À cette époque, elle fréquente Auguste, le garçon du lavoir et, soir après soir, on peut rencontrer le couple dansant au Petit Ramponneau, au Bal de l’Ermitage, au Bal des Vertus, au Grand Turc ou au Capucin. Un soir même, ils iront au Moulin de la Galette.

C’est un bal de campagne célèbre qui appartient depuis toujours aux Debray qui furent d’abord meuniers du couvent des dames de Montmartre pour finir par ouvrir, dans leur ancien moulin, ce bal où les tonnelles fraîches attirent grisettes, cocottes et artistes peintres. C’est là que Louise va être abordée par un homme barbu, bon enfant, dont le sourire et les yeux vifs ont quelque chose d’attirant.

Cet homme lui propose de venir poser pour lui. Il s’appelle Auguste Renoir et il ajoute qu’il lui donnera cinq francs par séance. Cinq francs ! Presque une fortune à une époque où une ouvrière gagne à peu près un franc cinquante par jour. Louise pense que, pour le prix, il demandera autre chose mais non, Renoir ne pense qu’à la peinture.

Louise n’y retournera pas souvent mais elle a appris que l’on pouvait gagner de l’argent ainsi et que même il existe à Pigalle une louée aux modèles. Des peintres, il y en a de tous les genres, des vrais et des fumistes. Plus d’une fois Louise laissera glisser son peignoir en sachant très bien qu’elle ne gardera pas longtemps la pose. Le garçon de lavoir a disparu très vite mais qu’importe à La Goulue ? On commence à la connaître sous ce nom au Moulin de la Galette. Elle gagne de l’argent en posant, autant d’amants qu’elle en veut et, en plus, elle peut danser toute la nuit si cela lui chante.

Elle trouve même un engagement à l’Élysée-Montmartre où une étrange créature efflanquée et décolorée, portant le nom harmonieux de Nini-patte-en-l’air forme une sorte de quadrille renouvelé des anciens chahuts de barrière. On y lève haut la jambe pour la plus grande joie des vieux marcheurs du quartier. Une fille aux dents écartées nommée poétiquement Grille d’égout et une autre appelée Boute en train vont composer avec La Goulue le fameux quadrille qui va connaître bientôt une large célébrité.

C’est à l’Élysée-Montmartre qu’un soir, La Goulue remarque un petit bonhomme contrefait aux jambes atrophiées qui en font un véritable nain en dépit d’un torse de taille normale. Il a une barbe noire et porte lorgnon sous un chapeau melon posé bien droit sur sa tête et, s’il jette de temps en temps un coup d’œil aux danseuses, il ne cesse de crayonner sur un bloc à dessin avec une sorte de fièvre.

— Dis-donc, lui lance La Goulue, si c’est mon portrait que tu fais, tu sauras qu’on me paie pour poser !

— Viens chez moi ! Je te paierai mais je préfère saisir les mouvements de la danse…

Néanmoins, il jette quelques pièces sur la table mais La Goulue les repousse…

— Tu peux y aller ! Je ne veux pas de ton argent.

Et elle retourne danser tandis qu’il continue son dessin. Ce peintre porte l’un des plus grands noms de France. Il s’appelle Henri de Toulouse-Lautrec. Lui et La Goulue vont devenir des amis…

La bataille du pont Caulaincourt

La Goulue est venue chez Toulouse-Lautrec pour poser mais aussi pour passer avec lui des moments qui n’ont avec la peinture que de très lointains rapports. Elle s’est même attendrie, elle toujours si dure, en apprenant que son infirmité lui vient d’une chute de cheval survenue lorsqu’il était enfant. Elle l’aime bien et, plus d’une fois, elle montera chez lui pour le seul plaisir.

Naturellement, elle lui a trouvé un surnom : elle l’appelle « la Cafetière » mais elle sait mettre une tendresse dans cet étrange mot d’amour. Le moment est venu d’ailleurs où, grâce à lui, grâce aussi au nouveau bal qui ouvre le 6 octobre 1889, tout juste quand Paris vient d’inaugurer la tour Eiffel et de fêter le premier centenaire de la Révolution, La Goulue va connaître vraiment la gloire. Ce bal, c’est le Moulin-Rouge…

Le vieux Zidier propriétaire dudit Moulin avec les frères Oller, a remarqué La Goulue à une soirée du Grand Véfour où, costumée en laitière, elle présentait un numéro de danse quasi acrobatique au milieu d’une foule d’hommes en habits qui pour bien montrer leur enthousiasme faisaient pleuvoir sur elle les louis d’or.

— Si tu veux danser chez moi, lui dit-il, je te donnerai huit cents francs par mois.

Huit cents francs ? Un vrai pactole ! La Goulue ne se le fait pas dire deux fois et elle se retrouve bientôt sous les lambris tout neufs de ce qui va être le cabaret le plus célèbre de toute l’Europe. Elle y retrouve aussi des connaissances : son amie Grille d’égout, Nini-patte-en-l’air et une nouvelle, Rayon d’or, avec qui elle va former ce que l’on appelle le Quadrille réaliste. Il y a aussi un homme, un long garçon maigre comme un clou mais souple comme un chat que l’on appelle Valentin le Désossé.

C’est un type celui-là ! Dans la journée, il est clerc de notaire mais, le soir venu, le démon de la danse s’empare de lui et le jette gesticulant et battant d’incroyables entrechats au milieu du tourbillon criard des robes de soie rouges, vertes, orange ou mauves des filles haut troussées pour montrer les bas noirs et les dessous blancs abondamment fanfreluchés.

Le quadrille connaît le triomphe et bientôt le Tout-Paris masculin s’écrase dans l’atmosphère enfumée du célèbre bal dans le tintamarre des cuivres, les rires des filles et le glissement souple des garçons impavides qui servent champagne et absinthe. De grands seigneurs se mêlent aux notaires en mal d’encanaillement : le duc de Talleyrand, le prince Poniatowski, le duc de Sagan, le comte de La Rochefoucauld, le prince Troubetzkoy et, toujours, Henri de Toulouse-Lautrec et son crayon qu’il promène souvent sur les nappes de papier.

Entre le peintre et La Goulue, il n’y a plus qu’une camaraderie familière. C’est à Jane Avril, la chanteuse, la vedette du Moulin-Rouge que Toulouse-Lautrec s’intéresse à présent mais cela ne fait ni chaud ni froid à La Goulue. Son cœur s’en est allé, une fois pour toutes, à la suite d’un petit artilleur inconnu qu’elle n’a jamais revu. Les autres hommes ne sont, à ses yeux, que des machines à dispenser le plaisir et l’argent.

De l’argent elle en a beaucoup maintenant et on peut la voir se promener dans Montmartre, avec un air de défi insolent, un bouc qu’elle mène au bout d’une laisse de prix, symbole de son pouvoir sur les hommes et aussi de son mépris.

Elle a aussi une ennemie, mortelle celle-là. C’est une Algérienne nommée Aïcha, que Zidler a engagée pour varier un peu les plaisirs et offrir des danses mauresques à ses clients. Entre la grande fille rousse et celle à la peau cuivrée, la guerre a tout de suite éclaté. La Goulue déteste la fille de couleur qu’elle appelle « la mal blanchie » et avec quel dédain ! Mais Aïcha trouve un jour sa revanche quand Zidler expose dans la salle du Moulin-Rouge le portrait que Toulouse-Lautrec vient de faire de son ennemie. Le pinceau incisif du peintre, cruel comme une arme n’a fait grâce à la danseuse ni de son visage vulgaire, ni des taches rouges de ses pommettes ni de ses seins affaissés et Aïcha, plantée devant le tableau s’est esclaffée en hurlant de joie :

— Ah la la ! C’qu’elle est moche ! Non mais r’gardez-moi c’te binette ? Qu’est-ce qu’elle peut être moche !

La Goulue lui est tombée dessus comme la foudre, toutes griffes dehors et grinçant des dents de fureur. Il faudra que les autres danseuses les séparent mais Louise n’est pas calmée : elle écume. Elle braille que l’autre ne perdra rien pour attendre et qu’elle la retrouvera.

— Où tu voudras, fait l’autre et sans courir !

— Alors cette nuit, à une heure du matin et sur le pont Caulaincourt…

La nuit suivante, les deux ennemies se retrouvent face à face au milieu de ce pont qui enjambe le chemin de fer. C’est la lune seule qui va éclairer cet étrange duel mais les combattantes ne sont pas seules. Le bruit de la rencontre a fait le tour du quartier et il y a là une véritable foule : toutes les filles de Montmartre, tous les souteneurs, quelques apaches et un certain nombre de fêtards plus le Tout-Moulin-Rouge.

Ils en auront, sinon pour leur argent, du moins pour leur déplacement et pour une belle bataille c’est une belle bataille et qui va faire date. La Goulue et Aïcha y vont de bon cœur à coups de pied, de poings, de griffes et de dents. Heureusement personne n’a eu l’idée de leur donner des armes sinon l’une d’elles, et peut-être même les deux, resterait sur le carreau.

Finalement c’est La Goulue, folle de rage, qui a le dessous. Son ennemie a réussi à l’acculer au parapet. Elle tient sa gorge entre ses mains nerveuses et tout en serrant, elle courbe l’autre en arrière, encore et encore. La danseuse voit le moment où elle va atterrir droit dans le cimetière et pousse un cri rauque. Deux voyous jugeant que la plaisanterie a assez duré et craignant l’arrivée de la police se décident enfin à séparer les combattantes. En connaisseurs, ils estiment que l’honneur est sauf pour l’une comme pour l’autre.

Il ne reste plus aux deux femmes qu’à rentrer chez elles pour s’y soigner et pendant quelques jours Zidler devra fermer boutique car ni l’une ni l’autre ne veut montrer un visage tuméfié et pavoisé aux couleurs de l’arc-en-ciel. Mais, quand La Goulue revient au cabaret, le dangereux portrait a été retiré…

Cependant, le temps passe. Arrive celui où il devient pénible de danser. Bien pourvue d’argent, La Goulue a monté un bal forain que Toulouse-Lautrec lui décore et qui marcherait bien à condition qu’elle le veuille mais elle s’est mise à boire, à boire de plus en plus et l’alcool va lui faire descendre un à un tous les degrés de la déchéance. Devenue une énorme commère teinte, plâtrée et croulante, elle va non seulement revenir à son point de départ ce qui ne serait pas une catastrophe mais atteindre les profondeurs de la misère.

En 1929, une vieille femme édentée, à cheveux blancs, se présente au 84, du boulevard Rochechouart. C’est une maison célèbre à Montmartre car elle a abrité jadis le premier Chat Noir, puis le Mirliton qui était le cabaret d’Aristide Bruant. À présent c’est une maison hospitalière tenue par des religieuses. La femme demande du travail. Elle est prête à faire n’importe quoi si l’on veut bien la nourrir et l’abriter. On l’engage comme femme de ménage mais par pure charité car il est bien évident qu’elle n’a plus beaucoup de forces.

Pourtant elle fait de son mieux, heureuse d’avoir trouvé une sorte de foyer et d’avoir fui une abominable solitude mais elle est vraiment usée par le rhum et la vie insensée qu’elle a menée. Bientôt c’est l’agonie et elle demande un prêtre.

Quand il se penche sur son lit, elle lève vers lui des yeux sans couleur qui ont perdu la dureté d’autrefois :

— J’voudrais m’confesser, chuchote-t-elle humblement, mais est-ce que vous croyez que l’Bon Dieu voudra m’pardonner ? C’est moi qu’j’étais La Goulue…

CASQUE D’OR

Une fleur des « fortifs »…

En 1952, un admirable film de Jacques Becker ressuscitait l’ombre évanouie d’une femme qui, au début du siècle, fut en quelque sorte l’Hélène de Troie des faubourgs mais qui surtout consacrait la beauté et l’immense talent d’une des plus grandes comédiennes de notre temps, Simone Signoret, auprès de laquelle Serge Reggiani et Claude Dauphin jouaient les deux hommes qui se livrèrent pour elle une guerre sans quartier. À ce chef-d’œuvre, le réalisateur de 14 Juillet, oubliant l’histoire, donnait le tragique couronnement de la guillotine dans un petit matin blême. Selon lui, c’était la fin logique d’un roman plein de bruit et de fureur. Il arrive bien souvent aussi que la mort soit une consécration. Et c’est à Jacques Becker que je demande pardon si, en racontant l’histoire de Casque d’Or, reine du pavé s’il en fut, j’ai l’impression de le trahir.

Née quelque part sur les talus de Vincennes des jeux nocturnes de deux ivrognes, elle s’appelait Amélie Hélie et poussa un peu au hasard comme le pissenlit, la pâquerette ou le trèfle à quatre feuilles. Comme on ne sait rien ou presque de ses parents on ignore lequel des deux lui légua sa chevelure éclatante, sa beauté canaille et sa sensualité à fleur de peau.

Ses « vieux » s’occupent si peu d’elle qu’à treize ans, elle se met en ménage avec un gamin qui n’en a pas seize. Le père, s’il est souvent saoul, n’est pas aveugle et pense qu’il y a peut-être mieux à faire qu’à laisser sa fille aux mains d’un garnement : il interrompt un peu brutalement la romance et ramène Mélie au logis à coups de pied. Elle n’y restera pas longtemps ; un certain Bouchon passe par là. Il est marchand des quatre-saisons – officiellement ! – mais c’est aussi un beau gars au physique avantageux. Il habite quelque part sur les hauteurs de la Courtille et c’est là qu’il installe Mélie qui peut paresser au lit jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Une fois réveillée, elle se fait belle et, tandis que son homme va taper le carton à La Tête de cochon ou à La Renommée du vermouth, la trop jeune femme s’en va faire le trottoir pour le plus grand bien des finances de son homme qui délaisse de plus en plus sa voiture à bras et ses choux-fleurs. Il les délaisse même tellement qu’il finit par se comporter en tyran. Si Mélie ne lui rapporte pas douze francs par jour, elle aura droit à une correction.