On ne l’oubliera pas de sitôt car, après un étonnant défilé des mets les plus rares, Chigi, en « hommage propitiatoire aux anciens dieux lares » jette dans le Tibre un grand plat d’or et invite tous ses hôtes à en faire autant. C’est une ruée : la précieuse vaisselle vole vers les eaux grises et quand se termine cette nuit, Chigi peut embrasser celle qui a eu cette idée folle en apparence mais qui fait taire tous les mauvais bruits sur la ruine du banquier. Qui oserait douter de sa fortune après cela ? Il est vrai qu’avant le jour on relèvera discrètement le grand filet tendu au préalable dans les profondeurs du fleuve…

On est à l’aube du 9 octobre 1511 et cette date va néanmoins marquer la fin du bonheur d’Imperia car, une fois encore, elle vient de rencontrer la passion. Angelo del Bufalo un homme entrevu à la fête… il l’aime lui aussi, avec ardeur mais aussi avec une jalousie sans cesse croissante. Bien qu’il soit riche il ne peut rivaliser avec Chigi et, peu à peu, viennent les reproches à cause de ce luxe insensé qu’il ne peut offrir. Un soir, il lui a demandé de se parer de tous ses bijoux et la vue de cette fortune déchaîne chez lui une folle colère…

Autre souci : Angelo est marié, à une très jolie femme d’ailleurs, Vittoria de Cuppis, sœur d’un cardinal et qui ne supporte pas de se voir négligée. Les scènes sont fréquentes entre les époux et Vittoria ne se prive pas d’accuser son mari de vivre aux crochets de Chigi, le riche amant d’Imperia.

Celui-ci est bien discret pourtant. Ferme-t-il les yeux par tendresse pour Imperia ? Il part même pour Venise où l’appellent des affaires mais ce départ ne calme pas Angelo qui voudrait qu’Imperia rompe sans d’ailleurs rien offrir en contrepartie. Comment s’entendre avec un tel homme ? La nouvelle du retour du banquier déchaîne une crise plus violente que les autres : Angelo maltraite la jeune femme et finalement part en claquant les portes après l’avoir bassement, ignoblement insultée…

Lorsque Chigi revient, il la trouve dans un état pitoyable mais, pour la première fois, son chagrin le laisse indifférent. C’est qu’à Venise il a rencontré une toute jeune fille, Francesca Ardeosia dont la grâce l’a enchanté. Alors, Imperia décide qu’il est temps pour elle d’oublier la scène qu’elle a si fabuleusement occupée…

Sans avertir Chigi, elle quitte sa belle villa neuve et rejoint son ancien palais du Corso. Elle veut y donner une dernière fête pour célébrer son départ mais, à ce repas raffiné et intime, elle ne convie que des amis sûrs, ceux qui n’ont jamais été ses amants mais qui l’aiment avec le cœur : Castiglione, Bembo, Navaggero, d’autres encore et, bien sûr, Raphaël.

À la fin du repas, elle se lève mais demande à ses hôtes de rester à leur place : ils viendront tout à l’heure la rejoindre car elle leur réserve une surprise. En effet, au bout de quelques instants, les serviteurs noirs qu’elle affectionne viennent chercher les invités et les conduisent dans le joli cabinet tendu de brocart qui est sa pièce préférée. Imperia les attend là vêtue d’une simple tunique de mousseline blanche qui ne cache rien de sa beauté. Elle a ôté tous ses bijoux et dénoué sa chevelure.

D’une main, elle s’appuie au dossier d’un sopha et tous, principalement le peintre dont le cœur sent bien des choses, trouvent qu’elle est tout à coup bien pâle. Ils vont poser des questions mais elle les retient d’un geste et leur sourit :

— C’est un adieu que je veux vous dire, à vous qui êtes mes amis et grâce à qui j’ai vécu mes plus douces heures. Dans un instant j’aurai cessé de vivre. Le poison que j’ai pris ne pardonne pas, ajoute-t-elle en montrant, posée sur une table, une coupe d’or où demeurent quelques gouttes d’un liquide verdâtre.

Elle entend à peine le cri de stupeur et de douleur de tous ces hommes car elle vient de chanceler. Navaggero a tout juste le temps de la retenir dans ses bras. On s’empresse, alors, on court prévenir Chigi qui arrive, affolé – quoiqu’elle ait pu en penser il l’aime encore – traînant après lui des médecins qui seront impuissants même à adoucir une atroce agonie, singulièrement plus longue que la malheureuse ne l’imaginait.

Durant deux jours, il va, désespéré, regarder mourir celle qui était la plus belle créature de son temps. Il sait qu’avec elle s’en va la plus magnifique part de lui-même. Néanmoins, le martyre de la mourante lui permet d’obtenir le pardon de l’Église qui lui évitera la fosse des suicidés. Jules II lui envoie, in extremis, sa bénédiction. On est le 15 août 1512 et Rome étouffe de chaleur, guettée par les miasmes des marais voisins. Néanmoins cette mort va bouleverser la ville comme si Imperia en était réellement la souveraine et c’est au milieu d’un cortège immense, pompeux et tout fleuri qu’elle sera déposée dans l’église San Gregorio du mont Caelius où son tombeau est toujours visible…

La tragédienne de l’Empire

MADEMOISELLE GEORGE

Une Clytemnestre de quatorze ans…

Le pauvre Georges Weimer, modeste « directeur » du théâtre d’Amiens ne s’était jamais trouvé dans pareille situation en ce soir de décembre 1799. Au prix de tractations nombreuses et de sacrifices bien lourds pour sa bourse légère, il a réussi à faire venir chez lui la grande Raucourt, la fameuse tragédienne du Théâtre-Français pour jouer Didon. Or, à peine la Parisienne est-elle arrivée qu’elle menace de repartir en claquant les portes. La raison : la jeune comédienne retenue pour jouer Élise à ses côtés est en piteux état, un rhume affreux lui bouche la voix, le nez et lui interdit absolument de paraître en scène sous peine de faire hurler de rire toute la salle. Ce qui n’est pas le but recherché.

— Arrangez-vous comme vous voulez, dit la Raucourt, mais il me faut une Élise ou je rentre à Paris !

Alors, le bon Weimer tente une timide proposition : il a une fille, Joséphine-Marguerite, qui a quatorze ans mais en paraît facilement trois ou quatre de plus et qui étudie pour être actrice. Elle ne s’en tire pas si mal, selon le père, et en outre elle connaît le rôle… Mais que pèse l’avis d’un père auprès d’une Raucourt pour qui, d’ailleurs, les souvenirs amiénois se ressemblent…

En effet, quelques années auparavant, elle était venue jouer Athalie dans le même théâtre et, cette fois, le jeune garçon chargé du rôle de Joas s’était trouvé défaillant. Pour éviter la catastrophe, on en avait trouvé un autre, très beau d’ailleurs et qui, une fois revêtu de la longue robe des lévites, ne manquait pas d’allure. Hélas, quand, au second acte, Athalie se rend au temple pour interroger le mystérieux adolescent et demande : « Comment vous nommez-vous ? » le vers de Racine n’éveilla aucun souvenir dans l’esprit simplet du garçon qui répondit avec un beau sourire et une grande politesse :

— Nicolas Branchu, Madame.

La salle s’est étouffée de rire et Raucourt de fureur. Aussi n’a-t-elle pas envie de revivre une soirée analogue. Une fois lui a suffi… Mais Weimer au bord des larmes la supplie : elle ne risque rien de pareil avec sa Joséphine et, comme il faut à tout prix une Élise, elle consent à écouter un instant. Le théâtre fait le plein ce soir.

C’est un argument auquel Raucourt est sensible. Elle n’est plus toute jeune et à Paris elle a un petit peu moins de succès : d’où cette tournée dans le Nord. Alors, elle accepte : « Voyons cette gamine ! »

Un instant plus tard, elle reste stupéfaite devant une magnifique adolescente : Joséphine a de grands yeux noirs, une beauté classique, un peu sévère même et pour ainsi dire romaine. On lui donnerait dix-huit ou vingt ans sans hésiter. En outre, elle possède une voix chaude, pleine et sonore qui, sur le vers fait merveille. Et, bien sûr, la débutante va jouer Élise avec un plein succès. La soirée est un triomphe et Raucourt décide qu’elle emmène « la gamine » :

— Elle a le théâtre dans le sang, déclare-t-elle. Je me charge de son éducation et lui ferai une pension de douze cents francs en attendant qu’elle se suffise à elle-même.

Et voilà Joséphine-Marguerite partie pour Paris. Pas toute seule d’ailleurs. Sa nourrice et sa brave femme de mère ont tenu à l’accompagner pour s’efforcer de protéger sa vertu. Autant le dire tout de suite cela ne servira à rien. À peine franchi le seuil de la Comédie-Française, la nouvelle va tomber dans les bras du séduisant Lafont, l’un de ses camarades.

Le trio un peu désorienté s’est installé rue Dauphine, dans une pension plus que modeste appelée hôtel de Thionville. Il est même si misérable qu’on le quitte bientôt pour celui du Pérou, rue Croix-des-Petits-Champs qui l’est un peu moins et, en outre, plus proche du théâtre. C’est à ce moment d’ailleurs que Joséphine y entre : jusque-là elle se contentait d’aller prendre des leçons chez Mme Raucourt qui habitait du côté des Champs-Élysées l’ancienne demeure de Mme Tallien. C’était assez loin mais la fillette et sa nourrice possédaient de bonnes jambes.

Ces visites quotidiennes ont d’ailleurs eu l’avantage de développer son goût pour les belles choses et de constater à quel degré de luxe pouvait atteindre une comédienne de renom. Elle apprend ainsi à se tenir en société et à employer le juste ton avec ses admirateurs. Enfin, le 28 novembre 1802, elle est admise à faire ses débuts. Elle s’appelle désormais Mlle George, en hommage à son cher papa et elle va débuter dans Iphigénie en Aulide, rôle de Clytemnestre ce qui ne va pas aller de soi.

C’est évidemment une drôle d’idée de confier un rôle essentiellement maternel et dramatique à une fille qui n’a pas encore seize ans mais la stature de George peut permettre cette bizarrerie. En revanche, le public, lui, n’est pas du tout d’accord et cela dès le lever du rideau. Avec, il faut bien le dire une excellente raison : le rôle de Clytemnestre était l’apanage de Mlle Duchesnois et il ne voyait pas pourquoi on le retirait à une artiste qui avait sa faveur pour le confier à une débutante.

Autre sujet de mauvaise humeur : Talma tient le rôle distribué jusque-là à l’irrésistible Lafont. Aussi, en dépit de la présence du Premier Consul et de sa femme, la salle est-elle houleuse quand Mlle George fait son entrée. Cris, sifflets, toutes les démonstrations d’une cabale en règle secouent le théâtre. La « nouvelle » va-t-elle se retirer ? Point du tout ! Laissant peser sur les agités son regard de velours sombre, elle entame son texte d’une voix de violoncelle qui fait courir un frisson dans le dos de ceux qui veulent bien se donner la peine d’écouter. Bonaparte est de ceux-là et séduit autant par la voix que par l’allure royale de cette enfant, il se met à applaudir à tout rompre.

Un si vigoureux soutien entraîne une partie de la salle mais sans calmer les enragés. Au quatrième acte, ils se déchaînent et George devra recommencer trois fois sa tirade. La troisième fois elle l’achève sous un tonnerre d’applaudissements unanimes. La partie est gagnée.

Ce soir-là, c’est un autre membre de la famille Bonaparte qui va offrir ses hommages à la nouvelle étoile : Lucien Bonaparte lui envoie un nécessaire en vermeil et cent louis d’or. Il sera récompensé selon ses mérites et Mlle George va s’installer dans un bel appartement de la rue Saint-Honoré où elle va vivre enfin dans le luxe.

La romance avec Lucien ne dure guère. Celui-ci rencontre bientôt une jolie veuve, Mlle Jouberthon dont il s’éprend passionnément et qu’il épouse en dépit de la fureur de son frère. Cela lui vaudra d’être exclu, plus tard, de certaines distributions de couronnes princières voire royales. Il sera prince un jour mais grâce au Pape.

Lucien disparu, Mlle George le remplace par un Polonais, le prince Sapieha qui la comble de tout ce qu’une fille d’Ève peut désirer. Néanmoins, la toute jeune femme en est encore à attendre la grande aventure de sa vie.

Ce soir-là, on a joué de nouveau Iphigénie en Aulide et Mlle George est Clytemnestre. Bonaparte est dans sa loge accompagné de Joséphine merveilleusement parée à son habitude mais beaucoup moins souriante que de coutume. Visiblement, elle trouve qu’une édition d’Iphigénie devrait suffire pour une vie entière et elle s’ennuie d’autant plus visiblement que son époux participe à l’action. Dieu sait qu’il y met du cœur ! Jamais on ne vit spectateur plus chaleureux. Et, à l’issue de la représentation, il tient à se faire présenter les artistes. Puis il s’en va mais, en rentrant chez elle, George constate qu’une voiture attend devant sa porte et qu’un inconnu est installé dans son salon.