— Hein ? Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ?
— Rien, Excellence, fait Gamuzo apaisant. C’est seulement l’entrée de la Villegas…
— Doit-elle vraiment faire autant de bruit ?
Mais, sur la scène la comédienne a plongé dans une révérence pleine de grâce tout en dédiant au vice-roi son sourire le plus étincelant. Et, du coup, celui-ci n’a plus du tout mais plus du tout envie de dormir car il n’a jamais rien vu d’aussi joli que cette Micaela faite au tour avec, sous la masse de ses boucles noires et brillantes de grands yeux couleur d’eau claire. Son teint est d’ivoire mais ses lèvres rouges sont un peu lourdes et don Manuel se renseigne : serait-ce une métisse ? Eh bien pas du tout ! Elle est espagnole cent pour cent et sa mère appartenait même à une bonne famille, une noble famille même mais dont il vaut mieux tenir le nom caché pour le préserver de la tache qu’y a imprimé le mariage inconsidéré d’une de ses filles avec un baladin.
Restée veuve de bonne heure, Teresa, la mère s’en est allée vivre avec ses enfants dans un pauvre village de la sierra andine, Huanaco, où les petits ont poussé comme ils ont pu mais, depuis toujours Micaela a rêvé de faire du théâtre. Elle y tient tellement que sa mère finit par se laisser convaincre avec l’espoir que la petite réussira. Et tout le monde revient s’installer à Lima dans un logement exigu mais proche du Coliseo où Micaela commence à faire parler d’elle. Elle débute en même temps une carrière amoureuse fort active en compagnie d’un Français nommé Moteu qui, pour mieux filer avec elle le parfait amour, l’enlève et l’installe dans la calle del Huevo, assez mal famée mais qui présente l’avantage de ne pas renfermer de cancanières. Ce déménagement n’empêchera nullement « Miquita » de continuer à aider sa famille et en outre il lui assure la liberté.
Tout cela, Gamuzo le raconte à son vice-roi dont la première question sera pour demander qui est, à ce jour, l’amant en titre de la belle. Et Gamuzo de se tortiller en rougissant de façon fort explicite. Alors, don Manuel :
— Bien. Alors, mon bon, sachez ceci : « Son prochain amant ce sera moi… » Et comme Micaela achève justement une chanson, il se lève, applaudit à tout rompre immédiatement suivi par la salle entière.
Le soir même, la Villegas soupait avec Son Excellence au grand regret du pauvre Gamuzo persuadé qu’il était temps pour lui de se chercher une autre douce amie. Néanmoins, la jeune femme connaissait assez les hommes et aussi son pouvoir pour ne pas céder aux premières sollicitations de son admirateur. Elle va faire tourner celui-là en bourrique tout vice-roi qu’il est et, soir après soir, la haute société de Lima va voir don Manuel de Amat se rendre au Coliseo pour y applaudir la dame de ses pensées. Quand on dit applaudir le terme est faible car notre amoureux mène dans sa loge une vie impossible : quand il ne frappe pas dans ses mains, il trépigne, il adresse des œillades assassines à la jeune femme, il bat la mesure, tape sur le sol avec sa canne quand il n’encourage pas Micaela à haute et intelligible voix. Bref, il fait scandale et plus encore, quand la représentation terminée, il emmène la jeune femme souper dans son palais escortée par des porteurs de flambeaux.
Il faut que cela cesse et Miquita est trop fine mouche pour ne pas le comprendre. Aussi accepte-t-elle enfin de « couronner la flamme de son amoureux » et, du même coup, la fort belle demeure qu’il lui offre dans le quartier de San Marcelà, résidence d’autant plus intéressante qu’un souterrain la relie au palais du vice-roi. Dès cet instant leur liaison va prendre un caractère officiel.
Officielle mais pas pour autant paisible car Micaela est coquette et don Manuel horriblement jaloux. Les scènes sont fréquentes, passionnées d’ailleurs car notre comédienne a découvert avec stupeur qu’elle aime pour de bon son amoureux mais pour rien au monde elle ne le lui laisserait voir. Il faut qu’il continue à se croire obligé de se donner du mal pour garder sa jeune maîtresse.
Le procédé est bon sans doute car l’amour de don Manuel ne faiblit pas. Naïvement fier de sa beauté, il la couvre de tout ce qu’une femme peut souhaiter : elle a toilettes, bijoux, serviteurs, chevaux, tout… sauf un carrosse que seuls les Grands d’Espagne sont autorisés à posséder par la loi. Elle doit se contenter de chevaucher mules ou chevaux et quand, en fin de semaine, tous deux s’en vont à Miraflorès dans la belle maison que possède le neveu de don Manuel, celui-ci voyage dans son carrosse et Micaela suit derrière, sur un animal superbement harnaché et pomponné mais… derrière. Et de cette situation l’orgueil de la jeune femme souffre plus qu’elle ne veut bien le dire.
Le carrosse du Saint-Sacrement
Un soir de juin 1773, un énorme scandale éclate au Coliseo de Lima. Ce soir-là Micaela Villegas joue en compagnie de son administrateur Maza une pièce de Calderón : Fuego de Dios en querer bien. Mais elle joue mal. Avant le spectacle, une scène violente l’a opposée au vice-roi et, dans sa loge, celui-ci donne des signes de mécontentement. De son côté, Maza, agacé, houspille sa partenaire : il aurait mieux valu donner le rôle à la Inesilla.
S’il espère la galvaniser il réussit au-delà de ses espérances. Folle de colère, Micaela lève le fouet qu’elle tient pour les besoins de son rôle et, par deux fois, cingle la joue de Maza. Tout de suite c’est la tempête : la salle debout hurle « En prison, la comédienne ! » trouvant là, bien sûr, l’occasion idéale d’extérioriser sa rancœur et sa jalousie. Les femmes naturellement sont les plus enragées.
La lèvre méprisante, la comédienne fait face à l’orage. Des projectiles commencent à pleuvoir et quand elle lève la tête vers la loge royale, elle s’aperçoit qu’elle est vide. Ainsi, don Miguel l’a publiquement abandonnée !… La rage au cœur, elle hausse les épaules et sort de scène sous les huées.
Sans adresser la parole à quiconque, Micaela s’en va changer de vêtements et rentre chez elle. Pour y trouver don Manuel tout à fait furieux mais elle en a autant à son service : il l’a laissée seule en face de cette salle imbécile et si c’est là tout son amour…
Hélas, il n’est plus question d’amour : l’orgueil du grand seigneur a pris le dessus. Après ce scandale tout est fini entre eux et elle peut même s’estimer heureuse qu’il ne l’ait pas obligée à demander pardon à genoux au public.
À genoux ? Le mot la révolte et elle ne s’en cache pas. Tout vice-roi qu’il est, don Manuel n’obtiendra jamais une telle chose alors que jusqu’à présent c’était plutôt lui qui s’agenouillait…
— Tu ne m’y verras plus, s’écrie-t-il hors de lui. J’ai été fou d’oublier qui tu es et qui je suis. Adieu perricholi 2.
Il part en claquant la porte mais Micaela est à jamais baptisée. Pour le Pérou et même beaucoup plus loin, elle est et restera la Périchole.
À la suite de cette rupture, Micaela vit une année difficile. Plus d’amant – le souterrain a été muré – plus de travail. Au Coliseo c’est la Inesilla qui triomphe, cependant que les marques de mépris tombent dru sur sa maison d’où elle ne sort plus guère. Elle s’offre tout de même un amant assez voyant : un certain colonel, don Martin de Armendariz avec qui bientôt elle ne craint pas de s’afficher dans les lieux à la mode. Son courage… et la crainte de l’épée du colonel finissent par en imposer.
Pendant ce temps, il faut bien le dire, don Manuel a recommencé à s’ennuyer. Micaela savait l’enchanter, apporter du piment dans une vie où seul le sommeil lui semblait attirant. Pour tenter de se distraire il a continué de fréquenter le Coliseo mais le talent d’Inesilla, pour estimable qu’il soit, ne parvient pas à faire oublier la Périchole. Il en parle même un jour à l’un des principaux acteurs, José Estacio, demeuré un ami fidèle de la proscrite. Celui-ci a la sagesse de ne pas saisir la balle au bond mais de ramener petit à petit le vice-roi à de plus douces pensées : Micaela est toujours amoureuse de lui mais aimerait mieux se couper la langue que de l’avouer. Enfin, un soir, don Manuel se laisse mener jusqu’à la maison de Micaela. On devine la suite : les deux amants tombent dans les bras l’un de l’autre et le souterrain est rouvert. Quelques heures plus tard, Lima apprend que la Périchole a reconquis tout son pouvoir… et même un peu plus.
La soirée du 4 novembre 1775 consacre son triomphe. En raison de son exceptionnel talent, le public lui pardonne ses foucades. Elle donne le meilleur d’elle-même et tandis que les fleurs pleuvent sur la scène, don Manuel bat la mesure avec sa canne. Dès lors, elle sera la première à Lima. Don Manuel lui fait rendre les mêmes honneurs qu’à une reine. Quand naît un petit garçon, Manuelito, les présents pleuvent sur le berceau et les cloches retentissent pour le nouveau-né. Micaela est pratiquement vice-reine. Néanmoins, elle n’est pas encore satisfaite car elle continue à suivre, à cheval, la voiture de son amant. Elle déclare vouloir un carrosse pour y étaler ses riches toilettes et sa beauté.
Refus immédiat et indigné de don Manuel. Son amour à lui ne change rien à sa naissance. Alors elle riposte : sa mère appartenait à la grande famille des Mendoza. D’accord mais des Mendoza il y en a pas mal, quant à son père, mieux vaut ne pas insister. Micaela n’abandonne pas pour autant : un carrosse ou elle s’en va pour l’Europe où il ne manque pas de grands seigneurs assez riches pour lui offrir cette babiole.
Don Manuel boude un grand mois, puis finit par capituler : elle aura son carrosse mais celui-ci continuera à suivre celui du vice-roi. La voiture est commandée : elle sera bleue et or.
Le 2 août 1776, c’est le grand jour. Micaela doit se rendre de chez elle au palais en passant par les rues les plus élégantes et surtout l’Alameda, la rue principale. La foule est énorme ; on s’écrase presque pour voir l’objet du scandale et, cette fois, le public est nettement houleux. Il l’est plus encore quand le faîte doré du carrosse tiré par quatre mules blanches apparaît surmonté de plumes bleues. Sur les coussins de satin, Micaela étale ses grands « paniers » de drap d’argent à la mode de Paris. À ses doigts un éventail de dentelles. Les yeux au loin, souriante, elle s’avance sans paraître entendre les grondements de colère et les quolibets…
Soudain, comme le carrosse entre dans la via San Lazaro, apparaît un vieux prêtre portant le Saint-Sacrement à un mourant. Deux enfants de chœur l’accompagnent l’un avec un cierge, l’autre avec une petite cloche au son de laquelle les passants s’agenouillent. Micaela fait alors arrêter sa voiture, descend et se prosterne devant le vieil homme :
— Padre ! Je ne suis qu’une pécheresse et il ne sera pas dit que Dieu ira à pied tandis que je roule carrosse. Montez dans cette voiture : elle est à vous.
Le vieux prêtre sourit et trace sur le front incliné le signe de la bénédiction. Puis il monte avec sa petite escorte dans le somptueux carrosse et la foule qui se faisait une joie de conspuer la Périchole se tait devant ce spectacle : Micaela Villegas, à pied, ses falbalas traînant dans la poussière, va suivre, mains jointes et la tête inclinée cette voiture qui est à présent celle du Dieu vivant…
Hélas, le temps des belles amours tire à sa fin. Les folies de don Manuel ont indisposé la Couronne d’Espagne. L’ordre lui parvient de regagner sa Catalogne natale tandis qu’arrive son successeur. C’est dans une délicieuse demeure, la Quinta del Ricon, que don Manuel et Micaela vivent leurs derniers jours d’amants.
On jure de ne pas s’oublier, de se rester fidèles… puis chacun s’en va vers son destin ; sans trop d’illusions…
C’est don Manuel qui rompra la promesse. Rentré en Espagne, il se marie, à quatre-vingts ans passés avec sa nièce. Seule Micaela va rester fidèle au serment. Elle est riche et d’ailleurs elle n’a plus envie de paraître sur les planches. Par contre, elle va remplacer Maza comme professeur-administrateur du Coliseo.
Elle s’est fait construire dans l’Alameda une ravissante demeure où ses amis trouvent toujours le meilleur accueil. Quand, en 1795, elle apprend la mort de don Manuel elle songe à finir sa vie avec un compagnon. Elle épouse alors un homme de la bonne société, don Fermin Vicente de Echarri et vit, à partir de ce moment, dans la respectabilité et les bonnes œuvres. Il n’était plus du tout question, à Lima, de la Périchole mais de doña Micaela et cela bien avant que le destin n’interrompît, le 15 mai 1819, la vie de celle qui fut sans doute la plus grande comédienne d’Amérique latine…
« LANGE »
du Directoire
Une femme à vendre...
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