Lorsqu’il rejoignit les deux jeunes gens, Anielka tenait en main un grand gobelet de cristal ancien, gravé d’or, qu’elle s’amusait à faire jouer dans un rayon de soleil tandis qu’Angelo, rose d’émotion, la renseignait sur l’âge et l’histoire de ce bel objet. À l’entrée de son patron, le jeune homme rougit et prit un air gêné comme si Morosini le surprenait en flagrant délit.
– J’ai... j’ai eu le plaisir d’être... pré... présenté à miss Campbell par M. Buteau, bredouilla-t-il, et je... je lui fais admirer... nos richesses !
– Remettez-vous, mon vieux ! fit Aldo avec un bon sourire. Vous avez très bien fait de distraire notre visiteuse.
– C’est une véritable caverne d’Ali-Baba, mon cher prince ! fit la jeune femme en reposant le vase.
Il y manque seulement les joyaux, les pierreries ? Où les cachez-vous donc ?
– Dans un lieu bien secret. Lorsque j’en ai à vendre, s’entend ! Ce qui n’est pas le cas en ce moment !
– Mais... on vous dit collectionneur ? Ce qui sous-entend une collection, bien sûr ! Ne me la montrerez-vous pas ?
Le ton et le sourire étaient également provocants, et Aldo n’aima pas beaucoup ce soudain intérêt pour ce que, à l’instar de ses pareils, il considérait comme son jardin secret. Cela lui rappela que cette ravissante créature qu’il avait été si près d’adorer était la fille du comte Solmanski, un homme qu’il soupçonnait toujours d’avoir commandité le meurtre de sa mère, la princesse Isabelle, pour lui voler le saphir étoilé du pectoral devenu joyau de famille dans la suite des temps.
– On dit beaucoup de choses ! soupira-t-il avec désinvolture. Il va être l’heure de passer à table et Cecina déteste que l’on fasse patienter sa cuisine !
– Alors ne la faisons pas attendre ! Vous me montrerez tout cela cet après-midi.
– A mon grand regret nous n’en aurons pas le temps ! Je dois vous conduire à la Casa Moretti où l’on vous prépare un petit appartement. Ensuite, je repartirai comme je vous l’ai annoncé, miss Campbell !
– Quoi ? Déjà ? ... Mais vous venez d’arriver ?
– En effet, mais nous sommes jeudi, et l’Orient-Express en direction de Paris quitte Venise à cinq heures un quart...
– Ah ! C’est à Paris que vous allez ?
– Je ne ferai qu’y toucher terre. L’affaire que j’ai laissée pendante m’appelle ailleurs.
La déception de la jeune femme était visible. Ce dont le jeune Pisani s’aperçut. Avec une émouvante bonne volonté, il se précipita au secours de la beauté en détresse :
– Si, en l’absence du prince, vous craignez de vous ennuyer, miss Campbell, je me mets à votre disposition... pendant mon temps libre tout au moins, rectifia-t-il avec un coup d’œil inquiet en direction de son patron. Ce sera une joie pour moi de vous faire visiter Venise. Je la connais mieux que n’importe quel guide...
Anielka lui tendit la main avec un radieux sourire, ce qui le fit rougir de nouveau :
– Vous êtes très gentil ! Je ferai appel à vous, soyez-en certain !
Morosini déplora que le jeune Pisani ne soit pas resté deux ou trois jours au château de Stra. Il crevait les yeux que ce bécasseau était en train de tomber amoureux de miss Campbell, et cela n’arrangeait rien ! Aucune jalousie dans le mécontentement d’Aldo. Il pensait seulement qu’embarqué dans cette galère le pauvre garçon risquait fort de souffrir, et c’était une idée qui lui déplaisait parce qu’il aimait bien Angelo.
Tandis qu’il se lavait les mains avant de passer à table, Guy Buteau, qui avait entendu la fin de la conversation dans le magasin, demanda :
– Je croyais que vous retourniez à Vienne ?
– D’abord, ma destination n’était pas Vienne mais Salzbourg, et ensuite, j’ai une bonne raison de passer par Paris : je voudrais bien savoir si l’on y a des nouvelles d’Adalbert dont le silence commence à m’inquiéter. Ça ne fera pas un si grand détour, puisque là-bas je pourrai prendre le Suisse-Arlberg-Vienne Express[ii] qui me déposera chez Mozart le plus confortablement du monde ! Mais je préfère que nous n’en parlions pas à table.
Le déjeuner expédié par les soins diligents d’une Cecina pressée par la hâte de voir la trop jolie intruse « vider les lieux », Aldo conduisit Anielka chez Anna-Maria où elle se déclara enchantée du décor aussi bien que de l’accueil, revint régler deux ou trois détails avec ses collaborateurs puis se fit déposer par Zian à la gare de Santa Lucia où il arriva un quart d’heure environ avant le départ du train, ce qui lui laissa le temps d’acheter quelques journaux pour la route.
Ce fut avec un vif soulagement qu’il prit possession du single que le contrôleur des wagons-lits parvint à lui trouver. Grâce à Dieu, il avait réussi à ne passer que la journée à Venise et à régler au mieux une question délicate. Ce n’était, bien sûr, que momentané mais, professant volontiers le vieil adage affirmant qu’à chaque jour suffit sa peine, il était content de pouvoir écarter ce souci de son esprit pour se consacrer à la recherche de la dame masquée de dentelles noires...
Pourtant, lorsqu’il déplia l’un de ses journaux étrangers, un titre lui sauta aux yeux : « Vol à la Tour de Londres... Les joyaux de la Couronne en danger. Grande émotion dans toute l’Angleterre. »
A la surprise générale, un seul bijou avait été dérobé, avec une facilité qui laissait le journaliste perplexe et incitait à se poser des questions sur la confiance que l’on pouvait attacher aux moyens de protection déployés autour du Trésor britannique. Il est vrai qu’étant donné la récente publicité faite à la Rose d’York, les conservateurs de la Tour avaient jugé préférable de l’installer dans une vitrine séparée et peut-être un peu moins bien protégée. Mais qui pouvait imaginer qu’on volerait ce vieux diamant, moins éclatant que ses confrères, quand les plus gros du monde se trouvaient à proximité ? Le rédacteur concluait à une opération montée sans doute par l’un des nombreux collectionneurs déçus quand le gouvernement de Sa Majesté avait récupéré le diamant historique. Naturellement, le superintendant Warren était de nouveau en charge d’une affaire qui lui avait déjà fait passer quelques nuits blanches...
Ayant lu, Morosini envoya une amicale pensée au Ptérodactyle, qui n’avait pas besoin de ce surcroît de travail, puis se mit à réfléchir. Qui avait pu prendre de tels risques – ils étaient réels en effet ! – pour s’approprier la maudite pierre... ou plus exactement sa copie fidèle ? Lady Mary reposait à présent dans la sépulture écossaise des Killrenan, son époux coulait des jours paisibles sous étroite surveillance dans une clinique psychiatrique. Restait peut-être Solmanski, le père d’Anielka, l’ennemi juré de Simon Aronov, prêt à tout pour s’approprier le pectoral dont il croyait détenir le saphir Oui, ce vol audacieux était peut-être son œuvre ? Anielka ne disait-elle pas qu’il s’absentait souvent « pour ses affaires » ? Ou alors, bien sûr, un collectionneur tout à fait en dehors du circuit ayant les moyens de s’offrir un cambrioleur habile et des complicités ? De toute façon, le vrai diamant étant à présent retourné à sa source, ce qu’il pouvait advenir de sa doublure n’intéressait plus guère Morosini. Et, comme la sonnette du premier service retentissait dans le couloir, il plia son journal, le mit sous son bras et s’en alla dîner...
CHAPITRE 4 OÙ MOROSINI FAIT UN PAS DE CLERC
Trois jours plus tard, Aldo, débarquant du train en gare de Salzbourg, était d’humeur maussade. Il n’aimait pas perdre son temps, or son crochet par Paris ne lui avait apporté que de longues heures de réflexions solitaires. En effet, il ignorait toujours ce qu’avait bien pu devenir Adalbert Vidal-Pellicorne.
Dans l’appartement de la rue Jouffroy gardé par des dieux égyptiens, il n’avait trouvé que Théobald, le fidèle valet de l’archéologue, mais celui-ci, élevé à l’école d’un maître ayant presque toujours quelque chose à cacher, s’était montré aussi hermétique qu’un sarcophage thébain. En dépit du fait qu’il était ravi de revoir monsieur le prince, Théobald se contenta de répondre à ses questions par oui ou par non sans se compromettre davantage. Oui, Monsieur était revenu d’Egypte où son séjour s’était prolongé au-delà de ses prévisions. Non, il n’était pas à Paris et, oui, son serviteur ignorait où il pouvait se trouver à cette heure.
Cependant, en l’accablant de questions Morosini, dont un ancêtre avait siégé au redoutable Conseil des Dix et qui était à ce jeu-là d’une force certaine, avait fini par apprendre que son ami n’était pas revenu directement du Caire. Aldo réussit encore à extorquer une petite information : Monsieur voyageait avec une dame mais pour ce qui était de la destination, Théobald, au bord des larmes, jura ses grands dieux qu’il l’ignorait, et l’interrogatoire en resta là.
Il y avait aussi le détail de la voiture mais, selon Théobald, Vidal-Pellicorne l’avait prêtée à un ami. Il fallut donc bien que Morosini se contentât d’informations trop incomplètes pour le satisfaire.
Sur le quai de la gare, il salua un voyageur en face duquel il avait dîné la veille au wagon-restaurant. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, mince et élégant, d’une extrême amabilité et d’une simplicité assez étonnante chez quelqu’un d’aussi célèbre : il s’appelait Franz Lehar et, après un passage à Bruxelles et à Paris, il allait prendre quelque repos dans sa villa de Bad Ischl.
Sachant que son compagnon d’un soir se rendait aussi dans la célèbre ville d’eaux, le père de La Veuve joyeuse et du Comte de Luxembourg lui proposa de partager la voiture venue le chercher au train :
– Il y a environ soixante kilomètres et ce sera plus agréable que de prendre la correspondance... F – J’accepterais avec le plus grand plaisir, maître, si je n’avais formé le projet de m’arrêter à Salzbourg.
– En ce cas, ne manquez pas de venir me voir quand vous serez arrivé. J’éprouve une vraie passion pour les objets anciens et vous en parlez comme personne ! Ah, pendant que j’y pense, n’essayez pas de prendre logis au Grand Hôtel Bauer qui ferme fin septembre mais vous serez tout aussi bien, sinon mieux, au Kurhotel Elisabeth situé au bord de la Traun et presque en face de chez moi. C’est une maison de vieille réputation qui se soucie peu des saisons mais s’entend à recevoir des clients de qualité. Un souvenir du temps où la Cour fréquentait Ischl ! Et ici choisissez l’Ôsterreichischer Hof ! Lui aussi est en bordure de rivière, ce qui est fort agréable !
Morosini remercia en se gardant bien d’ajouter que s’il voulait rester quelques heures dans la ville natale de Mozart, ce n’était pas pour y entendre un concert mais pour s’y procurer une voiture, sans chauffeur de préférence, afin d’avoir les coudées franches. En outre, si le compositeur austro-hongrois était aussi charmant que sa musique, il était également bavard. A ne consommer donc qu’avec modération !
En pénétrant dans le vieux palace pompeusement dénommé La Cour d’Autriche, où rien n’avait changé depuis la fondation, Morosini se demanda un instant s’il ne s’agissait pas d’une succursale imprévue de la Hofburg, tant l’atmosphère y était solennelle et le ton feutré. Le hall à lui seul, lourdement meublé dans le style Biedermeier, était une profession de foi.
Le personnel était assorti. Un portier aux airs de Premier ministre l’accueillit avant de le confier à un valet grave comme un chambellan et à un bagagiste qui possédait l’austérité d’un camérier du pape. Ceux-ci conduisirent le voyageur jusqu’à une grande chambre du premier étage dont les fenêtres donnaient sur le quai Elisabeth et le flot légèrement torrentueux de la Salzach. Au-delà, dominée par l’antique forteresse des princes-évêques, Hohensalzburg, que l’on atteignait seulement par funiculaire ou chemins muletiers, la ville de Mozart étalait sa splendeur baroque, ses dômes, ses clochers et la grâce des collines qui en formaient le cadre et que l’automne parait d’or et de cuivre.
Accoudé au balcon, Morosini qui n’était encore jamais venu à Salzbourg admirait sans réserve quand la pétarade d’un moteur de sport, capable de briser n’importe quel charme, attira son attention d’abord vague puis le fit sursauter : un petit roadster rouge vif garni de cuir noir tournait le coin du quai pour se garer sans doute devant l’hôtel. Aldo reconnut une Amilcar et fut aussitôt prêt à jurer que l’habillage de cuir du conducteur et ses grosses lunettes recouvraient la personne de l’égyptologue qu’il cherchait partout.
Il ne perdit pas de temps en conjectures, descendit quatre à quatre et atterrit dans le hall juste au moment où, arraché d’une main énergique, le serre-tête s’envolait, libérant les boucles couleur de paille et plus en désordre que jamais d’Adalbert Vidal-Pellicorne dont les yeux bleus s’arrondirent quand Morosini entra dans leur champ de vision :
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