Entreprise oh combien difficile ! Les deux hommes frappent, sonnent font un bruit de tous les diables qui attire les autres locataires de la maison mais pas la Schneider. Quelqu’un pourtant affirme qu’elle est là. Alors le vacarme reprend de plus belle et, finalement, derrière le panneau de bois, une voix se fait entendre :

— Qui est là ?

Avec un soupir de soulagement, les deux hommes répondent l’un après l’autre :

— Moi, Offenbach.

— Moi, Halévy…

Et Offenbach d’ajouter en écho :

— Che vous apporte un rôle… un rôle étonnant… une gréation suberbe… mais le malheureux qui ignore qu’Hortense est brouillée à mort avec Plunkett, le directeur du Palais-Royal ajoute : « Une gréation pour le Balais-Royal… »

Un hurlement le fureur lui répond mais, cette fois, la porte s’ouvre découvrant une Hortense aux yeux étincelants, véritable personnification de la furie antique, l’invective à la bouche, qui déclare, avec force imprécations dignes de Corneille qu’elle ne remettra jamais les pieds dans le « théâtre maudit ». Elle va partir pour Bordeaux, d’ailleurs ses malles sont achevées, et elle a déjà vendu une partie de ses meubles.

En effet, le décor fait de caisses, de paquets et de cartons a quelque chose de définitif. Néanmoins, comme la porte est ouverte, les deux hommes en profitent pour se glisser à l’intérieur. Il faut plus qu’un déménagement pour décourager Offenbach lorsqu’il a quelque chose dans la tête. Or, il vient de constater que s’il manque nombre de meubles, le piano, lui, est toujours là…

La grande-duchesse de Gerolstein

Profitant d’une accalmie nécessitée par une reprise de souffle, Halévy explique l’œuvre dont il vient d’écrire le livret : « une pièce grecque… l’enlèvement d’Hélène par Pâris ». Elle y serait adorable, délicieuse, irrésistible. Hélène la Blonde ! Avec des costumes absolument ravissants ! Il pourrait parler longtemps : Hortense ne veut pas être adorable chez Plunkett…

Pendant ce temps, Offenbach s’est glissé au piano et il joue, et il chante avec son effroyable accent mais la musique est irrésistible :

« Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu ?

À faire ainsi cascader, cascader ma vertu… »

Assis sur une caisse, Hortense écoute, ravie, enchantée déjà dans le rôle de la reine de Sparte. Elle s’y voit !… Seulement derrière cette apothéose, elle aperçoit tout à coup Plunkett et cela suffit pour qu’elle retrouve sa décision : jouer La Belle Hélène elle aimerait beaucoup mais à aucun prix au Palais-Royal. Elle a dit qu’elle partait pour Bordeaux, elle part au désespoir de ses auteurs et durant quelques jours, elle va jouir de sa liberté et du secret plaisir d’être déjà célèbre…

En fait, huit jours exactement au bout desquels arrive un télégramme d’Offenbach : « Affaire ratée au Palais-Royal mais possible aux Variétés. Répondez… »

Du coup, Hortense trouve tout de suite moins de charme à Bordeaux. Elle télégraphie à son tour : « Je demande 2 000 francs par mois ». C’est le directeur des Variétés, Coignard, qui lui répond : « Affaire entendue. Venez vite ! » Deux jours plus tard, la chanteuse rentrait. La Belle Hélène fut, bien entendu, un triomphe, le 17 décembre 1864. Un triomphe qui ne se démentira pas et qui sera même surpassé quand, le 18 avril 1867, année de l’Exposition, on frappera les trois coups de la célèbre Grande-Duchesse de Gérolstein. Le triomphe est total et quand, au bois, Hortense passe, dans sa voiture autour de laquelle galopent ses huit chiens et que traînent des chevaux magnifiques, on lui fait place comme à une souveraine. On sourit, on murmure : « C’est la grande-duchesse ! » On la salue, on l’acclame plus encore qu’une vraie souveraine.

Mieux encore ! Un après-midi, la calèche se présente devant l’entrée de l’Exposition réservée exclusivement aux monarques étrangers qui viennent visiter. Du fond de la voiture, elle ordonne aux gardiens :

— Ouvrez !

Et comme ces braves gens hésitent, faisant remarquer que l’on ne peut franchir cette grille que si l’on porte couronne, Hortense alors jette avec majesté :

— Grande-duchesse de Gérolstein !

Et la grille royale s’ouvre…

C’est qu’au fond, elle est vraiment souveraine. Avant que ne se lève le rideau, elle peut chaque soir contempler la salle où se presse tout ce que la France mais aussi l’Europe compte d’illustre et que la grande exposition attire vers Paris. On y voit le roi de Suède, celui de Portugal, de Norvège, de Bavière, le prince de Galles, le tsar, le roi des Belges, le comte de Flandres, le prince d’Orange et même, certain soir, le shah de Perse.

La loge d’Hortense, bien sûr, ne désemplit pas. Les fleurs s’y entassent, les princes aussi et, comme elle possède un cœur vraiment généreux et un corps toujours disponible, sa demeure voit défiler à tour de rôle ceux qui l’ont applaudie la veille ou l’avant-veille. Tant et si bien qu’une mauvaise langue finira par la surnommer : « Le passage des Princes. » Elle eut même une liaison avec le khédive d’Égypte venu en France pour y prendre les eaux de Vichy. Il s’y ennuya si ferme écrit André Castelot, qu’il envoya un télégramme au quai d’Orsay : « Envoyez Schneider. » Mais le secrétaire diplomatique qui reçut le message n’imaginant pas qu’il pût s’agir de la célèbre divette, dépêcha sur Vichy l’important M. Schneider, directeur tout-puissant des Forges du Creusot persuadé lui-même que le souverain souhaitait passer une commande de canons ou de locomotives. On devine ce que purent être l’accueil du khédive… et la tête de M. Schneider.

Néanmoins, Hortense, qui avait eu, avec Offenbach, une liaison passagère, était pourvue d’un amant en titre : Xavier Feuillant, qui s’accommodait bien des relations « diplomatiques » de sa maîtresse. Et même, habitant en face de chez elle, il poussait l’amabilité jusqu’à décorer ses fenêtres des couleurs nationales du locataire provisoire. On affirme que, bien que très riche, il se ruina en chandelles et en drapeaux. Hortense habitait alors à l’angle de l’avenue de l’impératrice – actuelle avenue Foch – et de la rue Lesueur.

La guerre de 1870 va faire disparaître tout ce monde charmant et un peu fou. « Le trône de Napoléon III, dit Lenôtre, entraîne dans sa chute celui de Gérolstein. » Quand la France envahie, déchirée, ravagée se relève de ses cendres bien peu de mois ont passé mais ils ont suffi pour qu’Hortense Schneider, bien que toujours jeune et toujours belle, soit devenue le symbole d’une époque révolue. La République n’a rien à faire de la grande-duchesse de Gérolstein.

Hortense essaie bien de reprendre quelques-uns de ses rôles mais la magie n’agit plus. Offenbach, d’ailleurs, est compris dans le même phénomène et bien qu’il eût été naturalisé Français devait mourir, dix ans plus tard sans avoir eu le temps de voir naître à la scène l’œuvre dont il était le plus fier : Les Contes d’Hoffmann.

Pendant ce temps, Hortense était partie pour la Russie où elle connut un très grand succès, si grand même, qu’elle crut les beaux jours revenus. Hélas, rentrée en France, elle connut un tel échec qu’elle se résigna finalement à abdiquer. Elle était riche, d’ailleurs, et pouvait vivre sans soucis.

C’est alors qu’elle commit une grosse sottise, la seule en vérité de sa vie : elle épousa un jeune aristocrate de grande famille : le comte de Brionne. Hélas, le beau gentilhomme s’intéressait surtout à ses revenus et, alors même que la lune de miel n’était pas encore tout à fait consommée, Hortense devait faire face aux horreurs d’une séparation, suivie d’un procès retentissant et d’un divorce.

Elle réussit cependant à sauver la plus grosse partie de sa fortune. Et, faute de rester grande-duchesse, elle pourra néanmoins continuer à se parer de ce titre de comtesse de Brionne, porté jadis par une princesse de Lorraine et dont elle était si fière, plus encore sans doute que de l’amour intéressé de son éphémère époux.

C’est alors qu’elle fit bâtir l’hôtel particulier sis 123, avenue de Versailles, non loin du Point-du-Jour, dans un quartier alors paisible et verdoyant où, durant trente ans, elle put se consacrer aux œuvres de charité, visitant les pauvres et dédiant « son temps et son dévouement à l’Orphelinat des Arts dont elle était la présidente d’honneur ».

Aux beaux jours, elle se rendait à Fécamp dans la villa qu’elle y avait fait construire après en avoir d’ailleurs acheté deux ou trois. De son beau temps, elle gardait beaucoup de choses et surtout une grande dignité, tout à fait digne d’une comtesse de Brionne et même de cette grande-duchesse fictive dont elle avait fini par faire son modèle et dont le superbe portrait peint par Pérignon éternise l’image et trône toujours dans le salon de sa demeure. Elle y apparaît cravache en main, imposante à souhait mais aussi infiniment séduisante.

On peut l’imaginer contemplant ce reflet des beaux jours après avoir longuement discuté avec sa cuisinière les menus de la journée car elle avait été toujours gourmande et le restait.

Elle le sera jusqu’à la fin extrême puisque c’est dans son lit et après avoir dégusté une tasse de chocolat qu’elle s’éteindra, le 6 mai 1920, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Toute sa fortune et ses propriétés allaient à l’Orphelinat des Arts…

LA PÉRICHOLE

Le vice-roi dormait…

Ce fameux soir du mois d’octobre 1766, le théâtre du Coliseo à Lima (Pérou) est comble. Même une souris ne pourrait y entrer. Et quelle belle salle ! Seigneurs et dames de la haute société péruvienne ont sorti leurs plus beaux atours et des joyaux comme on n’en voit pas souvent en Europe pour la réouverture de la fameuse salle qui reprend ses spectacles après transformations. Comble d’honneur : le vice-roi est attendu et, quand il paraît, un silence respectueux et de profondes révérences l’accueillent.

À soixante ans bien sonnés, don Manuel de Amat peut encore prétendre au titre de fort bel homme en dépit d’un air de profond ennui répandu sur toute sa personne. D’ailleurs il n’est venu que pour faire plaisir à son bon peuple et, à peine entré dans sa loge, il se laisse choir dans le grand fauteuil doré qui l’attend puis, d’un geste languissant de sa belle main, il fait signe que l’on peut commencer. Après quoi, conscient d’avoir rempli son rôle il s’installe commodément pour dormir à la consternation de son entourage et de son aide de camp, don Luis Gamuzo. Celui-ci entreprend de réveiller Son Excellence : elle doit se rendre compte que ce soir n’est pas un soir comme les autres et que la fameuse Micaela Villegas doit se produire dans une pièce de Calderón puis dans un ballet et quelques chansons afin d’offrir un éventail complet de ses talents multiples. À ce nom, don Manuel soulève péniblement ses paupières :

— La Villegas ? Oh très bien… j’espère que vous vous amuserez bien mon garçon…

Et de se rendormir tandis que Gamuzo se demande comment il va pouvoir arranger les choses. Néanmoins, comme le rideau vient de se lever il s’efforce d’oublier le vice-roi pour attendre dans la fièvre la dame de son cœur. Car, il faut bien le dire, il est, depuis six mois l’amant préféré de la vedette. Il espère seulement qu’elle ne remarquera rien. Ce qui prouve qu’il la connaît bien mal…

En effet, dans les coulisses, les yeux vifs de cette Micaela de dix-huit ans n’ont rien perdu de la scène burlesque dans la loge d’honneur et elle a beaucoup de mal à réprimer sa colère car c’est la première fois que le vice-roi vient au théâtre depuis les cinq longues années qu’il est arrivé d’Espagne ! Elle est d’autant plus furieuse qu’elle aperçoit déjà la mine hypocrite et ravie de la Inesilla, sa rivale sur les planches. Cette dinde s’apprête visiblement à déguster la déconfiture de la Villegas.

Le premier mouvement de la jeune femme est net : elle ne jouera pas dans ces conditions. Effroi, terreur et affolement de Maza, l’administrateur du Coliseo. C’est impossible qu’elle n’entre pas en scène où déjà les premières répliques s’échangent. Seulement Micaela possède des arguments intéressants : personne n’applaudira si le représentant de la Couronne n’applaudit pas le premier. Néanmoins, devant le désespoir du pauvre homme qui voit déjà son théâtre tout neuf dévasté par la fureur des spectateurs, elle finit par se laisser fléchir. D’autant qu’elle a son idée : son entrée comporte une exclamation et elle va s’en servir. Le moment venu, elle bondit sur la scène en poussant un hurlement si perçant qu’il sidère la salle et fait bondit don Manuel dans son fauteuil :