— Nous verrons ! Encore un mot. Si vous voulez que je vous croie, dites-moi où vous avez mis Rabbi Abner.
Aldo le lui expliqua avec suffisamment de détails pour qu’il n’y eût pas d’erreur. Le garçon eut un mince sourire :
— Sans vous en douter, vous avez obéi à l’une des lois de notre ville sainte : personne ne doit y être enterré afin de préserver sa pureté.
Morosini pensa qu’il y aurait peut-être beaucoup à dire sur la pureté des hommes qui l’habitaient mais s’abstint de tout commentaire. De même il ne fit pas un geste quand Ézéchiel s’en alla reprendre son pistolet dans la salle de bains, gagna le balcon et se servit du bougainvillier qui grimpait au mur pour descendre aussi tranquillement que s’il eût pris un escalier. Vers l’orient, une bande de ciel plus pâle annonçait le jour. Aldo réalisa alors qu’il avait mal à la tête. Ce qui ne valait rien pour la clarté des idées. C’était sans doute d’avoir trop fumé en buvant de l’alcool ?… Il chercha dans sa trousse de toilette deux cachets d’aspirine, les avala avec un grand verre d’eau et retourna s’étendre sur son lit pour y attendre l’effet du médicament. Or à peine sa tête eut-elle touché l’oreiller qu’il plongea dans le plus miséricordieux des sommeils… Et cette fois personne ne vint le réveiller pour la bonne raison qu’Adalbert, accablé de fatigue, en faisait autant et qu’il avait placé sur sa porte l’écriteau priant qu’on ne le dérangeât point.
Il était déjà tard dans l’après-midi quand Aldo refit surface avec la satisfaction de se sentir dispos même si quelques écharpes de brume voltigeaient encore dans sa tête mais sans affaiblir en quoi que ce soit la première idée qui lui était venue en ouvrant les yeux.
Afin de la rendre plus claire encore, il se précipita sous la douche, s’y savonna d’importance avant de s’étriller au gant de crin et d’user généreusement de lavande anglaise. Après quoi il se rasa et regagna sa chambre avec la réconfortante impression que rien ni personne ne lui résisterait quand il entreprendrait, tout à l’heure, l’action qu’il avait arrêtée dans son sommeil. Il y trouva Adalbert qui, installé dans une chaise dont les pieds débordaient sur le balcon, regardait les rayons du soleil couchant restituer comme presque tous les soirs à la Vieille Ville son image de Cité Céleste tissée d’or et de lumière.
— Ça va mieux ? demanda-t-il sans quitter des yeux le merveilleux paysage dont les nuances changeaient.
— Oui. Et j’ai pris une décision : ce soir, je vais rendre visite…
— À sir Percival Clark ? Et pourquoi, s’il te plaît ?
— Parce que j’ai la conviction profonde que c’est lui la cheville ouvrière de tout cela… Certains des Arabes de cette nuit étaient des fils de Khaled. J’en suis sûr. Ce qui veut dire qu’il n’en a tiré aucune vengeance pour la mort de sa fille.
— C’est assez bien raisonné… mais, moi, je sais à présent qu’il est l’homme pour qui travaille Hilary. Cette nuit, j’ai retrouvé enfin le détail qui me tracassait et que je n’arrivais pas à définir…
— Et ça t’est venu comment, cette illumination ?
— C’est l’apparition dans notre histoire de Margot la Pie. C’est elle qui a été le révélateur. Tu te souviens des nombreuses vitrines qui ornent la maison de sir Percy ?
— Bien entendu. Elles renferment de très jolis bijoux antiques ; mais cela n’a rien d’étonnant si l’on tient compte du fait qu’il a travaillé dans plusieurs pays d’Orient…
— Sans doute, mais ce qui est plus étonnant c’est qu’au milieu d’objets sans histoire… pénale tout au moins, se trouve une boucle de ceinture, en or, représentant la tête d’Héraclès portant en guise de casque la tête du lion de Némée que j’avais pu admirer il y a quelques années dans les collections du musée de Syracuse. C’est l’un des rares objets rassemblés dans les années 70 avant Jésus-Christ par le proconsul Verrès que l’on ait pu retrouver…
— Il ne cache pas qu’il ait acheté certains de ces bijoux. Pourquoi pas celui-là ?
— Parce qu’il n’a jamais été en vente. En revanche, au cours d’un voyage en Italie, il y a environ trois ans, je me souviens d’avoir lu dans un quotidien qu’un vol audacieux avait délesté Syracuse de plusieurs objets de valeur. La boucle de ceinture en faisait partie.
— Je ne nie pas qu’il ait pu l’acheter au voleur mais…
— Qu’est-ce qui te prend ? Tu viens de me dire que tu veux aller chez sir Percy, j’apporte de l’eau à ton moulin et tu fais la fine bouche ? Tu es malade ou quoi ?
— Non et j’admets volontiers que je me fais l’avocat du diable mais c’est peut-être parce que ça me paraît trop beau : exposer un joyau volé me paraît dangereux…
— Ici ? Autrement dit au bout du monde des Européens ? Il faut un spécialiste comme moi et avoir non seulement visité ledit musée mais encore avoir retenu ce que l’on y a vu. Or, les foules ne se pressent pas à Syracuse même si le musée est l’un des plus importants d’Italie. J’ajoute qu’il est aussi l’un des plus mal protégés…
— Et c’est Margot qui l’a volé ?
— Le journal, en tout cas, lui attribuait le vol. Alors, on va chez notre ami Clark ?
— Sans hésiter mais pas maintenant. Je viens de recevoir la visite d’Ézéchiel et j’ai dû tout lui raconter au sujet de Goldberg. Il voulait me tuer…
— T’a-t-il appris, en échange, où est Lisa ?
— Non mais il doit revenir à dix heures ce soir. Le mieux est peut-être de l’attendre. Il pourrait nous aider.
— Au fond, pourquoi pas ? Maintenant que son patron est mort il doit vouloir récupérer les émeraudes pour son compte personnel. Et puis nous ne serons pas trop de trois puisqu’il ne faut pas compter sur Mac Intyre dans ce qui risque d’être une expédition punitive…
L’Écossais, en effet, devait bouder dans son coin car on ne le revit pas. On dîna de bonne heure, en gens affamés qui ont devant eux une longue nuit incertaine et, après avoir avalé deux cafés serrés, on alla attendre Ézéchiel dans la chambre d’Aldo. Celui-ci en profita pour tirer au clair une idée qui venait de lui revenir.
— Dis-moi, quand vous êtes allés à Londres, toi et Hilary, comment s’est-elle arrangée avec le British Muséum puisque, si je me souviens bien, tu m’as dit y être allé avec elle ?
— Oui, je l’ai dit mais en fait, nous n’y sommes pas allés, avoua Adalbert en rougissant furieusement. Elle… avait hâte de me présenter à sa famille. Et ne me regarde pas comme ça. Je me suis fait avoir sur toute la ligne. Mais je ne suis pas le premier à qui ça arrive, ajouta-t-il avec amertume.
— Je le sais puisque j’ai brillamment inauguré la série et je t’offre mes excuses. Remarque, je ne serais pas surpris qu’elle ait des relations avec les gens du musée. Ce genre de fille assure toujours ses arrières. De toute façon qu’elle soit qui elle veut, Margot la Pie ou la reine d’Angleterre, cela n’a plus d’importance puisque Goldberg est mort. Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’Ézéchiel aura des choses intéressantes à nous dire.
— Quoi qu’il en soit, fit Adalbert d’un ton rêveur, j’aimerais bien, quand nous serons sortis de cette affreuse histoire – ce que je veux espérer – j’aimerais bien, dis-je, aller bavarder de Margot la Pie avec Gordon Warren, notre ami de Scotland Yard…
Dix heures sonnaient au clocher de Notre-Dame de France, la grande église catholique proche, quand, avec une ponctualité exemplaire, le jeune garçon sortit des bougainvilliers et prit pied sur le balcon. S’il était armé, cela ne se voyait pas mais il semblait plus soucieux encore que tout à l’heure. Inquiet, Morosini l’interrogea aussitôt. N’avait-il pas réussi à retrouver la dépouille du rabbin ?
— Si. Il est bien à l’endroit que vous m’avez décrit et je vous remercie des soins que vous avez pris. Il restera d’ailleurs là-bas jusqu’à ce que je sache qui l’a fait tuer… Non, ce qui me tourmente c’est que Mme Morosini ait disparu de la maison où nous l’avions mise. Et pas seulement elle ! Ses gardiens eux aussi se sont volatilisés…
— Cela n’a rien de surprenant, fit remarquer Morosini. Ne vous ai-je pas dit qu’elle accompagnait le rabbin Goldberg la nuit dernière et que l’Anglaise l’a prise comme otage afin d’assurer sa retraite ? Dès lors les gardiens n’avaient plus aucune raison de rester.
— Vous ne comprenez pas. Il s’agit d’un couple qui habite toute l’année une maison dans les collines de Galilée et, même si le renfort qu’on leur avait donné ne présentait plus d’utilité, eux n’avaient aucune raison de quitter leur domicile.
— Les collines de Galilée alors que nous la croyions hors des frontières, fit Aldo avec amertume. Vous vous êtes bien moqués de nous !
— Même pas ! Il était seulement bon que vous le croyiez et elle aussi. On l’y a conduite par un chemin suffisamment détourné pour qu’elle se croie en Syrie ou même plus loin… Elle ne pouvait savoir où elle était.
— Si elle est restée enfermée dans une cave pendant des mois, ce devait être difficile en effet !
— Non. Ne croyez pas cela ! Elle était bien traitée, servie même par une femme dévouée à Rabbi Abner mais bonne. Je ne suis pas allé là-bas avant aujourd’hui et je ne l’ai pas approchée une seule fois, cependant je peux vous jurer qu’elle n’a jamais eu à souffrir d’autre chose que du manque de liberté.
— C’est déjà suffisant ! Et j’espère qu’à présent elle n’endure pas un traitement pire…
Visiblement agacé, Adalbert intervint :
— Cette discussion n’a aucun sens. Nous avons mieux à faire que palabrer sur des éventualités. Nous avons, nous, une idée sur l’endroit où peuvent se trouver la princesse Morosini et vos sacrées émeraudes. Alors la question est celle-ci : voulez-vous nous aider à les récupérer oui ou non ?
— Votre question est de celles qui ne se posent pas ! fit le jeune garçon avec dédain. Bien entendu je vous suis !
— Nous ne voulons pas vous prendre en traître, dit Aldo. Réfléchissez encore ! Nous allons chez un homme riche, puissant, un Anglais respecté de tous. Il vit ici comme vous-même et il pourrait vous causer de grands dommages !
— S’il a tué Rabbi Abner, il est mon ennemi, s’écria Ézéchiel avec orgueil. Et s’il a fait tuer Rabbi Abner il aura à redouter ma vengeance si je ne le tue pas cette nuit ! Qui est-il ?
— Sir Percival Clark. Vous venez toujours ?
— Plus que jamais ! Il est trop l’ami des Arabes pour être le nôtre.
CHAPITRE XII
UNE FEMME ARABE…
La nuit était froide et silencieuse quand on approcha de l’ancien couvent. C’était comme si toute la nature retenait son souffle dans l’attente d’un drame. Haut dans le ciel, une lune ronde, dessinée avec la précision d’un pinceau japonais, suscitait des ombres bizarres à travers les grands arbres du mont des Oliviers ajoutant au décor un côté fantasmagorique, un peu inquiétant.
Comme lors de leur précédente visite, Morosini arrêta la voiture assez en contrebas et à l’abri d’un buisson – un endroit faisant suite à une petite descente qui lui avait permis de rouler sans moteur.
— Du grand art ! apprécia Vidal-Pellicorne. Si les occupants de la maison ont entendu la voiture ils penseront qu’elle se dirige sur Jéricho.
— C’est ce que j’espérais. Comme tu vois, sir Percy n’est pas encore couché : il y a de la lumière dans sa bibliothèque. À son âge, on dort peu : je ne me voyais pas braquer la lumière d’une torche électrique sur le visage effaré d’un infirme tiré du sommeil.
— On est toujours à Fontenoy, à ce que je vois ? On ne va tout de même pas aller jusqu’à sonner ?
— Idiot ! grogna Aldo en haussant les épaules. On va entrer comme tu sais si bien le faire. Montre-nous le chemin ! Prêt, Ézéchiel ?
— À tout, monsieur ! Je vous l’ai dit.
Et dans la main du jeune homme apparut soudain un pistolet prouvant que servir Jéhovah n’empêchait pas de pratiquer l’instinct de conservation ;
— Rangez ça ! On s’en servira plus tard si besoin est.
L’un après l’autre les trois visiteurs nocturnes franchirent le mur d’enceinte et, sans faire plus de bruit que des chats, ils arrivèrent au pied de la terrasse d’où, quelques mois plus tôt, Aldo et Adalbert avaient contemplé un beau soleil en train de se coucher sur Jérusalem.
La lumière qui éclairait la grande pièce était douce et suggérait l’intimité ainsi que le repos du soir. Et, de fait, rien n’était plus paisible que l’image de ce vieil homme assis dans le grand fauteuil de son bureau – la chaise roulante était poussée sur le côté – en train de compulser des notes en face de cette belle jeune femme qui buvait du champagne à demi étendue sur un divan et plus exquise que jamais dans une robe de velours bleu nuit sans autre ornement que le collier de perles à triple rang qui serrait son cou mince et les magnifiques perles en poire de ses oreilles.
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