La reine Marie-Henriette, née archiduchesse d’Autriche, est une femme noble et pieuse qui surmonte avec une extrême dignité l’incompréhension conjugale. Elle a perdu son fils, le petit duc de Brabant, mort à quatorze ans. Quant aux trois filles issues de ce mariage, elles ont toutes vécu d’incroyables romans. L’aînée, la princesse Louise a épousé le prince Philippe de Saxe-Cobourg, fêtard impossible et brutal qui l’a rendue si malheureuse qu’elle n’a pas hésité à se chercher des consolations dans l’amour d’un bel officier hongrois, le comte Mattachich : brouille avec Léopold qui a soutenu le mari et fait enfermer sa fille dans une « maison de santé ». La deuxième, Stéphanie, a épousé son cousin, l’archiduc Rodolphe de Habsbourg, le triste héros de Mayerling. Elle aussi est en froid avec son père pour avoir prétendu refaire sa vie… Quant à la troisième, la charmante princesse Clémentine qui n’a pas encore quitté le toit paternel, elle, a noué de tendres liens avec le prince Victor-Napoléon, en exil à Bruxelles, ce qui gêne fort la politique paternelle envers la République française. Léopold ne veut d’ailleurs pas entendre parler de ce mariage et Clémentine qui s’est d’abord inclinée va singulièrement changer sa façon de voir les choses au bruit de la nouvelle idylle de son père.

Car le caprice est devenu passion et, après le séjour dans la cité thermale, Léopold II, qui a renvoyé Blanche à Paris, s’est vite aperçu qu’il ne pouvait vivre sans elle. Comme il ne peut passer son temps à Paris, il fait installer, dans un coin écarté du vaste palais de Laeken, un petit appartement discret auquel on accède facilement par une porte ouvrant au fond du parc. Une fois par semaine, Blanche Delacroix prend le train pour Bruxelles, y passe la nuit et repart le lendemain, étroitement voilée, par le train de cinq heures du matin.

Bien sûr, ce sera bientôt le secret de Polichinelle et peut-être se fût-on contenté d’en sourire si la reine des Belges n’était morte, en septembre 1902, à Spa, dans la solitude qu’elle s’était choisie depuis de longs mois… Le Roi qui se trouve alors à Luchon avec Blanche, est accouru en toute hâte en faisant montre d’un chagrin peut-être sincère, mais une première vague d’indignation secoue le peuple belge quand il refuse à sa fille Stéphanie d’assister aux funérailles de sa mère. Cette indignation va croître avec le temps car la mort de la Reine inaugura le règne absolu de la favorite promue baronne de Vaughan. Cette folle passion qui le lie à la jeune femme, Léopold va la payer de sa popularité, de sa gloire et faire oublier sa réelle grandeur. Le souverain qui a donné à son pays une indéniable prospérité ne sera bientôt plus pour lui que l’amant trop âgé donc un peu ridicule d’une gourgandine…

Celle-ci cependant, indifférente aux flèches dont la crible la presse belge, vit sereinement un rêve fabuleux. Couverte d’or et de joyaux, installée dans une somptueuse demeure, la villa Van der Borght qu’un pont relie au parc de Laeken, elle reçoit tout et plus encore que ce dont elle rêvait : elle possède le château de Balincourt et on lui construit, sur la Côte d’Azur, la villa Léopolda, à Beaulieu-sur-Mer. Elle a des équipages, un parc automobile, des dizaines de domestiques, les plus beaux bijoux et les plus belles fourrures cependant qu’à Paris la princesse Louise, échappée à son asile de fous mène une vie si précaire qu’il lui faut vendre jusqu’à ses vêtements car ni ses créanciers ni la haine de son époux ne désarment. Pas plus que celle de son père : il paiera ses dettes si Louise renonce à son amour pour le comte Mattachich.

Généreux par nature, le peuple belge ne comprend pas cette attitude alors que la Vaughan étale un luxe insolent. Car Blanche est plus que reine et l’amour du vieux roi tourne au délire quand, le 9 février 1906, l’enfant qu’elle met au monde dans le Midi reçoit le titre de duc de Tervueren qui n’est d’ailleurs pas un titre belge car aucun ministre n’eût accepté d’en signer le décret fût-ce au prix de la disgrâce. Tous les espoirs des Belges sont désormais incarnés dans l’héritier du trône qui est le neveu de Léopold, le jeune prince Albert qui a épousé la princesse Élisabeth de Bavière et forme avec elle un couple exemplaire tissé d’amour, de simplicité et d’une dignité qui forcera un jour l’admiration du monde entier. Auprès de leur simple noblesse, le train tapageur de Mme de Vaughan paraît vulgaire et choquant. D’autant que le roi a cessé à présent toutes relations avec sa dernière fille.

Clémentine, en effet, a osé faire des remontrances à son père. En réponse, elle a reçu l’ordre d’assister au théâtre du Parc à une représentation donnée par la Comédie-Française où elle s’est trouvée la voisine de loge de la baronne. Bien plus, à la sortie, la princesse a dû attendre que l’équipage de la favorite soit avancé. Le lendemain, elle quittait le Palais-Royal pour n’y plus revenir et se réfugiait en France. Mais qu’importait à Léopold ? Le 16 novembre 1907, la chère baronne lui donnait un second fils et le Roi songeait à abdiquer pour vivre en paix auprès de sa « famille ».

L’Église alors s’en mêle et met le Roi en demeure de renvoyer la belle Blanche. Hélas, c’est mal connaître son obstination. Il y a un moyen de tout arranger c’est d’épouser morganatiquement sa bien-aimée. Celle-ci a un éblouissement : même dans ses rêves les plus fous, elle n’a jamais rien imaginé de tel et se range bien vite à cette solution. D’autant que la santé du Roi n’est pas des meilleures : il se rend fréquemment en France pour y soigner sa goutte et c’est au cours d’un de ces voyages qu’il est victime d’un malaise grave. Il est atteint de paralysie intestinale et se sait perdu bien que les médecins s’efforcent de croire à la réussite d’une opération chirurgicale. Il déclare que « les médecins tuent toujours un homme en vie lorsqu’il est vraiment malade »…

Le 14 décembre, dans la demeure bruxelloise de Blanche, il épouse sa maîtresse en présence du baron Snoy et du baron Goffinet. Le chanoine Coorsman officie. Après quoi le Roi met ordre à ses affaires. À sa chère Blanche, il lègue sa collection de tableaux et confie à un valet de confiance, pour les lui remettre après sa mort, six malles contenant la fortune qu’il lui destine. Après quoi il se remet aux chirurgiens.

Tout se passe au mieux encore que les praticiens demandent trois jours pour répondre de la vie du malade. Blanche ne quitte pas son chevet. D’ailleurs, à l’exception d’un court instant accordé à la princesse Clémentine et d’une entrevue avec celui qui va être le roi Albert Ier, il refuse farouchement de voir ses autres filles.

Au soir du second jour, il est pris d’éternuements violents. La fin vient très vite et il ne reste plus à la « veuve » qu’à se retirer. Mais elle va connaître des jours difficiles : des scellés sont mis sur ses biens et il faudra l’amitié d’un directeur de banque pour qu’elle récupère les fameuses malles. Elle réussira à les faire passer en France en déclarant qu’elles contiennent des partitions musicales.

Installée à Paris, elle y retrouve… Emmanuel Durieux dont on peut penser qu’il n’a jamais vraiment disparu de son horizon. Elle l’épousera même, en août 1910, ce qui donnera un état civil convenable à ses fils que Durieux adopte. Mais le ménage ne marchera guère car Emmanuel, toujours aussi prodigue, commence à faire fondre la fortune de sa femme qui s’en épouvante. Elle divorcera en 1913.

Durieux disparaît alors de sa vie. Il sera tué en 1917 mais, dès 1914, une cruelle épreuve attendait Mme de Vaughan : son fils Philippe mourait à l’âge de sept ans.

Dès lors, elle disparaît du monde, se retire au pays Basque à Cambo avec Lucien, son fils aîné. Il y a acheté une maison, le chalet Saint-Jean et n’en bougera plus. C’est là qu’elle meurt, le 12 février 1948, sans plus jamais attirer l’attention de ses contemporains.

Elle était

LA GOULUE…

Un p’tit artilleur

Blanchisseuse de son état, la mère Weber avait des principes. Entre autres celui-ci : une gamine de quatorze ans ne doit pas traîner, le soir, dans les bals de quartier ! Mais, principes ou pas, c’est exactement ce que fait sa fille Louise, soir après soir et sans que rien, prières ou menaces, parvienne à lui faire entendre raison, même les portes et les fenêtres closes. Et ce soir de juin 1878, dans sa boutique fermée car il se fait tard, la mère Weber fait les cent pas, chauffant sa colère à d’amères réflexions et ne cessant de répéter que « tout ça finira mal ». Elle se tue au travail dans cette blanchisserie où Louise met rarement les pieds préférant courir danser avec tous les voyous de Clichy. Quand il lui arrive d’y venir, c’est uniquement pour y essayer le beau linge des clientes riches et caresser jupons et chemises brodés, foisonnants de ces dentelles fines qui semblent l’hypnotiser.

Ce ne serait rien, mais le grand désespoir de la mère c’est cette maudite danse pour laquelle sa fille montre un penchant qui frise la passion. Qu’un joueur d’orgue de Barbarie passe dans la rue et voilà la gamine qui commence à se trémousser… En vérité ce n’est pas une vie et l’avenir paraît bien sombre à la pauvre femme.

Tout de même voilà Louise qui revient et son aspect ne rassure guère la mère : l’œil terne, la bouche lasse et la robe chiffonnée, elle n’a pas fière allure mais, incontestablement elle ne ressemble pas à tout le monde : elle est grande pour son âge, la Louise, et solide. Belle aussi, à sa manière avec sa tignasse de flamme, son teint de lait, ses yeux durs et ce corsage qui menace si souvent de craquer aux coutures. Et le caractère va avec le reste. Quand elle trouve sa mère en train de l’attendre c’est elle qui attaque : qu’est-ce qu’elle fait là au lieu de dormir ? Elle l’attend ? Pour quoi faire ? Elle sait bien où était sa fille : au bal ! C’est le seul endroit qui l’intéresse.

Une bouffée de colère empourpre le visage de la blanchisseuse de fin.

— Malheureuse, gronde-t-elle. Et ta vertu ?

L’éclat de rire de Louise lui coupe le souffle. C’est un rire sec, sans fraîcheur et déjà canaille :

— Ma vertu ? Si tu passes par l’île Saint-Ouen et pour peu qu’elle ait été un peu patiente, elle y est encore.

La gifle part, lancée à bout de bras par une femme à bout de nerfs. Louise va rouler à terre mais refoule ses larmes. Vaut mieux pas que sa mère se mette à la taper sinon, un jour, elle s’en ira. Ce sera simple : elle n’aura qu’à se mettre en ménage avec un garçon.

La mère Weber préfère abandonner le champ de bataille. Elle comprend obscurément qu’il n’y a rien à faire et que, si elle veut garder sa fille, il lui faut passer sur cette tocade de la danse. Quant à la « vertu » puisqu’il faut en faire son deuil, autant n’en plus parler !

En fait, depuis un an, ladite vertu n’est plus qu’un souvenir. Louise avait treize ans quand, se promenant dans l’île Saint-Ouen alors à peu près sauvage, elle a rencontré un jeune artilleur qui passait par là. C’était l’été. Il faisait beau et la chaleur montait dans l’air bleu mais sous les peupliers, près de l’eau, il faisait presque frais… Louise s’est étendue sur l’herbe après avoir dégrafé son corsage pour mieux respirer. Alors le garçon s’est approché. Tous deux ont échangé quelques mots puis, tout à coup, il s’est penché sur elle, l’a embrassée et Louise s’est sentie devenir toute molle…

Elle s’est donnée à lui sans même savoir ce qui lui arrivait et puis, à la tombée du soir, le garçon est parti pour rentrer à sa caserne en promettant de revenir. Ce qu’il ne fit jamais et Louise qui ne savait même pas son nom l’a attendu en vain. Avec confiance d’abord puis avec désespoir et, enfin, avec une sorte de rage qui n’a trouvé d’épanchement que dans la fièvre violente de la danse au milieu des rires des hommes, de la fumée du « gris » qui embrumait les cabarets de barrières où elle aimait aller vider les fonds de verre avec son oncle, un brave cocher de fiacre. C’est même à cause de cette avidité à lamper les fonds d’absinthe qu’on l’a surnommée « La Goulue »…

Toute sa vie le surnom lui restera comme lui restera, jusqu’à l’heure de sa mort, le souvenir de celui qu’elle ne cessera d’appeler avec une tendresse dans la voix « mon p’tit artilleur ! »

À seize ans, Louise court toujours de bal en bal et, pour se faire un peu d’argent, vend des fleurs le soir, sur les boulevards. Elle a déjà eu pas mal d’amants et sa mère, qui se sent vieillir, l’a fait entrer comme ouvrière dans une blanchisserie de la rue Neuve-de-la-Goutte-d’or. Elle y va de temps en temps mais, surtout, elle fréquente désormais les bals de La Chapelle, de Montmartre et de la porte Saint-Denis. C’est une semi-liberté qui plaît assez à cette créature drue, rieuse et forte en gueule sur les pieds de laquelle il vaut mieux ne pas marcher. De jolis pieds d’ailleurs et qui terminent des jambes magnifiques que la grande Louise se plaît à montrer.