Jugements rendus, Manda et Leca sont acheminés vers La Rochelle d’où ils gagneront le pénitencier de Saint-Martin-de-Ré puis, de là, les îles du Salut. Sachant à quel point ils se haïssent, les gardiens prennent soin de les tenir éloignés l’un de l’autre. De même à bord du transport La Loire qui les emmène vers la Guyane. On se demande au fond pourquoi car, avant d’embarquer Leca s’est marié. Mais pas avec Mélie : il a épousé à Fresnes son ancienne amie Germaine Van Maelle. Une femme celle-là et qui, en 1910, quittera la France pour vivre avec lui sa peine de relégation.

De son côté Manda avait appris la sagesse. Pas plus que son ennemi, il ne tenta une évasion vouée à l’échec. En outre, l’ancienne terreur a développé la part de douceur qui, dans son caractère, avait séduit Mélie. Souhaitant sincèrement se racheter, il a obtenu une place d’infirmier et, désormais, il aidera les médecins dans leur tâche avec autant de dévouement que d’intelligence. C’est seulement en 1935 qu’il mourra à l’âge de cinquante-neuf ans, devenu un homme exemplaire.

Quant à Mélie que Francis Carco rencontra rue des Rosiers peu avant la Première Guerre mondiale, elle était, à trente-cinq ans, prématurément vieillie. Néanmoins, le 27 janvier 1917, elle épousait un ouvrier vernisseur, André Nardin, à la mairie du XXe arrondissement. Il avait quinze ans de moins qu’elle et, avec lui, elle fit l’apprentissage de la vie honnête. Tous deux faisaient sur les marchés de la banlieue est le commerce de bonneterie et de tissus, ce qui leur permit d’élever quatre neveux et nièces. Une dure existence quand la santé n’est pas fameuse. En 1941, celle qui avait été Casque d’Or mourut, minée par la tuberculose. Elle repose au cimetière de Bagnolet.

PIAF…

à jamais sublime…

De P’tit Louis à Marcel Cerdan…

Un visage, deux longues mains diaphanes, une silhouette noire si menue, si droite dans son immobilité qu’on l’oubliait mais aussi, mais surtout une voix… Immense, déchirante, à briser les micros, à bouleverser les cœurs les plus fermés, une voix que la mort elle-même n’a pu éteindre et qu’aucune autre, si belle soit-elle, n’a jamais réussi à égaler…

La vie d’Édith Piaf, à qui la considère en essayant de fermer sa mémoire aux échos de cette voix, apparaît comme un mélodrame invraisemblable qui laisse loin en arrière Les Deux Orphelines ou La Porteuse de pain. Rien n’y manque : le ruisseau, la misère, les prostituées, le miracle, la fille-mère, l’enfant abandonnée, plus une kyrielle de princes plus ou moins charmants.

Elle est née sur un trottoir devant le 72, rue de Belleville, en plein hiver et en pleine guerre, le 19 décembre 1915. Sa mère, une chanteuse de beuglant nommé Line Marsa, alcoolique puis morphinomane, l’abandonne. Elle a tout de même un nom, celui de son père, un acrobate de cirque. Elle s’appelle Édith Giovanna Gassion et si elle n’est pas morte dans la rue c’est grâce à sa grand-mère maternelle, une curieuse femme d’origine kabyle qui s’en est occupée et à son père qui veille tout de même sur elle…

Édith a un peu plus de deux ans quand Gassion, épouvanté par sa maigreur et l’état de saleté où elle vit l’emmène chez Louise, sa propre mère, en Normandie. Celle-ci vit à Bernay où elle pourrait être cuisinière chez un notaire ou un pharmacien mais, comme avec Piaf rien n’échappe aux couleurs d’un mauvais roman, Louise est cuisinière dans un bordel et, au fond, c’est une chance car les pensionnaires de la maison vont chouchouter la petite fille. « Mes meilleures années ! » dira Piaf plus tard en riant.

Dieu sait si elle a besoin de soins car, à trois ans, elle est aveugle. Branle-bas de combat dans ce qui pourrait être la Maison Tellier. Toutes « ces dames » ont bon cœur et elles aiment la petite. Alors, comme Lisieux n’est pas bien loin, elles font des neuvaines à sainte Thérèse… et Édith recouvre la vue. Toute sa vie – elle demeurera très pieuse – elle gardera une vénération pour la petite carmélite normande, même si, de temps en temps, elle lui demandera des grâces qui relèveraient davantage d’un gourou ou de l’acrobatie.

On s’est vite aperçu qu’elle aimait chanter et aussi qu’elle possédait une voix fort peu en rapport avec son corps frêle qui n’atteignait pas tout à fait un mètre cinquante. La mort de Mémé Louise la ramène à Paris. Elle a quinze ans et il faut travailler pour manger. Alors elle travaille dans une blanchisserie, ou fabrique des couronnes mortuaires… La nuit, elle chante dans les bals musette : à l’As de cœur, rue des Vertus, au Tourbillon, rue de Tanger et ailleurs. Même les souteneurs séduits par sa façon de chanter lui donnent volontiers un peu d’argent. C’est l’un d’eux, d’ailleurs qui, l’ayant entendue dans la rue, l’a conduite chez un copain bistrot… Elle a retrouvé aussi Momone, sa demi-sœur, avec qui elle vit… en principe.

Et puis, à seize ans, elle rencontre P’tit Louis, un livreur en triporteur de dix-neuf ans. Ils s’aiment… et neuf mois plus tard vient au monde une petite fille, Marcelle, devenue automatiquement Cécelle pour une mère qui, au fond, ne sait trop qu’en faire. Ni d’ailleurs de P’tit Louis avec qui elle rompt bientôt. Le garçon, lui, tient à sa fille et s’apercevant qu’Édith et Momone la déposent volontiers dans un coin de porte pour chanter dans les rues (le travail régulier a disparu depuis la grossesse), il récupère l’enfant. La jeune mère ne s’y oppose pas. Elle aime son bébé mais ne se sent pas faite pour les soins maternels. Néanmoins, quand elle apprend, au bout de quelques semaines que Cécelle est aux Enfants malades avec une méningite, elle y court… Pour la trouver morte et à la morgue. Désespérée elle coupera une petite mèche de cheveux… avec une lime à ongles. Il faut penser à l’enterrement, elle n’a pas d’argent et P’tit Louis pas davantage. Dans un bar de Pigalle, après avoir bu quelques verres pour se donner du courage elle chante. On l’applaudit, elle récolte quelques francs mais trop peu. Alors… elle essaie même le plus vieux métier du monde : un client la suit mais elle est tellement jeune, minable et si visiblement bouleversée qu’il l’interroge. Pourquoi fait-elle ça ? « C’est pour enterrer ma gosse… » L’homme paiera mais ne consommera pas…

Toute sa vie, Piaf qui ne s’était pas cru maternelle, gardera plantée comme une épine au fond du cœur l’image de la petite Cécelle.

Édith continue à chanter. Elle a vingt ans en 1935 quand Louis Leplée, le patron du Gernys la remarque et l’engage. Enfin sortie de la misère, elle commence à être connue quand s’abat une nouvelle catastrophe. Leplée est assassiné à coup de revolver par un client qui vide la caisse. Mais le client en question passe pour être l’amant de « La Môme Piaf » comme l’a baptisée Leplée. Il n’en faut pas plus pour que la presse se déchaîne contre la chanteuse en ajoutant, pour faire bon poids, qu’elle porte malheur. Un seul journaliste Marcel Montarron et un photographe de Détective prendront sa défense. Mais la bonne étoile semble veiller : Piaf rencontre Raymond Asso, comédien et compositeur. Durant trois années il va enseigner toutes les techniques à la jeune chanteuse, et lui écrire des chansons. C’est le succès… et la rencontre avec Paul Meurisse. Un amour étrange entre celle qui est encore un peu une fille des rues et ce gentleman élégant et sceptique.

Avec lui, elle aborde le théâtre, joue Le Bel Indifférent, grand succès de 1940. Mais l’amour ne dure pas. Henri Contet entre alors dans sa vie, et lui aussi apportera beaucoup sur le plan artistique, l’obligeant par exemple à supprimer presque entièrement des gestes par trop excessifs : « Ta voix et ton visage suffisent. Tu n’es pas un comique… »

Piaf compte maintenant beaucoup d’admirateurs, des amis intéressants : Maurice Chevalier, Mistinguett, mais aussi les compositeurs Michel Émer et Marguerite Monnot. Puis elle fait la connaissance d’Yves Montand. Il débute avec elle au cinéma dans Étoiles sans lumière… et devient son amant.

En 1946, elle fait équipe avec Les Compagnons de la chanson et particulièrement avec leur chef Jean-Louis Jaubert. C’est avec le groupe qu’enfin elle traverse l’Atlantique pour chanter au Play House un cabaret à la mode. Mais quand elle se produit seule sur scène, le courant ne passe pas. Les Américains ne comprennent rien à cette petite femme maigre, si triste dans sa robe noire… Furieuse, Piaf veut repartir : ces gens sont irrécupérables ! Mais quelqu’un s’oppose à son départ : il s’appelle Eddie Lewis, joueur de foot, et promet de tout arranger. Un critique dramatique vient à son secours, Virgil Thompson. À eux deux ils font campagne pendant qu’Édith apprend quelques chansons en anglais. Cette fois, on l’engage au Versailles, un cabaret follement luxueux de Broadway, c’est un triomphe qu’elle revendique d’ailleurs férocement en déclarant au patron :

— Quand je chante, moi, on ne graille pas…

En effet on soupe au Versailles. Le directeur est scandalisé : les plus grands se produisent chez lui et personne n’a jamais osé… Eh bien, Édith, elle, ose. C’est ça ou rien ! Et elle gagne : le service sera interrompu pendant son tour de chant. C’est à cette époque que Piaf rencontre Marlene Dietrich avec qui elle développera une grande amitié.

Un soir, dans la salle il y a un Français qu’elle a déjà rencontré une fois en 1942. Il est champion d’Europe de boxe et, en Amérique, il vient de remporter deux importantes victoires coup sur coup : il s’appelle Marcel Cerdan. C’est un homme comme on en voit peu : sans complications, solide comme ses poings, d’une grande générosité et d’une parfaite droiture. Un roman commence qui va entrer dans la légende…

« Non, je ne regrette rien… »

Le premier contact entre ces deux natures donne un curieux résultat : après le spectacle, Cerdan a invité Piaf à souper mais au lieu de l’emmener dans un restaurant élégant, il l’a entraînée dans un snack-bar où il a commandé le menu qu’il juge le meilleur : hot-dogs, ice-cream et bière. Elle sort de là furieuse et sans avoir rien avalé. Le boxeur est navré. Il croyait avoir bien fait les choses et le lui dit. Ce qui la fait éclater de rire. Alors, on efface tout et on recommence. Cette fois dans l’un des restaurants les plus chics et, au dessert, c’est Édith qui invite Marcel à rentrer avec elle… C’est vraiment le début d’un amour. Édith est en extase :

— C’est un type pur et droit. Avec lui tout paraît simple.

Néanmoins, son amie Ginou qui ne la quitte guère et qui vit en principe avec l’un des Compagnons de la chanson, Guy Bourguignon, essaie de la mettre en garde : Cerdan est marié et, à Casablanca où il vit, sa femme Marinette veille sur leurs trois enfants. Piaf alors répond qu’elle ne lui demande pas de divorcer. Simplement, elle l’aime et elle est payée de retour.

En fait, ils vont vivre ensemble, rue Leconte-de-Lisle à Paris, chez Édith, se surveillant l’un l’autre pour ne pas entraver leurs carrières respectives. Édith aime boire ; Cerdan pas. Elle aime la vie nocturne ; lui a besoin de sommeil mais quand on s’aime, tout est si simple ! Le seul point noir est que leur liaison doit rester cachée à cause de Marinette… Chaque année, ils se retrouvent en Amérique où le Versailles renouvelle annuellement le contrat d’Édith Piaf et c’est à sainte Thérèse que la chanteuse demande que Marcel devienne champion du monde. Une prière qui se réalise. Édith est dans la salle quand, le 21 septembre, Cerdan arrache le titre mondial à Tony Zale. Jamais elle n’a été aussi heureuse… Et la vie continue.

Au mois d’octobre 1949, Édith est à New York. Marcel doit venir la rejoindre et remettre son titre en jeu. Elle l’attend avec impatience. Tellement qu’elle obtient de lui qu’il vienne avant la date prévue et prenne le Constellation du 27 octobre… Le Constellation qui n’arrivera jamais et qui s’écrase sur une montagne avec le champion du monde et Ginette Neveu, l’une des plus grandes violonistes de cette époque. La nouvelle foudroie Piaf :

— Il est mort et c’est moi qui l’ai tué. Moi !

Le soir, au Versailles elle chantera quand même. Néanmoins, raconte Auguste Le Breton, un silence de mort l’accueille quand elle entre en scène. Puis les applaudissements éclatent qu’elle repousse d’un geste de ses belles mains :

— Non, pas pour moi. Mais pour lui. C’est pour lui que je chante. Merci quand même…

Recommencer à vivre sans Marcel est une cruelle épreuve. Édith pense en venir à bout en s’occupant de la famille de son champion, de Marinette et des enfants. Sa vie va-t-elle s’arrêter ? Non à cause de ce grand, de cet immense besoin d’amour qui la talonne et la pousse en avant. Elle n’oubliera jamais Cerdan mais il y aura d’autres hommes et, après une terrible période où Piaf boit, se drogue, manque de naufrager dans les pires profondeurs, quelqu’un la remet en selle.