Elle comprend tout de suite quand l’inconnu se nomme : il est Constant, le valet de chambre du Premier Consul et son message est fort clair : il vient inviter la tragédienne à se rendre le lendemain au palais de Saint-Cloud. Une voiture viendra la prendre.

Un éblouissement brouille un instant les yeux de George. Va-t-elle donc devenir l’amie… peut-être plus du maître de l’heure ? L’idée est plutôt grisante mais son prince polonais ne mérite pas qu’on lui joue un vilain tour car il est généreux, tendre et empressé… Seulement Bonaparte plaît à la jeune femme et elle sait qu’il n’aime guère qu’on le repousse. Enfin, il y a en elle une curiosité bien féminine : comment est-il dans l’amour ce foudre de guerre ?

Toutes ces hésitations ne prennent pas beaucoup de temps. Enfin, George se décide : elle ira à Saint-Cloud mais que la voiture vienne la prendre au théâtre, à huit heures comme prévu, et non chez elle.

Constant s’incline et se retire. C’est entendu : demain, huit heures à la Comédie-Française…

La jalousie de Joséphine

Une fois parti l’émissaire de Bonaparte, Mlle George a regretté de lui avoir donné rendez-vous au théâtre. Elle craint la publicité obligatoire que lui fera la venue d’une voiture du Consul, surtout vis-à-vis de son ami, le prince Sapieha. Et puis, elle n’aime pas dissimuler. Si elle doit devenir la maîtresse de Bonaparte, eh bien ! elle le sera, quitte à rompre avec le Polonais. Néanmoins, une fois dans la voiture un trac affreux s’empare d’elle et elle supplie Constant de rebrousser chemin.

Le valet de chambre de Bonaparte ne peut s’empêcher de rire : il serait bien reçu s’il revenait seul. D’autant qu’elle n’a aucune raison d’avoir peur. Le Premier Consul est d’une grande bonté et il saura d’autant mieux la rassurer qu’il l’attend avec impatience.

Naturellement, une fois à Saint-Cloud, ce n’est pas dans un salon du palais que l’on introduit la tragédienne. Après avoir laissé la voiture dans le parc, Constant conduit George à travers l’Orangerie et l’amène vers une porte-fenêtre de la terrasse devant laquelle veille Roustan, le mamelouk de Bonaparte. Le palais est tranquille, les salons sont obscurs.

Sans un bruit, la visiteuse est conduite dans une chambre élégante mais sévèrement meublée d’acajou sombre. De grands rideaux de soie verte pendent devant les fenêtres assortis à ceux qui drapent le lit. Constant se hâte de les tirer puis déclare qu’il va avertir son maître.

Assise sur un divan qui occupe un coin de la pièce, George s’efforce de dominer son trouble. Jamais elle n’a eu aussi peur ! Et quand la porte s’ouvre, elle sursaute : Bonaparte vient d’entrer. Et c’est avec beaucoup de gaieté et de gentillesse qu’il salue sa visiteuse. Il la fait rasseoir sur le divan, prend ses mains dans les siennes et s’étonne de les trouver si froides.

— Auriez-vous peur de moi ?

— Oh oui ! Depuis hier soir, je meurs de trac.

— Quel enfantillage ! Mais vous n’avez aucun rôle à jouer ici. Dites-moi votre prénom, celui dont on ne parle jamais.

— Joséphine-Marguerite…

— J’aime bien Joséphine mais ici c’est un nom redoutable. Je vous appellerai Georgina.

— Je veux bien mais… ne pourrait-on éteindre ces lumières ? Elles me blessent la vue et il me semble qu’un peu d’ombre…

Il se lève alors pour ordonner à Roustan d’éteindre le lustre. Puis ce seront les candélabres. Après quoi le dialogue, sur lequel, à partir de cet instant la tragédienne se montre beaucoup plus discrète dans ses Mémoires, va se poursuivre jusqu’à cinq heures du matin. Tout ce qu’elle raconte encore de cette soirée c’est le coup de colère de Bonaparte qui déchire en petits morceaux le voile qu’elle porte sur la tête quand il apprend qu’il lui a été donné par Sapieha. Après quoi, il envoie Constant chercher un grand cachemire bleu et un voile en point d’Angleterre qu’il offre à sa nouvelle amie en se gardant bien de lui dire que ces objets viennent très certainement de chez sa femme. Mais celle-ci en possède tant !

Quoi qu’il en soit, la nuit de Saint-Cloud marque le début d’une aventure qui durera plusieurs mois. Une aventure gaie : les deux amants jouent comme des enfants à chat-perché ou à cache-cache à moins que Bonaparte ne s’amuse à essayer, pour la faire rire, les coiffures de Georgina. Il trouve un vrai plaisir dans la compagnie de cette belle fille heureuse de vivre, simple et franche. Hélas, cette agréable liaison ne sera pas longtemps ignorée de l’autre Joséphine, la Consulesse. Celle-ci est trop femme pour n’avoir pas deviné que Mlle George ne procure pas seulement un plaisir esthétique à son mari. Une petite enquête discrète – elle est au mieux avec Fouché – achève de la renseigner et un soir où la porte de Bonaparte semble mieux gardée que d’habitude, elle n’y tient plus.

— Cette fille est chez Bonaparte ! déclare-t-elle à Mme de Rémusat sa dame d’honneur et confidente. Voilà assez longtemps qu’ils se moquent de moi tous les deux. Cette fois je vais les surprendre !

Mme de Rémusat tente en vain de la dissuader : si d’aventure le Premier Consul travaille, sa femme sera au moins mal reçue mais Joséphine tient à son idée. Elle est certaine que son époux ne travaille pas. Il est dans sa chambre et il n’y est pas seul. Aussi toutes deux vont-elles y aller voir.

La créole est impossible à raisonner quand elle est en colère aussi Mme de Rémusat, fort empêtrée de son personnage, se résigne-t-elle à prendre un flambeau et à escorter l’épouse outragée. À pas de loup, toutes deux s’engagent dans l’escalier dérobé qui conduit directement à la chambre du Consul. Le silence est complet et, sur le mur, la flamme du bougeoir jette des lueurs inquiétantes. Soudain Joséphine tressaille : elle a entendu quelque chose, quelque chose qu’elle ne parvient pas à définir.

Elle n’est pas très brave et sent même ses cheveux se dresser sur sa tête :

— C’est peut-être Roustan, chuchote-t-elle. S’il garde la porte, ce malheureux est capable de nous égorger toutes les deux sans se donner le temps de nous reconnaître…

Du coup, Mme de Rémusat, franchement épouvantée, fait demi-tour et redescend l’escalier avec la chandelle sans penser qu’elle abandonne Joséphine dans l’obscurité. Elle se précipite dans le salon qu’elles viennent de quitter et se laisse tomber dans un fauteuil les jambes coupées. À ce moment, la Consulesse arrive à tâtons et, devant sa mine effarée, éclate de rire :

— Je crois qu’il vaut mieux renoncer à notre projet. Nous ne sommes ni l’une ni l’autre assez braves pour affronter Roustan…

C’est la sagesse. D’autant que les aventures de Bonaparte ne sont jamais de très longue durée. Peu à peu, il se laisse gagner par la lassitude ou par un désir de changement. Fidèle à son principe de franchise dévastatrice, il le fait entendre un soir à Georgina : elle lui plaît moins et il ferait peut-être mieux de la marier.

La marier ? Mais avec qui, grands dieux !… Eh bien, avec un général : elle quitterait le théâtre et mènerait enfin une vie honorable.

Le mot est maladroit. George déclare qu’elle juge sa vie présente fort honorable. D’ailleurs, cette proposition n’est pas sérieuse ? Et pourtant si. Alors la tragédienne se fâche. Elle refuse un mari de convention pour qui elle n’éprouverait si estime ni amour. Du coup, Bonaparte se met à rire :

— Tu as raison, Georgina : tu es une brave fille !

Mais la fin est proche. Quand Georgina le revoit, c’est aux Tuileries où il l’a invitée à se produire. Il est maintenant l’Empereur. Néanmoins leurs relations seront toujours imprégnées de cette amitié affectueuse qui succède si rarement à l’amour.

Toute la vie de la tragédienne sera marquée du sceau de Napoléon, auquel, contre vents et marées, elle demeurera fidèlement attachée, même lorsqu’elle lui donnera comme successeur, en Russie, le tsar Alexandre Ier qui, pour elle, fera copier l’un des diadèmes de la Grande Catherine. Bien sûr, elle aura d’autres amants dont Jérôme Bonaparte, le frère de Napoléon mais aucun ne prendra en elle la petite place qu’elle gardait si pieusement.

À la chute de l’Empire, ses convictions lui vaudront quelques ennuis mais ne l’empêcheront pas de devenir la grande étoile de l’Odéon et de la Porte-Saint-Martin dont, d’ailleurs, elle épouse le directeur, Harel, en 1818. Cet Harel est une sorte de bohème dépenaillé mais plein de charme et c’est peut-être lui qui, au fond, aura été son plus grand amour. Lorsqu’il meurt, en 1846, elle demeurera inconsolable.


La fin de sa vie est pleine de tristesse. Elle jouera tant que ce sera possible mais, devenue vieille et très grosse, il lui faudra quitter le théâtre. Dès lors, elle ne vivra plus que de quelques expédients et de la maigre pension que lui fait verser Napoléon III. Enfin, à près de quatre-vingts ans, le 11 janvier 1867, meurt dans la misère celle qui a été la reine du théâtre impérial et l’une des maîtresses préférées de Napoléon.

LA GRANDE RACHEL

Chanteuse des rues…

Un soir de l’automne 1836, deux adolescentes chantent en se tenant par la main, devant la porte du café Procope. La plus grande qui est aussi l’aînée a dix-sept ans mais l’autre est petite pour ses quinze ans. Maigre aussi et, sous ses cheveux noirs, sa petite figure pâle semble dévorée par de très grands yeux sombres, sa seule vraie beauté. En dépit d’une misère évidente, le groupe serait charmant si les deux innocentes ne chantaient l’une de ces chansons gaillardes tout au plus bonnes pour un corps de garde.

Un homme s’arrête alors. Environ trente-cinq ans, bien habillé avec un visage passionné. Il demande aux deux fillettes pourquoi chantent-elles cette affreuse chanson qu’elles ne devraient jamais avoir entendu. La réponse est navrante : elles n’en connaissent pas d’autres. L’inconnu alors sourit, prend dans sa bourse une pièce d’or, un rouleau de papier et les met dans la petite patte maigre de la plus jeune :

— Tiens, dit-il. Voilà quelques couplets qu’un de mes amis devait mettre en musique. Chantez-le sur un air ancien. Vous en connaissez bien un ? Je vous les donne…

Et il s’éloigne sur un signe d’encouragement. La petite Rachel saura, plus tard que l’inconnu s’appelait Victor Hugo…

C’est seulement après la révolution de 1830 que la famille Félix s’est installée à Paris. Ce sont des juifs de Metz qui pendant longtemps ont arpenté les routes dans une roulotte. Le père fait un peu de brocante, la mère, revendeuse à la toilette, des raccommodages, et les trois enfants aident comme ils peuvent. Rachel, qui est la deuxième après Sarah et avant Rebecca – est née le 21 février 1821 à Mumpf, dans le canton d’Argovie. Un garçon fermera la série des habitants de la roulotte qui, d’ailleurs, est devenue trop petite. On se fixe d’abord à Lyon puis à Paris sous les combles d’une maison de la rue Traversière et le cours des jours recommence à couler. Le soir on fait les comptes car le père est aussi économe que fidèle à la loi juive.

La rencontre avec Victor Hugo porte bonheur à Rachel. Une autre suit, avec un certain Choron qui fait entrer ses protégées à l’institut royal de Musique religieuse mais le chant n’est pas ce qu’elles préfèrent et Choron les confie à un sien ami, Saint-Aulaire qui dirige un cours d’art dramatique. Là, Rachel est tout de suite dans son élément. Tellement qu’elle fait ses débuts au théâtre du Gymnase, le 24 avril 1837 dans La Vendéenne. Elle pourrait y rester mais le théâtre de boulevard n’est pas vraiment son fait et Poirson, le directeur du Gymnase repasse sa trouvaille à Samson qui est la vedette de la Comédie-Française. Cette fois, elle est arrivée à sa vraie place, celle d’une tragédienne-née et après un an d’études elle débute enfin le 12 juin 1838 dans le rôle de la Camille d’Horace. Elle a dix-sept ans et c’est son premier succès. Un succès qui va vite devenir un triomphe.

Elle gagne quatre mille francs par mois et les finances de la famille s’en trouvent bien. Trop bien peut-être et les choses commencent à se gâter quand le vieux Félix refuse de laisser à sa fille la plus petite part de ce qu’elle gagne. Elle disposera de son argent quand elle sera majeure. Pas avant. Or, Rachel est lassée de porter toujours la même robe en jaconas jaune à fleurs lilas et le même chapeau garni d’une rose défraîchie qui font sourire ses camarades. Seul avantage : la famille s’est transportée dans un petit appartement de l’impasse Véro-Dodat.

Sa sœur Sarah lui donne alors un conseil : se marier !