Elle avait ouvert l’un des cartulaires et, debout près de la grosse mappemonde sur piétement de bronze placée devant la fenêtre centrale, elle examinait une carte marine ancienne. Sa fine silhouette se découpait harmonieusement dans la lumière du soleil et son image était toujours ravissante. Différente cependant, et il ne fut pas certain que ce changement lui plût. Certes, la robe courte, d’une teinte de miel qui s’accordait avec les yeux de la jeune femme, révélait jusqu’aux genoux les plus jolies jambes qui soient, mais les beaux cheveux blonds qu’Aldo avait toujours trouvés si émouvants étaient réduits à un petit casque lustré, à la dernière mode sans doute, mais infiniment moins seyant que la précédente coiffure. L’Amérique et ses outrances, Paris et sa garçonne étaient passés par là, et c’était dommage.

Cependant, en dépit de ce qu’il croyait, Anielka avait dû l’entendre arriver. Sans quitter des yeux le parchemin vénérable qu’elle contemplait, elle dit du ton le plus naturel, comme s’ils étaient quittés depuis quelques heures seulement :

– Vous avez ici des merveilles, mon cher Aldo !

– Cette bibliothèque est la seule pièce de ce palais avec la chambre de ma mère où je n’ai rien prélevé lorsque j’ai monté ma maison d’antiquités. Mais est-ce pour les admirer que vous avez pris la peine de venir jusqu’ici ? Il existe de par le monde des musées plus intéressants !

D’un geste désinvolte où entrait un défi, elle laissa tomber l’antique portulan qu’il attrapa au vol avant d’aller le remettre à sa place.

– Les musées ne m’ont jamais attirée : vous savez bien que j’aime surtout les jardins. Je n’ai pris ceci que pour passer le temps en vous attendant mais je sais tout de même reconnaître la valeur des choses.

– On ne le dirait guère !

Se retournant brusquement, il s’adossa au meuble et demanda froidement :

– Que venez-vous faire ici ?

Une surprise pleine d’innocence agrandit encore les yeux dorés de la jeune femme :

– Eh bien, quel accueil ! J’avoue que j’en espérais un autre. Ne fut-il pas un temps où vous vous déclariez mon chevalier, où vous vouliez me persuader de vous suivre à Venise, où vous juriez que, devenue votre femme, je n’aurais plus rien à craindre ?

– C’est exact mais n’avez-vous pas, très peu de temps après, choisi d’en épouser un autre ? Vous êtes toujours lady Ferrals, ou bien est-ce une erreur ?

– Non, je le suis toujours.

– Et comme je ne me souviens pas d’avoir jamais demandé la main de cette dame, j’apprécie peu que vous soyez arrivée ici en vous annonçant comme ma fiancée !

– C’est cela qui vous fâche ? Ne soyez pas stupide, mon ami ! Vous savez très bien que je vous ai toujours aimé et que, tôt ou tard, nous serons l’un à l’autre...

– Votre belle assurance m’enchante mais je crains de ne pas la partager. Il faut admettre, ma chère, que vous avez tout fait pour m’amener à une grande tiédeur de sentiments. La dernière fois que mon regard a croisé le vôtre, vous sortiez du tribunal en compagnie de votre père et vous avez disparu dans les brumes de l’Angleterre avant de vous embarquer à destination des États-Unis. Toutes choses que j’ai apprises par le superintendant Warren car vous n’avez jamais daigné m’en avertir. C’est pourtant vite écrit, un billet ! Sans parler d’un vulgaire coup de téléphone.

– Vous oubliez mon père. Dès que j’ai été libérée, il ne m’a plus lâchée une seconde. Et il ne vous aime pas, en dépit de ce que vous avez fait pour me secourir lorsque j’étais accusée de ce meurtre horrible. La sagesse était de l’écouter, de partir et de me faire oublier, pendant quelque temps tout au moins...

– Alors ne vous plaignez pas d’y avoir réussi ! Puis-je savoir quels sont vos projets à présent ? Mais d’abord, prenez un siège !

– Je ne suis pas fatiguée...

– Comme il vous plaira...

Anielka se déplaça lentement dans la vaste pièce en se rapprochant de la fenêtre et Aldo ne vit plus d’elle qu’un profil perdu.

– Vous ne m’aimez plus ? murmura-t-elle.

– C’est une question que je ne tiens pas à me poser. Vous êtes plus belle que jamais – encore que je déplore le sacrifice de vos cheveux ! – et, si vous posiez la question différemment, je répondrais que vous me plaisez toujours... !

– Autrement dit, je suis toujours désirable à vos yeux ?

– Quelle question idiote !

– Alors, si vous ne voulez plus m’épouser, faites de moi votre maîtresse... mais il faut que je reste ici !

Elle était revenue vers lui en courant et, à présent, elle posait ses mains fines sur les épaules solides en levant vers Aldo un regard implorant au sens strict du terme : il y avait des larmes dans ses yeux. Des larmes et de la peur.

– Je vous en prie, ne me renvoyez pas ! supplia-t-elle. Prenez-moi, faites de moi ce que vous voulez mais gardez-moi !

Elle était bien séduisante ainsi avec sa jolie bouche tremblante, ses prunelles scintillantes et le parfum subtil, indéfinissable et prenant – un coûteux mélange, sans doute, fait pour elle par quelque maître des senteurs ! – mais Aldo ne retrouva pas l’élan qu’il avait eu vers elle alors qu’elle était une prisonnière vouée à la corde dans le parloir de Brixton Jail, avec pour seule parure une sévère robe noire et sa blondeur quasi irréelle. Cependant, il fut sensible à l’angoisse que tout son être exprimait :

– Venez ! dit-il doucement en la prenant par le bras pour la guider jusqu’à un canapé ancien disposé près de la cheminée. Il faut que vous m’expliquiez tout ça afin que je sache de façon certaine où vous en êtes. Ensuite nous aviserons. Mais d’abord dites-moi pourquoi vous avez si peur et de quoi ?

Tandis que, accroupi, il tisonnait le feu pour le rendre plus efficace, elle alla prendre le petit sac assorti à sa robe qu’elle avait posé sur un meuble. En revenant s’asseoir, elle sortit quelques papiers et les tendit à Aldo :

– C’est de ça que j’ai peur ! Des menaces de mort, j’en recevais de plus en plus à New York. Tenez ! Voyez !

Aldo déplia un billet mais le lui rendit aussitôt :

– Vous auriez dû mettre la traduction : je ne lis ni ne parle le polonais...

– C’est vrai. Excusez-moi ! Eh bien, en gros, ces messages m’accusent d’être la cause de la mort de Ladislas Wosinski. Selon eux, il ne se serait pas suicidé mais on l’aurait tué après l’avoir obligé à écrire une confession mensongère pour me sauver...

Morosini se souvint alors des confidences du superintendant alors qu’ils prenaient ensemble un dernier repas avant qu’Adal et lui-même quittassent l’Angleterre. Lui aussi avait des doutes sur ce suicide un peu trop opportun, survenu dans un modeste appartement de Whitechapel, alors que le procès d’Anielka marchait à grands pas vers une sentence de mort. Warren croyait à une mise en scène, parfaitement réglée par le comte Solmanski, père d’Anielka, dont il ne désespérait pas de trouver le fin mot et apparemment il n’était pas le seul.

– Qu’en dit votre père ?

– Il fait appel à la police mais celle-ci n’a pas pris ces menaces au sérieux. Pour elle, c’est une histoire entre Polonais, des gens beaucoup trop romantiques et excessifs pour qu’on ajoute quelque foi à leurs démêlés. Mon père, alors, s’est assuré les services d’un détective privé chargé de me surveiller mais qui n’a pas empêché deux attentats : le feu a pris sans raison apparente dans ma suite du Waldorf Astoria et j’ai failli être écrasée en sortant de Central Park... J’ai alors supplié mon père de m’emmener hors d’Amérique. D’abord, je ne m’y plais pas : les gens y sont excessifs, brutaux, trop souvent mal élevés et tellement contents d’eux-mêmes !

– Ne me dites pas qu’il ne s’y est pas trouvé quelques hommes de goût pour se mettre à vos pieds et offrir leur bras à votre défense ? persifla Morosini. Quoi ? Pas le moindre soupirant ?

– Vous voulez dire qu’il y en avait trop ! Au point qu’il était impossible de savoir qui était sincère et qui ne l’était pas. N’oubliez pas que je suis une jeune veuve très riche et plutôt belle !

– Qui songerait à l’oublier ? Est-ce parce que vous vous trouviez à ce point dans l’embarras que vous avez pensé à moi ?

– Non, fit la jeune femme avec une certaine candeur qui amena un sourire ironique sur les lèvres d’Aldo. Je me suis d’abord réfugiée chez mon frère, qui habite un magnifique domaine sur la côte de Long Island, mais je ne m’y suis pas sentie longtemps à l’aise. Ethel, ma belle-sœur, est plutôt gentille, mais Sigismond et elle mènent une vie insensée : ils vont de fête en fête et leur maison ne désemplit pas. Je ne sais pas comment mon frère peut supporter une existence aussi éreintante !

– Il doit aimer ça ! Mais pourquoi êtes-vous restée si longtemps là-bas ? Qu’est-ce qui vous y retenait, alors que vous avez des biens en Angleterre et aussi en France ? Sans compter, sans doute, ce que j’ignore ?

– La sagesse, je pense. Mon père assurait qu’il valait mieux faire une nette cassure avec ce qui venait de se passer en Europe afin de laisser s’apaiser les vagues et les remous soulevés par cette malheureuse affaire. Un an lui semblait une bonne mesure. Pendant ce temps, il s’est un peu lancé dans les affaires. C’est très facile là-bas quand on en a les moyens ! Il s’est pris au jeu et s’est mis aussi à sillonner le pays. On dirait même qu’il est saisi par la soif de l’or...

– Il sillonnait le pays ? Curieuse façon de vous protéger !

– Oh, j’étais toujours très entourée mais je m’ennuyais, je m’ennuyais terriblement. Au point parfois d’apprécier la peur : elle m’occupait l’esprit. Et puis, un beau jour, j’ai appris que John Sutton venait d’arriver à New York. Wanda l’avait vu. Alors là, j’ai cédé à la panique. Je me suis enfuie en profitant d’une absence de Père.

– Quelle idée ! A votre place, j’aurais affronté l’ennemi ? Que pourrait-il vous faire ?

– Mais je l’ai affronté ! Ça a été horrible. Il est toujours persuadé que j’ai tué mon époux ; il prétend même en détenir la preuve...

– Qu’attend-il pour s’en servir alors ? fit Aldo avec dédain.

– Non. Il a trouvé mieux : il se prétend amoureux de moi et il veut que je l’épouse. Prise entre les Polonais et lui, il ne me restait qu’une seule issue : disparaître. C’est ce que j’ai fait avec l’aide de Wanda et de mon frère. Sigismond m’a procuré un faux passeport.

– On dirait qu’il a conservé ses bonnes relations avec la pègre ?

– En Amérique, on a tout ce qu’on veut avec de l’argent. Je suis à présent miss Anny Campbell. Sigismond m’a aussi pris un passage sur le paquebot France.

– Et qu’avez-vous donné comme destination à votre cher frère ? Avez-vous annoncé que vous comptiez venir chez moi ?

Elle lui jeta un regard sévère :

– Vous voulez rire ? Ce n’est pourtant pas le moment. Sigismond vous déteste...

– C’est presque un euphémisme. J’irais jusqu’à dire qu’il m’exècre ! Sentiment que je partagerais sans doute si je pensais qu’il en vaille la peine.

– Ne soyez pas méchant ! J’ai annoncé mon intention de séjourner en France ou en Suisse, en précisant que je donnerais de mes nouvelles quand j’aurais trouvé un endroit sûr et agréable.

– Et vous croyez que les vôtres ne se souviendront pas que j’existe, étant donné nos relations passées ?

– Il n’y a pas de raison. Nous n’avons eu aucun contact depuis bientôt un an et ils doivent penser que j’ai eu pour vous l’un de ces emballements de jeune fille qui ne prêtent pas à conséquence. Non, je ne crois pas que l’on viendrait me chercher à Venise.

– Ma chère, il est assez difficile de savoir ce que croit ou ne croit pas le voisin même très proche. Il ne peut être question que je vous garde ici !

La déception douloureuse qu’il lut dans le regard qu’il avait tant aimé lui fit peine mais ne le bouleversa pas. Il ne comprenait pas bien d’ailleurs ce qui se passait en lui. Un an plus tôt, il aurait ouvert ses bras sans chercher à imaginer les conséquences possibles. Seulement, il y a un an, il était follement amoureux d’Anielka et prêt à courir tous les risques. Simon Aronov l’avait bien senti qui, à Londres, était venu tirer pour lui la sonnette d’alarme. Maintenant, les choses avaient changé. Peut-être parce que sa confiance aveugle de naguère s’était trouvée entamée par les contradictions de lady Ferrals qui, tout en jurant n’aimer que lui, avait choisi de rester avec un époux détesté et n’avait pas hésité à redevenir la maîtresse de son ancien fiancé, Ladislas Wosinski. Elle avait beau jurer qu’il n’en était rien, lui Morosini avait du mal à croire que l’on pouvait conduire un homme jusqu’au meurtre de son semblable en lui offrant seulement le bout de ses doigts. Non, il n’était plus captif comme il l’avait été...