Deux jours plus tard, Jean reprenait le chemin de Paris accompagné de ses deux sœurs, Chon et Bischi, qui allaient avoir désormais pour tâche de veiller sur la précieuse Jeanne. Pendant ce temps celle-ci attendait paisiblement à Versailles, cachée dans l’appartement de Lebel.
Le 1er septembre « à cinq heures du matin » et dans l’église Saint-Laurent à Paris, très haut et puissant seigneur, messire Guillaume, comte Du Barry, épousait demoiselle Jeanne Becu « de Vaubernier » en présence de témoins qui ne connaissaient pas les époux, de Jean du Barry et, par Dieu sait quel miracle, de Jean-Baptiste Gomard de Vaubernier, père de la mariée. Les époux se séparèrent à l’issue de la cérémonie sans espoir de se revoir jamais – au grand regret de Guillaume mais ceci est une autre histoire. Il eut tout juste le droit de poser un baiser sur le ravissant visage de la nouvelle comtesse qui, nantie d’un vieux et très noble nom, pouvait très légitimement espérer être présentée au Roi et à Mesdames ses sœurs.
En apparence, une présentation donne l’impression d’être une chose fort simple mais en réalité et, s’agissant de ce que la moitié de la Cour appelait « une fille de rues », c’était beaucoup plus difficile qu’un vain peuple pourrait l’imaginer. Et la présence récente à Versailles de la jeune archiduchesse Marie-Antoinette d’Autriche, tout nouvellement mariée au dauphin Louis, n’arrangeait rien. Présenter l’ex-Jeanne Bécu à la fille de l’impératrice Marie-Thérèse, à la future reine de France était proprement impensable. D’autant plus que la Dauphine était à présent le centre d’une cabale orchestrée par le ministre Choiseul et la maréchale de Mirepoix.
D’abord il fallait trouver une « marraine » et ce fut tout une histoire. On dénicha finalement, au fond de la Gascogne, une comtesse de Béarn, descendant des comtes de Foix et d’un sang aussi illustre que celui des Bourbons qui, moyennant 100 000 livres, le paiement de ses dettes et le gain d’un procès, accepta de mener par la main la maîtresse du Roi à travers les salons de Versailles. Quant à la Dauphine, Louis XV, à force de cajoleries, réussit à obtenir qu’elle adresserait la parole à la nouvelle venue. Ces paroles demeurées historiques et d’une haute portée intellectuelles furent :
— Il y a beaucoup de monde ce soir à Versailles…
En échange de quoi la princesse reçut une profonde révérence. C’était le 22 avril 1769. Durant cinq ans, presque jour pour jour, l’ancienne maîtresse du Roué, la vendeuse de frivolités, la fille facile d’un salon de jeux va être reine de France ou peu s’en faut. Son royal amant commandera pour elle un fabuleux collier de diamants qu’il n’aura pas le temps de lui offrir mais qui sera la cause d’un terrible scandale dont la boue s’en ira battre les marches du trône.
Encore un petit moment, Monsieur le bourreau !
Au matin du 28 avril 1774, alors que le jour vient à peine de faire revivre les marbres roses du Grand Trianon, le valet de chambre du Roi qui sommeille dans l’antichambre est brusquement réveillé par Mme Du Barry qui se penche sur lui, les cheveux défaits, en vêtements de nuit, les traits tirés par la fatigue et aussi blanche que ses dentelles : le Roi est malade, gravement malade. Il faut ses médecins et tout de suite !
Le diagnostic est vite fait : Louis XV a contracté la petite vérole et ses jours sont si gravement en danger que le médecin ne cache pas son sentiment : « Sire ! C’est à Versailles qu’il faut être malade… » Ce qui est limpide : un roi de France ne saurait mourir dans sa maison de campagne.
Jeanne pourrait, devrait s’éloigner tout de suite car la contagion est grande mais elle s’y refuse avec une belle crânerie et c’est en tenant dans les siennes la main brûlante de fièvre qu’elle ramènera le Roi chez lui et, durant plusieurs jours, elle va rester à son chevet. Une rude épreuve : le corps de Louis XV dégage une odeur affreuse et donne l’impression qu’il pourrit vivant. De fait, la mort approche et, dans la soirée du 3 mai, il fait ses adieux à Jeanne qui doit quitter le palais avant que n’y entre le Saint Sacrement porté par l’archevêque de Paris :
— Adieu, Jeanne !… Je vous ai beaucoup aimée…
L’agonie du Roi, une épouvantable agonie supportée avec un rare courage – « C’est la mort la plus ferme et le plus grand triomphe que j’aie vu ! » dira plus tard le duc de Croÿ – la jeune femme ne la verra pas et quand, le 10 mai, il rend le dernier soupir, elle quitte Rueil où l’avait accueillie la duchesse d’Aiguillon pour l’abbaye de Pont-aux-Dames tandis que Jean Du Barry est jeté à la Bastille : la prison pour l’un comme pour l’autre… Cependant, la nouvelle reine de France écrit à sa mère : « La créature est mise au couvent et tout ce qui porte ce nom de scandale est chassé de la Cour. » Ce qui vaudra d’ailleurs de la part de l’impératrice d’Autriche une verte mercuriale : la mansuétude et la compassion sont des vertus qu’il convient de pratiquer lorsque l’on est reine de France.
Jeanne va rester « exilée » durant un an et demi : d’abord au couvent où elle va séduire tout le monde puis au château de Saint-Vrain qu’on lui a permis d’acheter. Mais ce qu’elle regrette surtout c’est sa maison de Louveciennes que Louis XV avait fait construire pour elle. Elle demandera humblement la permission d’y retourner et, vers la fin de 1776, elle reçoit du ministre Maurepas, la lettre que voici :
« Votre douceur, la réserve que vous avez gardée dans la disgrâce vous ont donné le droit à une auguste indulgence. Vous pouvez demeurer à Louveciennes et être libre d’aller à Paris… »
On devine sa joie, d’autant que, peu à peu les anciens amis revenaient vers elle. D’autres vinrent, des curieux bien sûr, vite conquis par la grâce et la décence de l’ancienne favorite et il fut bientôt de bon ton de rendre visite à Mme Du Barry qui ne cessait d’ailleurs de manifester des sentiments de profond loyalisme envers Louis XVI et Marie-Antoinette.
L’apothéose vint quand l’empereur d’Autriche, Joseph II, frère de la Reine, s’annonça un soir chez elle : « La beauté sera toujours reine… » lui dit-il galamment en s’inclinant sur sa main.
Jeanne connut peu après une grande période de bonheur. Après l’amitié vint l’amour apporté d’abord par un voisin, lord Seymour mais il était marié et le roman tourna court. D’ailleurs, le cœur de Jeanne penchait à présent vers une ancienne connaissance : le duc de Brissac, colonel des Cent-Suisses, qui avait été jadis son voisin à Versailles et qui, au moment de sa disgrâce avait fait partie des rares visiteurs de Saint-Vrain. Le Roi venait de faire de lui le gouverneur de Paris. Il avait vingt ans de plus que Jeanne mais la passion qui éclata entre eux allait durer jusqu’à la fin de leur vie.
Malgré le mal extrême qu’ils se donnèrent dans les débuts pour préserver les apparences, leur secret fut bientôt celui de Polichinelle. Peu à peu, ils se cachèrent moins, quand elle venait à Paris la comtesse descendait tout bonnement rue de Grenelle chez son amant. Le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre semblait grandir chaque jour comme s’ils pressentaient que le temps leur était compté.
Les relations de Jeanne avec Versailles avaient beaucoup changé. La cible favorite des pamphlétaires c’était à présent Marie-Antoinette et non plus la Du Barry. Cette circonstance avait appris l’indulgence à la souveraine. La comtesse l’en payera par un entier dévouement et c’est ainsi qu’après l’assaut de Versailles, en octobre 1789, c’est à Louveciennes que furent recueillis et soignés les gardes du corps blessés au service du Roi.
C’était prendre délibérément sa part des mauvais jours. Une nuit de 1791, alors que la comtesse était à Paris, Louveciennes fut cambriolé par trois malfaiteurs dont l’un était un ancien valet. Tous les bijoux furent volés et Dieu sait si Louis XV avait été généreux ! Chose étrange d’ailleurs, ce vol attira sur sa victime le ressentiment populaire grâce à la maladresse d’un joaillier qui, dans l’espoir fallacieux de retrouver le trésor, ne trouva rien de mieux que d’en publier une trop exacte description.
Malgré la récompense offerte de deux mille louis d’or à qui permettrait de retrouver les joyaux, ce fut un tollé. Les folliculaires parisiens traînèrent l’ancienne favorite dans la boue et l’austère Saint-Just se déchaîna contre « l’infâme Messaline ». Mme Du Barry quitta alors la France pour l’Angleterre à la suite de la visite d’un agent anglais, un certain Parker Forth venu l’avertir que certains de ses bijoux avaient été présentés à un joaillier londonien. Il fallait qu’elle aille les reconnaître.
En pleine Révolution, elle effectue alors plusieurs voyages outre-Manche sans grand espoir cependant de retrouver son bien car la loi anglaise ne permettait pas de poursuivre un coupable pour un délit commis hors du territoire national, mais en fait l’affaire du vol n’était qu’un prétexte et il est certain qu’alors Jeanne assuma le dangereux rôle d’agent secret au service du Roi. Ses voleurs avaient été arrêtés mais ses bijoux étaient sous séquestre et elle ne pouvait obtenir qu’on les lui rendît. Saluons l’honnêteté anglaise !
Par Forth, elle était entrée en contact avec d’autres agents et certains émigrés mais il semblerait qu’elle ait surtout servi d’intermédiaire et de courrier. Évidemment, la sagesse eût commandé qu’elle ne revînt pas en France et restât à l’abri mais elle ne pouvait se passer de Louis de Brissac ni de sa chère maison de Louveciennes.
C’est dans cette demeure qu’elle aimait tant qu’un jour abominable de l’été 1792, des émeutiers vinrent jeter à ses pieds la tête fraîchement tranchée de son amant. C’est là enfin où, bien que la maison eût été mise sous séquestre, elle ne put s’empêcher de revenir encore et elle fut arrêtée après avoir été dénoncée par Zamore, le négrillon qu’elle avait élevé et gardé longtemps auprès d’elle. On la conduisit à la prison de la Force, le 22 septembre 1793 et, naturellement, elle fut condamnée à mort.
Sa fin fut atroce. Cette jolie femme si bien faite pour les joies de la vie et qui avait su montrer un tel courage en face de l’horrible maladie qui allait emporter Louis XV, tant de constance dans l’adversité et tant de vaillance dans le dangereux rôle d’agent secret qu’elle avait assumé, craqua brutalement en face de la hideuse machine que battaient les éclats d’une féroce joie populacière. Il fallut la hisser sur l’échafaud, la traîner hurlante jusqu’à la guillotine cependant qu’elle ne cessait d’implorer :
— Encore un petit moment, Monsieur le bourreau, rien qu’un petit moment !…
Comme si un bourreau pouvait se laisser attendrir par les larmes d’une femme éperdue. Un instant plus tard, cette tête encore ravissante tombait. C’était le 8 décembre 1793. La Reine était morte depuis près de deux mois…
CATHERINE Ire
Impératrice de toutes les Russies…
La servante du pasteur
En juillet 1702, la longue guerre qui oppose le tsar Pierre Ier au roi de Suède Charles XII bat son plein. Il faut dire que les chefs sont de valeur : Pierre, à trente ans tout juste, est déjà le Grand. Quant à son adversaire, on l’a surnommé l’Alexandre du Nord et les combats sont d’une rare intensité avec des fortunes diverses. C’est ainsi qu’au nord de la Pologne la puissante ville de Marienbourg, jadis fief des chevaliers teutoniques vient de tomber aux mains des Russes que commande le prince Cheremetiev.
Le commandant suédois de la forteresse décide alors de se faire sauter avec toute la garnison et il autorise ceux des habitants qui le souhaitent à quitter la ville avant que la citadelle ne flambe. Beaucoup d’entre eux, craignant d’être ensevelis sous les décombres, profitent de la permission. L’une des notabilités, le pasteur Glück, est parmi eux. Accompagné de sa famille et de sa servante chargée de tout ce que l’on a pu emporter, il se hâte vers les avant-postes russes où, naturellement, ils se font arrêter.
Les Kalmouks, dans les bras desquels ils se sont jetés à l’aveuglette, n’ont rien de rassurant mais le pasteur parle plusieurs langues et leurs officiers pensent qu’il peut être utile comme interprète, d’autant qu’il propose ses services avec beaucoup d’amabilité. On le conduit donc, avec sa troupe, devant le vieux maréchal Cheremetiev qui, désireux d’utiliser aussitôt les compétences de l’homme de Dieu, l’embauche séance tenante mais c’est pour l’envoyer à Moscou où, avec toute sa famille, il ira rejoindre le faubourg allemand.
Avec sa famille mais pas avec sa servante. De celle-ci, on ne sait pas exactement comment elle s’appelle : peut-être Hélène-Catherine, peut-être Marie ou même Marthe Skavronska et peut-être lui a-t-on donné au baptême les quatre prénoms. Ce qui est sûr c’est qu’elle est une grande et belle fille blonde de dix-sept ans, plantureuse à souhait avec un visage rond au nez retroussé et de grands yeux bleus, un peu ronds eux aussi. Tout à fait le type susceptible d’émouvoir les militaires. D’ailleurs, quand le pasteur et les siens comparaissent devant le maréchal, elle n’est pas avec eux. Pas tout de suite tout au moins car, à peine arrivée, elle a été confisquée immédiatement par un dragon nommé Démine qui n’a pas perdu une seconde pour la jeter sur sa paillasse sans d’ailleurs soulever autrement de protestations. D’abord parce que c’est une fille douée d’un sang-froid remarquable, ensuite parce qu’à ce sang-froid se joint paradoxalement un tempérament que l’on peut qualifier de volcanique. Et puis, ce n’est pas la première fois que ce genre d’aventure lui arrive.
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