’il déteste. La France ne l’intéresse plus !

— Après ce que j’ai enduré chez elle, je n’ai aucune raison de m’y intéresser encore. C’est mon droit, il me semble, maugréa l’Américain.

— Tout à fait ! Eh bien, va donc rejoindre tes bons amis Russes, tes vieux amis Anglais... mais quand tout ceci aura pris fin, car il y a une fin à toutes les guerres, il vaudra mieux pour toi d’oublier définitivement les champagnes de Madame Veuve Clicquot-Ponsardin, de même que les chambertins ou les bordeaux, dont la contrebande te rapportait un si fructueux profit naguère. Et m’oublier, moi aussi, par la même occasion ! Tout ça, c’est la France !...

Et Marianne, tremblante de colère, relevant son petit menton d’un geste plein de défi et de dédain, empoigna son sac et, tournant les talons, se mit en marche dans la poussière. Elle commença de suivre la route qui, à cet endroit, amorçait un tournant légèrement en pente sans plus s’occuper de personne. Après la bagarre de Kiev, elle s’était imaginé que Jason était enfin convaincu et, en le découvrant aussi fermement ancré dans sa rancune obstinée, elle se sentait bouillonnante d’indignation. Ce n’était qu’un hypocrite, un dissimulateur et un ingrat.

— Qu’il aille au diable ! marmotta-t-elle entre ses dents serrées.

Elle l’entendit, derrière elle, sacrer et jurer dans la meilleure tradition des charretiers dont il avait adopté le rôle. Mais il y eut aussi le grincement de la voiture qui se remettait en marche. Un instant, elle fut affreusement tentée de se retourner pour voir s’il faisait demi-tour, mais c’eût été un aveu de faiblesse, une espèce de démission, et elle s’obligea à ne même pas ralentir son allure. L’instant suivant, il l’avait rattrapée.

Jetant les rênes à Gracchus, il sauta à bas de la voiture et se lança à sa poursuite. L’empoignant par le bras, il l’obligea à s’arrêter et à lui faire face.

— Non seulement nous sommes dans un pétrin dont tu ne parais même pas avoir la moindre idée, s’écria-t-il, mais encore il faut subir tes caprices.

— Mes caprices ? s’insurgea la jeune femme. Qui donc en a sinon toi ? Qui ne veut rien entendre ? Qui refuse d’écouter ce qui n’est pas son égoïsme forcené ? Je refuse, tu entends... je refuse de laisser Arcadius se sacrifier. C’est clair ?

— Personne ne souhaite qu’il se sacrifie. Tu as le génie de tout déformer.

— Ah ! vraiment ? Eh bien, écoute ceci, Jason Beaufort : un soir, au palais d’Humayunabad, tu m’as dit, alors que je te reprochais de vouloir me quitter pour aller te battre chez toi : « Je suis de ce peuple libre et je dois lutter avec lui » ou quelque chose d’approchant... Alors, j’aimerais que tu te souviennes parfois que, moi je suis de ce peuple français qui a fait plus que quiconque pour la liberté, à commencer par celle d’autres que je connais bien.

— Ce n’est pas vrai. Tu es à moitié anglaise.

— Et ça a l’air de te faire plaisir ? Ce n’est pas possible : tu délires. A qui donc appartiennent les canons qui, à cette heure précise peut-être, envoient par le fond un ou plusieurs de ces navires qui ressemblent tant à ta Sorcière... au moins par le pavillon ?

Il la regarda comme s’il allait la battre. Puis brusquement, il haussa les épaules et se détourna, en essayant de dissimuler un sourire contrit :

— Touché ! grogna-t-il. Ça va ! Tu as gagné, on continue...

D’un seul coup, alors, elle oublia sa colère. Un élan de gamine la jeta au cou de l’Américain sans se soucier un instant de ce que pouvaient penser les fuyards en voyant cette femme, relativement élégante, en train d’embrasser avec ardeur un moujik barbu. Il répondit à son baiser et peut-être eussent-ils un instant oublié l’environnement, si la voix railleuse de Craig O’Flaherty ne les avait atteints :

— Venez voir ! s’écria-t-il. Cela vaut la peine !