Dans le sombre encadrement de la barbe noire, les lèvres minces du rabbin libérèrent l’éclair blanc d’un sourire.

— Sans doute mais leur réunion s’est révélée singulièrement efficace. Jusque-là, on sait qu’Élie a transmis les émeraudes à son disciple Élisée en même temps que son manteau. Ensuite, elles ont suivi leur route entre les mains des Grands Prêtres qui se sont succédé. Je ne vous en ferai pas l’historique, ce serait du temps perdu, mais quand le Pectoral a été créé, elles y ont trouvé leur place. Or cette place – mal défendue puisque, contrairement aux autres pierres, elles n’y étaient pas serties – elles ne l’occupaient que durant les cérémonies qui revêtaient alors une étrange magie. D’ailleurs les émeraudes étant destinées par Yaveh à renforcer les pouvoirs d’un authentique prophète, les Grands Prêtres n’en obtenaient la faculté de prédire qu’à condition d’être revêtus du Pectoral. Aussi gardaient-ils les pierres dans un sachet de cuir attaché à leur cou par une chaîne d’or…

— Comment se fait-il, en ce cas, que ceux de l’époque n’aient pas vu venir Titus, l’empereur romain qui apportait la guerre, la destruction du Temple et l’anéantissement quasi total du peuple ?

Abner Goldberg détourna les yeux comme pour éviter de contempler une image déplaisante :

— Les hommes n’étaient plus les mêmes et l’indignité, le goût de l’or polluaient ceux qui auraient dû être les plus grands, les plus nobles. Au moment du sac de Jérusalem, Toummim, les « sorts sacrés », n’étaient plus au Temple. D’ailleurs, les prophéties n’ont jamais évité les désastres parce qu’on ne les croyait pas.

— Qu’en avait-on fait ? Les avait-on vendues ? Peut-être avait-on fini par ne plus croire à leur pouvoir ? Dieu n’étant ni aveugle ni sourd, il est possible qu’il ait effacé le don des émeraudes jugeant indignes ceux qui les détenaient ? En ce cas, il ne restait plus que deux pierres précieuses… très belles, je suppose ? ajouta-t-il repris malgré lui par sa passion des joyaux, surtout chargés d’histoire.

— Tout de même pas ! Elles avaient été volées peu de temps auparavant par je ne sais par qui mais, ce qui est certain, c’est qu’elles sont passées entre les mains du chef des Esséniens qui avaient trouvé refuge à Massada, la dernière et la plus puissante des forteresses hérodiennes, celle qui a résisté le plus longtemps…

— Je connais l’histoire héroïque de Massada, grogna Morosini, et elle devrait vous faire comprendre que rechercher vos émeraudes serait une entreprise aussi vaine que tenter de compter les grains de sable du désert. Si les Esséniens ne les ont pas enfouies quelque part dans l’énorme plateforme rocheuse, elles auront été le butin de guerre du consul Flavius Silva ou le larcin d’un quelconque soldat de la Xe Légion… Alors comment voulez-vous retrouver quoi que ce soit ?… Car c’est bien ça, n’est-ce pas, la raison de notre rencontre ? Vous voulez que je retrouve ces pierres ?

— Exactement ! Si quelqu’un en est capable, c’est l’homme qui a su reconstituer le Pectoral…

— Ne rêvez pas ! Vous savez parfaitement quel fil conducteur solide j’ai eu en Simon Aronov qui étudiait la question depuis longtemps mais Simon n’est plus et jamais il n’a fait la moindre allusion à vos émeraudes…

La figure, déjà passablement sombre du rabbin, vira carrément aux couleurs de l’orage :

— Peut-être parce qu’il les possédait. J’ai entendu dire qu’il pouvait lire l’avenir…

C’était là une vérité. Morosini n’avait pas oublié les terribles prédictions du Boiteux touchant ce qu’il appelait l’Ordre Noir dont il annonçait qu’il s’étendrait sur l’Europe et dont le prince savait déjà à quoi s’en tenir avec Mussolini, l’homme aux chemises noires qui tenait l’Italie dans sa griffe et qu’un certain Adolf Hitler commençait à imiter en Allemagne. Le fascisme, sans dieu et sans frein, qui cependant séduisait déjà tant de gens chez les vaincus de la Grande Guerre.

— Je crois, fit-il avec gravité, qu’il n’avait pas besoin d’une aide quelconque, fût-ce l’héritage d’Élie, pour projeter sur l’avenir un regard clairvoyant. Mais, dites-moi, comment se fait-il que vous n’ayez pas fait allusion à ces pierres lors de la remise du Pectoral ? Vous n’auriez pas l’idée de faire cavalier seul, par hasard ?

— Notre Grand Rabbin est un vieillard sage dont les pensées se tournent plus volontiers vers le Très Haut que vers la Terre. Le retour du Joyau Sacré l’emplit d’une joie profonde et il se contente d’attendre que la Promesse se réalise et qu’Israël redevienne un État souverain. Il se peut qu’il n’y assiste pas mais, moi, je suis jeune et ce qui peut advenir m’intéresse. J’ai besoin de ces pierres et c’est pourquoi je veux les retrouver.

— Personne ne vous en empêche… mais sans moi !

— Vous refusez ?

— Positivement ! Je suis un homme d’affaires, monsieur le rabbin, et je n’ai pas de temps à consacrer à des recherches pour le moins fumeuses puisque, en dehors de Massada qui n’est plus qu’une ruine désertique, vous n’avez aucune piste à m’indiquer. Je ne sais même pas à quoi ressemblent ces pierres et vous n’en savez sûrement pas plus que moi…

— Détrompez-vous ! En voici une reproduction à l’échelle, dit Goldberg en tirant de sa lévite un carton sur lequel un véritable artiste avait reproduit à l’aquarelle ce qui, pour Morosini, représentait l’inimaginable : deux prismes d’émeraude parfaitement semblables, deux heptaèdres réguliers de trois centimètres de hauteur sur un de large, d’un vert profond et lumineux dans la transparence desquels apparaissaient deux inclusions, l’une semblable à un minuscule soleil, l’autre à un mince croissant de lune. Jamais l’expert en joyaux connu de l’Europe entière et jusqu’en Amérique n’avait vu de pierres à ce point identiques et néanmoins parfaites et, du coup, sa passion se réveillait :

— Incroyable ! apprécia-t-il. Je n’aurais jamais cru que les flancs du Djebel Sikaït où furent découvertes les premières émeraudes vers l’an 2000 avant Jésus-Christ puissent recéler ce miracle !

— Vous avez dit le mot qui convient : miracle ! Elles ne viennent pas des bords de la mer Rouge. N’oubliez pas qu’elles sont l’Ourim et le Toummim, les « sorts sacrés », et que Yaveh lui-même les a remises à Élie… à la famille de qui j’appartiens.

— Ce qui veut dire ?

— Que le Grand Rabbin de Palestine est le successeur naturel du Grand Prêtre d’autrefois et qu’un jour je serai appelé à cette haute fonction… Les « sorts sacrés » me permettront d’entendre la voix du Très-Haut… Voilà pourquoi il me les faut !

— Ne rêvez pas et songez plutôt que, si ces pierres ne sont pas enterrées quelque part depuis la nuit des temps, elles ont du parcourir un chemin impossible à retracer, qu’elles ont sans doute été séparées, retaillées…

Il n’ajouta pas « en admettant qu’elles aient jamais existé en dehors d’une légende et que leur image ne soit pas seulement le fruit d’un artiste poète », mais ses doutes se heurtèrent à une obstination pleine de certitude :

— Non. Yaveh ne l’aurait pas permis. Je sais qu’elles vivent toujours, quelque part, et que leur splendeur est intacte ! Le contraire serait impensable !

— C’est ce qu’on appelle la foi du charbonnier ! ironisa Aldo qui n’aimait pas beaucoup le feu fanatique allumé un instant sous les lourdes paupières du rabbin – une réflexion qu’il ne se serait jamais permise avec Aronov lui parlant du Pectoral et qui, d’ailleurs, ne lui serait jamais venue à l’esprit. Quoi qu’il en soit, ce que vous voulez obtenir de moi c’est une autre quête du Graal – ne dit-on pas que le Vase, entre tous sacré, était taillé dans une émeraude énorme ? – mais je ne suis pas Galahad, ni Perceval, ni Lancelot. Je suis un honnête commerçant, jeune marié, qui espère devenir père de famille et…

— Ne dites pas de sottises ! tonna soudain Goldberg. Vous êtes l’homme choisi par Simon Aronov. Cela veut dire que vous seul êtes capable de retrouver les « sorts sacrés ». Et il faut que cela soit ! Israël a besoin de vous.

— Écoutez, monsieur le rabbin, fit Morosini qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez, tout ce que je peux vous promettre, si d’aventure je trouvais une piste, c’est de la suivre mais ôtez-vous de la tête l’idée que je vais m’y consacrer tout entier. À présent, si vous voulez bien m’apprendre comment on sort d’ici, je voudrais rentrer à l’hôtel. J’ai froid aux pieds, figurez-vous !

Il s’attendait à une réaction de colère, d’indignation, d’obstination, à des prières peut-être mais rien de tout cela ne se produisit. Le rabbin se contenta de regarder sa montre et de sourire :

— Vous pourriez changer d’avis. Ah, j’allais oublier une chose importante, puisque vous avez bien voulu me rappeler que l’argent compte pour vous…

— Pas pour vous ?

— Plus ou moins !… Le jour où vous me rapporterez l’Ourim et le Toummim, je vous les paierai un demi-million de dollars.

Bien qu’un peu surpris par l’importance de la somme, Morosini n’en montra rien et haussa des épaules désinvoltes :

— Vous m’offririez un million entier que cela ne changerait rien à ma décision. Si je rencontre vos pierres, je vous les rendrai contre le montant des frais éventuels – achat ou autres ! – mais sans plus !

— Autrement dit, vous ne vous donnerez aucun mal pour elles ?

— Vous comprenez à merveille : depuis trois ans le Pectoral a bouleversé ma vie et je tiens beaucoup à celle que j’ai en ce moment. Priez Dieu que la chance me sourie et, puisque vous êtes Son serviteur, il tournera peut-être ses grâces vers vous ? Nous rentrons ?

— Encore un instant, puisque vous évoquez le Très-Haut ! Savez-vous que c’est près de cette eau que votre Christ a guéri l’aveugle de naissance ?

— Oui, je le savais.

— J’espérais que le même miracle se reproduirait car vous êtes aveugle, prince, aveugle en ce qui concerne les graves conséquences de votre refus touchant l’avenir de ce pays déchiré et le vôtre.

— C’est une menace ? gronda Morosini hautain.

— Une simple mise en garde. Que vous le vouliez ou non, votre quête récente vous a lié aux pierres sacrées que gardait le temple de Salomon. Vous êtes devenu leur serviteur et ce service-là ne se rompt pas si facilement.

— C’est ce que nous verrons. Me voilà bien payé de mes peines !… et je vous rappelle que j’ai toujours froid aux pieds.

— Réfléchissez encore… et veuillez me suivre !

Même sans le détour souterrain dont l’utilité était apparue à Morosini aussi peu convaincante que possible, le retour vers le King David ne se fit pas en cinq minutes. Franchies les ruines davidiennes, on passa les remparts au moyen d’un ancien souterrain ouvert par des éboulements afin d’entrer dans la vieille ville dont on traversa l’ancien quartier juif que l’heure tardive animait à peine d’ombres furtives et de chats en quête d’aventure plus silencieux que les ombres. À la porte de Jaffa on se sépara sur un froid salut et Aldo se mit à courir autant pour se réchauffer qu’entraîné par la hâte d’en finir avec les ténèbres et de retrouver la lumière qui rayonnait de Lisa. Il savait qu’elle l’approuverait d’avoir repoussé la demande de Goldberg parce que la remise du Pectoral l’avait soulagée autant que lui-même. Que les pierres meurtrières eussent repris leur place dans leurs alvéoles d’or ne les lavait pas de leurs traces sanglantes et Lisa craignait toujours une catastrophe quelconque. Les « sorts sacrés », disparus depuis si longtemps que leur recherche relevait de l’utopie, ne devaient pas être plus fréquentables…

La première personne que Morosini vit en atteignant les jardins de l’hôtel fut Adalbert Vidal-Pellicorne qui faisait les cents pas d’un cyprès à un autre devant l’entrée illuminée en mâchonnant un cigare si gros qu’il eût pu servir de perchoir à un couple de serins. En apercevant Aldo, il fondit sur lui comme l’épervier sur un poulet :

— Où étais-tu passé, sacrebleu ? Voilà une bonne heure que je t’attends ?… Et dans quel état ! Tu as barboté dans une mare ?

— Non. Dans le tunnel du roi Ézéchias et j’ai à te parler. Mais que fais-tu là tout seul ? Où est Lisa ?

— Bonne question, j’allais te la poser. On dirait que vous menez une vie intense, cette nuit, vous autres Morosini ! Il paraît qu’un jeune garçon pourvu de nattes est venu la chercher environ deux heures après t’avoir emmené toi-même.

D’avoir tant couru, Aldo avait chaud à présent mais n’en sentit pas moins une sueur soudain glacée lui couler le long du dos en même temps que sa gorge se séchait :

— Que viens-tu de dire ? Lisa est partie avec…

— Oui, le portier a cru comprendre qu’il avait dû t’arriver un accident quelconque Lisa paraissait très inquiète. En revanche, ce qu’il n’a pas compris c’est qu’on lui laisse une lettre pour toi.