Tous étaient descendus de la voiture et s’étaient approchés d’une sorte de balustrade qui terminait une terrasse. Se tenant par la main, Marianne et

Jason les rejoignirent. Ils virent alors que Moscou était à leurs pieds.

Le spectacle qui s’offrait à leurs yeux était à la fois grandiose, romantique, avec quelque chose de fascinant. La vue s’étendait sur tout l’ensemble de la grande cité, enfermée dans ses enceintes de murailles rouges, longues de douze lieues. A leurs pieds, la Moskova se tordait comme un serpent enserrant dans ses anneaux des îles qui étaient des palais et des jardins. La plupart des maisons étaient bâties en bois recrépies de plâtre. Il n’y avait que les édifices publics et les vastes résidences de la noblesse qui fussent construits en briques, dont la teinte profonde avait la douceur d’un velours. On y voyait de nombreux parcs et jardins, dont les masses de verdure se mêlaient harmonieusement aux constructions.

Le soleil éclairait les mille et une coupoles des églises, renvoyant l’éclat de leurs globes dorés ou couleur d’azur et celui des toits de tôle vernie, peints en vert ou en noir. Et, au centre de la ville, dressée sur une éminence dans une ceinture de hauts murs et de tours crénelées, il y avait une énorme citadelle, véritable bouquet de palais et d’églises, affirmant avec orgueil l’antique gloire de la Vieille Russie : le Kremlin. Tout autour, l’Europe et l’Asie se mêlaient, se tressaient comme un tissu fabuleux.

— Comme c’est beau ! souffla Marianne... Je n’ai jamais rien vu de semblable.

— Moi non plus, fit Jolival. Réellement, ajouta-t-il en se tournant vers ses compagnons, cela valait le voyage.

C’était, de toute évidence, l’avis de chacun, même de Shankala qui, pourtant, depuis Kiev, semblait se désintéresser complètement de ses compagnons. Parfois, aux étapes ou quand, sur la route, la voiture ralentissait, elle s’adressait à un paysan qui passait ou à un valet d’écurie et posait une question, toujours la même. L’homme faisait un geste, répondait trois paroles et la tzigane alors reprenait sa place, sans un mot, pour recommencer à observer la route.

Mais maintenant, accoudée à la balustrade, elle se penchait sur la ville fabuleuse étalée à ses pieds et dardait sur elle des yeux flambants, tandis que ses narines frémissaient comme si, parmi toutes ces odeurs qui montaient vers elle, Shankala cherchait à en démêler une, une seule, car la piste de l’homme qu’elle suivait aboutissait fatalement ici, devant cette ville si belle, sur qui la guerre faisait planer sa menace.

La guerre, d’ailleurs, on la devinait, on la sentait. Le vent charriait une odeur de poudre brûlée, tandis que, dans la ville, à l’exception de grandes bouffées de hurlements qui montaient parfois, le silence semblait se faire à chaque instant plus ample et plus inquiétant. Aucun des bruits familiers ne se faisait entendre, aucun son de cloche, aucun battement de simandre, aucun joyeux vacarme d’atelier au travail, aucune musique dansant sur les toits sans fumée. C’était comme si la voix rauque et lointaine des canons avait fait taire toutes les autres.

Ce fut Jolival qui, le premier, rompit l’espèce de fascination qui les tenait tous. Avec un soupir, il s’écarta de la balustrade.

— Si nous voulons entrer dans la ville avant la nuit, je crois qu’il est temps de nous remettre en marche. Là-bas, nous tâcherons d’apprendre des nouvelles... Toute la classe aisée parle français et jusqu’à présent la colonie française était importante à Moscou.

L’enchantement fit rapidement place à une sorte d’horreur, dès que l’on descendit la colline et que l’on atteignit les portes de la ville, où régnait un désordre incroyable. Le flot des réfugiés s’y heurtait à une masse de femmes et de vieillards qui, agenouillés dans la poussière devant la porte du couvent Danilovski, les mains dévotement jointes, regardaient obstinément la grande croix d’or de la coupole majeure, comme s’ils espéraient une apparition. Le murmure des prières s’y élevait en un bourdonnement ininterrompu.

En même temps, par une route latérale, un important convoi de blessés essayait de franchir les portes encombrées de voitures. La foule faisait de son mieux pour leur laisser le passage et leur montrait presque autant de ferveur qu’à la croix du couvent. Certaines femmes, même, se jetaient à genoux pour baiser les chiffons sanglants entourant une main ou un genou...

Sales et dépenaillés, ces soldats blessés étaient à la fois terribles et pitoyables, véritable armée de spectres aux yeux creux, brûlant dans des visages recuits par le soleil.

Des quelques magasins demeurés ouverts ou des maisons avoisinant la porte, des gens sortaient pour leur offrir des fruits, du vin, des victuailles de toutes sortes et certains, parmi ceux qui partaient, rebroussaient chemin pour leur laisser leurs voitures ou bien offrir leurs maisons abandonnées à quelques serviteurs. Cela semblait même si naturel que ni Marianne ni ses compagnons n’eurent l’idée de protester quand deux grands diables en tabliers, qui étaient peut-être des infirmiers, réquisitionnèrent la kibitka.

— Si nous refusons, chuchota Jolival, nous risquons de nous faire écharper. Ce sera bien le diable si nous ne parvenons pas dans tout ce désordre à retrouver une voiture pour continuer notre voyage ! En tout cas, j’avoue que ce peuple me surprend : il donne, en face du danger, un remarquable exemple d’unité.

— Unité ? grogna Craig, il me semble qu’il y a, cependant, entre ceux qui partent et ceux qui restent, une sérieuse différence. Nous n’avons guère rencontré que des équipages élégants ou cossus. Les riches partent, les pauvres restent...

— Oh ! bien sûr ! Seuls ceux qui possèdent des propriétés hors de la ville peuvent s’éloigner. Je crois, d’ailleurs, que ce sont surtout leurs biens qu’ils cherchent à abriter. Les autres ne sauraient où aller. Et puis, l’âme russe est fataliste par essence. Elle croit qu’il n’arrive rien que le Seigneur n’ait voulu.

— Je ne suis pas loin de penser de même, marmotta Jason. Il semble que, depuis quelque temps, le libre arbitre soit d’un exercice singulièrement difficile...

Après une certaine attente et beaucoup d’efforts, on arriva tout de même à franchir la barrière et à s’engager dans une grande rue, tout aussi encombrée, qui allait vers le centre de la ville. Mais, chemin faisant, on traversa de grands boulevards déserts, des rues vides qui ne montraient aucun signe de vie et qui contrastaient avec celle que l’on suivait. Beaucoup de maisons avaient leurs volets clos et offraient des façades aveugles.

Bientôt, on atteignit les rives de la Moskova dans laquelle des hommes en barque étaient occupés à engloutir des tonneaux et des caisses. Les murailles du Kremlin se dressèrent dans le soleil couchant qui les faisait plus rouges encore. Mais déjà, les yeux des nouveaux venus étaient accoutumés à la splendeur quasi asiatique de la Ville Sainte et ils n’accordèrent à la vieille citadelle des tsars qu’un regard rapide. Ce qui se passait au pied était bien autrement intéressant...

Sur les quais de la rivière, sur les ponts qui l’enjambaient et sur l’immense place collée au flanc du Kremlin, il y avait foule encore. Mais cette foule-là était d’une autre qualité que celle des faubourgs. De très jeunes gens en fracs, armés de sabres, se mêlaient au convoi des blessés qui semblaient arriver de toutes parts, se précipitant vers eux avec des cris d’enthousiasme. Leur élégance, leur jeunesse, leur beauté souvent, contrastaient violemment avec la crasse et la souffrance qu’ils côtoyaient en s’efforçant maladroitement, avec trop d’impétuosité, de soulager.

Pris dans la bousculade qui se formait au passage du pont, Marianne et Ses amis se trouvèrent emportés presque malgré eux dans un courant irrésistible, grâce auquel ils franchirent la rivière, sans même s’en apercevoir, pour se retrouver soudain, à peu près libres de leurs mouvements, sur l’immense place où scintillait une énorme, une éblouissante église que ses couleurs vives faisaient ressembler à un gigantesque joyau.

Vers l’est, cette place était bordée de grands et magnifiques palais privés qui interposaient leurs façades élégantes, leurs frontons grecs peints en blanc et la verdure de leurs parcs entre la place et les murailles tartares de Kitay-Gorod, la ville chinoise, centre de l’activité commerciale de Moscou. Et devant l’un de ces palais, une foule hurlante stationnait, visiblement passionnée par un spectacle dans lequel Marianne, horrifiée, n’eut pas de peine à reconnaître une exécution...

Attaché à une échelle placée sur une estrade contre le mur du palais, les poignets haut liés au-dessus de sa tête, un homme, nu jusqu’à la ceinture, recevait le knout.

Composé de minces lanières de cuir blanc tressées que l’on faisait tremper dans du lait la veille d’une exécution afin de les rendre plus dures, le fouet laissait une trace sanglante chaque fois qu’il retombait sur le dos du patient et lui arrachait une plainte.

Debout sur l’estrade, à quelques pas de l’échelle, une espèce de géant, les bras croisés sur la poitrine, une nagaïka ou fouet de cheval passé dans sa ceinture, surveillait l’exécution. Vêtu d’un habit de coupe militaire, bleu à haut col et épaulettes dorées, cet homme, de solide complexion, montrait un visage dominateur d’un type où le sang turkmène laissait voir sa trace. Mais la physionomie était expressive et animée par des yeux très grands d’une teinte indécise et qui, pour le moment, ne reflétaient qu’une froide cruauté.

La foule se taisait, ne manifestant ni joie ni émotion de « quelque ordre que ce soit devant le supplice de l’un des siens. Mais, en se mêlant à elle, Marianne fut frappée par l’expression des visages de ces gens. Tous, sans exception montraient une haine totale, absolue, pour ainsi dire concentrée. Et cela révolta la jeune femme.

— De quel bois sont donc faits ces gens-là ? gronda-t-elle à mi-voix. L’ennemi est à leurs portes et ils restent là à regarder massacrer un pauvre diable.

Un brusque coup de coude dans les côtes la fit taire. L’auteur n’en était pas l’un de ses compagnons, mais un homme âgé, d’une physionomie aimable et distinguée, vêtu à l’ancienne mode, mais avec une simplicité qui n’excluait pas l’élégance, au contraire, car, s’il portait ses cheveux longs et noués sur la nuque, aucune trace de poudre ne venait ternir le satin noir du ruban qui les attachait et qui faisait ressortir la jolie nuance argentée des cheveux.

Comme Marianne le considérait avec étonnement, il ébaucha un sourire :

— Soyez plus prudente, Madame, murmura-t-il. Le français est une langue que l’on entend beaucoup ici.

— Je ne parle pas le russe, mais si vous souhaitez que nous nous exprimions en un autre langage, l’anglais, par exemple, ou l’allemand...

Cette fois, le vieux gentilhomme, car il l’était visiblement, sourit franchement, ce qui lui ôta un peu de son charme en découvrant quelques manques regrettables dans sa denture.

— Une langue inusitée éveillerait des curiosités. Ceci pour l’anglais. Quant à l’allemand, c’est une langue que, depuis Pierre III, les Russes détestent cordialement.

— Soit ! fit Marianne, continuons donc en français si toutefois, Monsieur, vous voulez bien consentir à contenter ma curiosité. Qu’a donc fait ce malheureux ?

L’inconnu haussa les épaules :

— Son crime est double : il est français et il a osé s’en réjouir en apprenant l’arrivée des armées de Bonaparte. Jusqu’à présent, il était un homme apprécié, et même respecté, pour ses talents culinaires. Mais cette maladresse l’a perdu !

— Culinaires ?

— Mais oui. Il se nomme Tournais. Il était le chef-cuisinier du gouverneur de Moscou, le comte Rostopchine que, d’ailleurs, vous voyez ici, surveillant en personne l’exécution. Malheureusement pour son dos. Tournais a eu la langue trop longue...

Envahie d’une impuissante colère, Marianne serra les poings. Fallait-il rester là, debout dans le soleil couchant, à regarder hacher un homme, un compatriote coupable seulement de fidélité à son Empereur ? Heureusement, elle n’eut pas le temps de se poser longuement la question. Le supplice prenait fin.

Sur un ordre de Rostopchine, on détachait le malheureux cuisinier, inconscient et couvert de sang, pour l’emporter à l’intérieur du palais.

— Que va-t-on faire de lui ? demanda Jolival qui avait rejoint Marianne et suivi le dialogue.

— Le gouverneur a fait proclamer que, dès demain, il serait envoyé à Orenbourg pour y travailler aux mines.

— Mais il n’en a aucunement le droit ! s’insurgea Marianne, oubliant de nouveau la prudence. Cet homme n’est pas russe. C’est odieux de le traiter comme un moujik coupable.