La belle Jeanne l’enthousiasme au point qu’il se hâte de l’installer dans un grand appartement de la rue de l’Arcade où elle peut, enfin, réunir les écrivains, les poètes et les artistes qu’elle aime tant. Tout ce que Paris compte d’illustre dans le monde des Lettres se presse autour de la bergère où Jeanne, toujours délicieusement vêtue et une broderie aux doigts, reçoit avec grâce et toujours… écoute. Est-ce pour elle que Flaubert écrit Salammbô ?

Seuls les frères Goncourt restent obstinément éloignés et, dans le salon de la princesse Mathilde dont ils sont les principaux ornements, ils ne se privent pas de dénigrer « la Tourbet ».

Cependant l’amour, le vrai, guette Jeanne. Elle a rompu avec Plon-Plon et s’est offert un intermède oriental avec le richissime Turc Khalil-Bey lorsqu’elle rencontre Ernest Baroche. C’est un charmant garçon, fort riche d’ailleurs et d’excellente famille. Son père est garde des Sceaux, président du Conseil d’État mais tout cela n’intéresse pas la jeune femme. Elle aime vraiment pour la première fois et le jeune homme de son côté est épris au point de songer au mariage. Pour Jeanne ce serait le paradis car cette union lui apporterait enfin le sceau de respectabilité dont elle rêve depuis toujours.

Certes, sa situation d’égérie a grandement atténué sa réputation de courtisane, mais un beau mariage ne serait pas pour lui déplaire. Le malheur veut que la porte ouverte devant elle se referme brutalement. La guerre est venue. Les coups de canon étouffent les flonflons du second Empire et, le 30 octobre 1870, le chef de bataillon Ernest Baroche trouve, au Bourget, une mort aussi glorieuse que prématurée.

Jeanne s’effondre… Désespérée, inconsolable et refusant de voir s’installer dans Paris ceux qui ont tué son amour, elle quitte la France, passe en Angleterre et y demeure terrée sous ses voiles noirs jusqu’à ce que l’ennemi ait repassé les frontières. Alors seulement, elle rentre rue de l’Arcade où ses amis reviennent peu à peu. Mais elle sait bien qu’elle ne pourra jamais combler le vide de son cœur.

Ce retour lui réserve néanmoins une surprise de taille : avant de partir pour la guerre, Ernest Baroche lui a légué par testament toute sa fortune : plusieurs millions et l’usine de sucre de Villeroy, près de Meaux. Cette fois elle est sûre de pouvoir renoncer à jamais à ce qui fut son « métier ».

Seulement Jeanne n’est pas le moins du monde une femme d’affaires. Elle ne se sent aucune vocation pour le gouvernement d’une sucrerie. Pour cette tâche, il faut la main ferme d’un homme. Mais quel homme ?

Elle croit l’avoir trouvé en la personne d’un ami d’enfance d’Ernest : le comte Edgar de Loynes, membre du Jockey club qui, durant la désastreuse guerre, a eu en tant que capitaine de cuirassiers, une conduite fort brillante. C’est au demeurant un bel homme à l’œil vif et à la moustache conquérante. Fort désargenté bien sûr mais sa qualité d’ancien ami semble le désigner tout naturellement pour remplacer Baroche auprès de son héritière. Il fait à Jeanne une cour discrète et de bon goût à laquelle celle-ci se montre sensible. Plus encore lorsqu’il lui propose de devenir comtesse.

C’est alors qu’Émile de Girardin tient à la prévenir : Loynes est séduisant, fort honnête aussi mais c’est un joueur, un viveur, bref : un gouffre d’argent. L’épouser serait folie… Hélas, Girardin arrive trop tard : Jeanne a déjà décidé qu’elle serait comtesse. Que peut-elle en effet rêver de mieux en fait de respectabilité ? En outre, elle est loin d’être insensible au charme de son prétendant. Le mariage est conclu mais par un reste de prudence elle refuse de se marier civilement. C’est dans la chapelle de la Nonciature qu’elle épouse Edgar.

La lune de miel ne dure pas longtemps. Girardin a eu raison sur toute la ligne : à peine marié, Loynes, bien loin de s’intéresser à la fabrication du sucre et au taux de la rente, commence à puiser dans la fortune de sa femme pour en faire bénéficier les cercles de jeu et quelques jolies filles. Trompée, bafouée quasi publiquement et en grand danger d’être ruinée si elle n’y met bon ordre, la comtesse a plusieurs scènes violentes avec son époux qui aboutissent d’ailleurs à une séparation de fait : Edgar qui s’est épris d’une princesse sicilienne quitte le domicile conjugal et Paris pour s’en aller respirer les orangers au pied de l’Etna. Soulagée de quelques millions mais aussi d’un grand poids, Jeanne se tourne alors vers le banquier Joly afin qu’il remette de l’ordre dans ses affaires. Ce qu’il ne manque pas de faire : pour lui donner plus d’ardeur au travail, Mme de Loynes en a fait son amant.

Ce sera le dernier. Jeanne a trouvé la paix du cœur. L’âge, bien sûr, y est pour quelque chose mais elle garde ce charme profond qui a séduit toute une époque. En outre, sa renommée littéraire demeure intacte et dans son salon les anciens rencontrent les nouveaux venus des Lettres.

En 1900, elle abandonne la rue de l’Arcade pour les Champs-Élysées où elle s’installe au coin de l’actuelle rue Arsène-Houssaye. Elle y tient le salon littéraire le plus coté et le plus influent. Toutes les nominations à l’Académie française et de nombreuses distinctions honorifiques passent par les mains de celle qui est demeurée la Madone aux violettes, violettes qui emplissent ses salons par vasques entières. Amie discrète et précieuse, Mme de Loynes sera à l’origine de toutes les gloires littéraires de la Troisième République pendant une trentaine d’années.

Quand elle s’éteint, le 15 janvier 1908, il ne viendra à l’esprit de personne d’évoquer la silhouette frileuse et fragile d’une petite rinceuse de bouteilles à qui, un jour, une amie a fait cadeau d’un louis de vingt francs…

LA GUIMARD

Une mère abusive…

Un soir du mois de novembre 1760 une mansarde sous les toits de la rue Neuve-Saint-Gilles abrite deux jeunes gens qui, installés dans le même lit, oublient totalement qu’il fait froid, qu’il pleut et même qu’il existe un monde en dehors de leur amour. Elle a dix-sept ans, lui dix-neuf et il leur est bien égal que leur chambre soit sans feu tant ils s’aiment. Elle est brune et ravissante, il est blond et joli garçon. Elle se nomme Marie-Madeleine Bernard, il s’appelle Francis Léger et tous deux sont danseurs à la Comédie-Française qui vient de voir naître leur amour…

Pendant ce temps, une scène d’un tout autre genre se joue chez le lieutenant de police, M. de Sartines, où une femme entre deux âges pleure comme une fontaine sans paraître s’apercevoir de la mine dégoûtée de son interlocuteur. C’est que Marie-Anne Bernard, qui vient déposer une plainte contre le sieur Léger pour « rapt et séquestration » fait partie de ces mères bizarres, comme il s’en trouve quelques-unes dans les milieux du théâtre et qui, nanties d’une jolie fille, entendent en tirer tout le parti possible. Il était d’ailleurs de bon ton, chez les hommes riches et plutôt âgés de payer l’entretien, voire l’éducation de la belle enfant afin de s’en réserver les faveurs une fois la fleur épanouie. Sartines jetterait la femme Bernard à la porte sans le moindre ménagement si elle n’avait obtenu une recommandation du fermier général Beaujon pour ne pas avoir à mettre en cause M. de l’Épinay qui subvient habituellement aux besoins de la mère et surtout de sa fille.

Mais Sartines sait tout cela et il se hâte de renvoyer la pleureuse en l’assurant qu’il retrouvera la fugitive. Ensuite, il appelle son meilleur limier, un certain Marais qui sait d’ailleurs déjà où se cachent les tourtereaux et, le lendemain à l’aube, il débarque dans leur nid d’amour. Sans éclats d’ailleurs. Ces deux petits l’attendrissent plutôt et c’est paternellement qu’il conseille à la jeune furie drapée dans une couverture de rejoindre le logis maternel.

Il va avoir du mal. Marie-Madeleine clame qu’elle déteste sa mère et encore plus ce M. de l’Épinay avec lequel on voulait qu’elle aille souper après le théâtre. En outre, elle aime son jeune amoureux. Alors, Marais va discuter pendant de longues minutes jusqu’à ce qu’il trouve le trait de génie : veulent-ils vraiment renoncer au théâtre qui les réclame ?

Tout est vite réglé alors et Marais ramène la récalcitrante au logis maternel où le retour est plutôt orageux mais, devant la détermination de sa fille, Marie-Anne Bernard change de ton : elle « doit » payer ses dettes envers ses protecteurs. De plus, elle doit savoir aussi qu’une danseuse, si elle veut être célèbre, est richement entretenue. Marie-Madeleine serait bien sotte de renoncer à porter bijoux et toilettes pour un garçon sans le sou… qu’elle pourra d’ailleurs voir en cachette.

Cela clôt le débat mais la jeune femme a décidé de prendre elle-même son destin en main. Pour ce faire, elle conclue elle-même un accord avec un troisième larron, le financier Bertin puis s’en va consoler son petit amoureux qui finit lui aussi par se résigner. Mais, au cours des débats avec Marais, la danseuse a appris un curieux détail la concernant : elle se croyait la fille d’un honnête commerçant, mort depuis longtemps et nommé Bernard. Or, ce Bernard vit toujours, pour la plus grande gloire de la Marine royale, puisqu’il rame sur une de ses galères sans espoir de changer jamais d’emploi. Colère de Marie-Madeleine : comment sa mère a-t-elle pu ?

Fidèle à ses principes, celle-ci commence par pleurer et s’évanouir puis avoue : Bernard est bien son mari mais il n’est pas le père de sa fille. Le vrai est un homme marié. Il est inspecteur des toiles de la manufacture de Voiron et se nomme Fabien Guimard. Veuf à présent et retiré des affaires, sans enfants d’ailleurs, il vit à Paris, rue de Bourbon. La jeune danseuse décide incontinent d’aller le voir. Ce qu’elle veut, c’est pouvoir se servir de son patronyme. La Guimard, pense-t-elle, cela sonne tout de même mieux que la Bernard. D’ailleurs, elle ne veut plus de ce nom déshonoré.

Le bon Guimard accueille avec joie cette fille ravissante qui lui tombe du ciel :

— Prenez mon nom, ma chère, lui dit-il et faites-en bon usage. Quand nous nous connaîtrons mieux je vous le donnerai peut-être officiellement. Mais, par pitié, ne me demandez pas de revoir votre mère !

Cinq ans plus tard, il tenait parole. Il faut dire que la Guimard était déjà célèbre. Elle a quitté la Comédie-Française pour l’Opéra où son talent s’est imposé avec éclat car elle était véritablement douée. Ses amours avec François Léger venaient de s’éteindre tristement. Le jeune homme à qui elle avait juré de ne jamais le quitter se crut trop sûr de lui et se permit quelques infidélités. Le jour où elle l’apprit, la danseuse rompit tout net avec lui, la mort dans l’âme. Elle opta pour une tout autre politique.

— Il faut prendre les hommes pour ce qu’ils sont, disait-elle volontiers. En tirer le maximum et ne rien demander de plus.

Dès lors, elle collectionna les amants et en obtint beaucoup. Il y eut le comte Boutourline, le comte de Rochefort, le comte de La Borde qu’elle aima bien et à qui elle donna une petite fille. Néanmoins, elle se sentait insatisfaite aussi bien dans son cœur que dans son orgueil car elle se voulait la reine de Paris et, pour ce titre-là, il lui fallait prendre dans ses filets, sinon le Roi, au moins un prince et qui plus est très riche. Cet oiseau rare apparut quand, après la création du ballet Galatée, la Guimard reçut le joli titre de Danseuse du Roi. Il se nommait Charles de Rohan, prince de Soubise, maréchal de France et il était l’un des deux ou trois hommes les plus riches du royaume. Il entama les hostilités en adressant à la danseuse une énorme gerbe de fleurs et un fabuleux bracelet de diamants. C’est alors qu’elle choisit de lui tenir tête.

Moins par rouerie féminine d’ailleurs qu’à cause d’un visiteur qu’elle n’attendait plus : l’amour. Il venait de se manifester sous les aspects infiniment séduisants de Jean-Baptiste Despréaux, danseur lui aussi, de deux ans plus jeune que Marie-Madeleine mais follement amoureux d’elle. Le prince de Soubise risquait d’attendre longtemps en dépit des bruyantes lamentations de Mme Bernard toujours dans la coulisse. Et puis, vint le soir tragique.

C’est le 11 janvier 1766 et la première représentation d’un nouveau ballet : Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour. La salle, comble, est suspendue aux évolutions d’un couple éblouissant tout en satin et plumes blanches. Et soudain, dans un énorme cri d’horreur, un décor s’abat sur les deux danseurs. On se précipite. On redresse le décor mais Despréaux, lui, ne se relève point : il a perdu connaissance. La Guimard tente de l’aider mais son bras cassé retombe avec un gémissement.