Le regard d’Aldo cherchait Lisa. Le sourire de sa grand-mère se teinta d’une douce ironie.
– Elle est auprès de Son Altesse qu’elle aide à s’habiller.
Aldo fronça le sourcil tandis que ceux d’Adalbert se relevaient.
– Son Altesse ? émit celui-ci. Est-ce ainsi que nous devons l’appeler ?
– J’en ai peur. Mes chers amis, il me faut vous prévenir que, depuis son sauvetage, Elsa n’est plus la même. Il s’est passé quelque chose qui nous échappe et je pense, prince, que vous la trouverez différente de ce qu’elle était lors de votre entrevue...
– Est-ce à dire que je ne suis plus tenu de jouer le rôle que vous m’avez demandé ? demanda Morosini plein d’espoir.
– En vérité, je n’en sais rien ! murmura la vieille dame assombrie. Pas une fois elle n’a parlé de vous, elle ne vous a plus réclamé... En revanche, elle exige les égards, la déférence, les honneurs dus à une altesse et nous ne nous sentons pas le courage de les lui refuser. Après tout, elle devrait y avoir droit ! Je crois, ajouta-t-elle, en se tournant vers son petit-neveu, que Fritz vous en a déjà parlé ?
– En effet, dit Adalbert. Nous pensons l’un et l’autre qu’elle fait ce qu’en psychiatrie on appelle un transfert en s’efforçant de ressusciter son impériale grand-mère. Vous devriez peut-être demander une consultation au célèbre docteur Freud quand vous serez à Vienne ?
– Mais j’y songe... si toutefois nous arrivons à la lui présenter.
– Et c’est elle qui vous a demandé cette soirée en grand apparat ? dit Aldo.
– Oui. Étrange soirée, n’est-ce pas, où le faste d’une fête est déployé alors que nous serons six, mais elle espère la venue de ce qu’il faut bien appeler des ombres. Et le couvert est mis pour vingt personnes.
Fritz alors explosa. Jusque-là, il s’était contenté, après avoir serré la main des deux hommes, de tenir les yeux fichés en terre tout en s’efforçant de creuser un trou dans le tapis avec son talon :
– Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom. Elle est folle ! Et vous avez tort de vous prêter à ses manies, tante Vivi. Elles ne feront que croître et embellir !
– Un peu de calme, veux-tu ? Il s’agit d’un soir... un seul. Elle l’a d’ailleurs spécifié : un dîner d’adieux !
– A qui, à quoi ?
– Peut-être à Ischl. Elle a appris que nous partons demain. Peut-être à autre chose mais je ne me suis pas sentie le courage de le lui refuser et Lisa m’approuve.
– Oh, si Lisa approuve, alors...
Et Fritz parut se désintéresser de la question pour se consacrer à la coupe de Champagne qu’un valet lui offrait sur un plateau. Il dut la reposer, car Josef ouvrit les portes du salon et annonça d’une voix forte :
– Son Altesse impériale !
Et Elsa apparut, toute de blanc vêtue. Un blanc tirant un peu sur l’ivoire ; sa robe à traîne était de celles que l’on portait au début du siècle : satin et dentelle de Chantilly, relevée, drapée, retenue par quelques piquets de roses assorties. Le même tissu arachnéen retenait, sur la chevelure coiffée en hauteur avec deux anglaises glissant sur le long cou, un diadème d’opales et de diamants qui ne pouvait appartenir qu’à Mme von Adlerstein.
Les trois hommes s’inclinèrent, tandis que la comtesse plongeait dans une révérence qu’elle réussit à rendre parfaite en dépit de sa jambe malade mais, en se redressant, Aldo et Adalbert sentirent le souffle leur manquer : au creux du profond décolleté de la princesse, nichée dans le satin bouillonné à l’endroit où elle la portait à l’Opéra, l’aigle de diamants au corps d’opale brillait avec insolence...
Le regard de Morosini chercha celui de Lisa qui venait à trois pas derrière. Elle lui répondit d’un haussement de sourcils : c’était cela, bien entendu, la surprise annoncée. Il faut avouer qu’elle était de taille ! Pourtant, si stupéfait qu’il fût, Aldo n’en remarqua pas moins combien Lisa était charmante dans une robe à l’ancienne mode, en tulle vert amande, qui rendait pleine justice à son cou gracieux, à ses jolies épaules et à une gorge que, jeune homme, Aldo eût qualifiée d’intéressante.
Tenant en main un éventail assorti à sa robe et où était fixée la rose d’argent, Elsa vint droit à la comtesse qu’elle aida à se relever :
– Pas vous, ma bonne ! protesta-t-elle gentiment. Puis, se tournant vers les trois hommes qui attendaient sur une seule ligne, elle tendit ses deux mains à Morosini :
– Cher Franz ! J’ai attendu cette soirée avec tant d’impatience ! Elle doit être celle où tout recommence, n’est-ce pas ?
Le faible espoir que le pseudo-Rudiger avait entretenu s’évanouit. Même en figurant un autre personnage, Elsa continuait à voir en lui son fiancé perdu. Il s’inclina néanmoins sur la main gantée en murmurant qu’il en était infiniment heureux, plus quelques autres fadaises qui lui semblaient convenir au personnage.
Mais elle ne l’écoutait pas, réservant à présent toute son attention à Adalbert. Cela permit à Aldo de la regarder plus attentivement. Le profil qu’elle lui offrait était à ce point semblable à celui du buste, dans le petit salon, qu’il en fut impressionné ; pourtant certains détails annonçaient qu’il ne s’agissait pas du modèle : la coupe de la paupière, un pli de la bouche. Sans la blessure qui marquait l’autre côté du visage, cette femme eût pu soulever les enthousiasmes, faire croire à une miraculeuse résurrection, causer des troubles peut-être. Les dentelles dont elle s’entourait la tête en public n’étaient pas seulement un abri pour sa coquetterie atteinte, elles étaient nécessaires dans un pays où les imaginations ne demandaient qu’à prendre feu dès qu’il s’agissait d’un membre de l’ancienne famille impériale... Restait à éclaircir l’histoire de l’aigle à l’opale !
Aldo s’approcha de Lisa qui caressait d’un doigt l’une des roses de l’énorme bouquet et se trouvait un peu à l’écart d’Elsa :
– Comment avez-vous fait pour trouver ces merveilles ? demanda-t-elle avec un sourire.
– Ravi qu’elles vous plaisent mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je croyais que les bijoux s’étaient envolés avec Solmanski. En avez-vous extrait l’opale avant de les laisser partir ?
– Je ne les ai pas eus entre les mains et je n’ai pas demandé à les voir. En fait, c’est Elsa elle-même qui s’en était emparée, bien avant d’être enlevée. Dès son retour de Vienne, elle s’est mise en tête que, si elle gardait l’opale de l’impératrice sur elle, il ne lui arriverait plus rien de douloureux.
– Elle a obtenu qu’on la lui laisse ?
– Non parce que ses malheureux gardiens se méfiaient un peu de son esprit instable. Ils avaient aménagé une cachette dans une poutre de la salle mais Elsa les a observés et, quand elle s’est trouvée seule, elle est allée reprendre le bijou qu’elle a tenu caché sur elle jusqu’à ce soir. Elle est très contente d’avoir joué un bon tour à tout le monde...
– Un bon tour ? J’en suis moins sûr ! Que va faire Solmanski, selon vous, quand il s’apercevra qu’il n’a pas l’opale ?
– Il se contentera du reste du trésor. Il y a des perles sublimes et un certain nombre d’autres pièces magnifiques...
– Moi, je vous dis que c’est l’opale qu’il veut et pour des raisons que je vous ai expliquées, – J’entends bien, mais il peut difficilement revenir sur ses pas. La police se ferait un plaisir de le cueillir.
– Oui, mais vous partez demain. Soyez certaine que ce suppôt de Satan l’apprendra et que tout sera à recommencer...
D’un geste vif, Lisa cueillit une rose pour la porter à ses lèvres. Ses yeux mi-clos laissèrent filtrer un regard moqueur :
– Et naturellement vous avez une solution ?
– Moi ? Et laquelle, mon Dieu ?
– Oh, c’est fort simple : vous remettre l’opale ! N’est-ce pas pour elle, et pour elle seule, que vous êtes venus jusqu’ici, vous et Adalbert ?
– Me croyez-vous assez vil pour arracher à une pauvre folle ce qu’elle considère comme son talisman ? Encore que ce serait la meilleure solution. Elsa, qui a tout perdu, aurait de quoi vivre et surtout, en cas de visite déplaisante, il n’y aurait plus qu’à détourner le danger sur l’acheteur c’est-à-dire moi, mais si...
– Son Altesse impériale est servie !
Clamée depuis le seuil de la salle à manger par l’organe vigoureux de Josef, l’annonce coupa net la phrase d’Aldo qui hésita un instant sur la conduite à tenir dans l’immédiat, vit qu’Elsa se dirigeait seule dans sa grandeur vers les doubles portes ouvertes, et alla offrir son bras à Mme von Adlerstein qui le remercia d’un sourire tandis qu’Adalbert soufflait, de justesse, la main de Lisa sous le nez de Fritz qui dut se résoudre à fermer la marche.
Et ce fut le dîner le plus incroyable, le plus délirant, le plus angoissant aussi qu’eût jamais vécu Morosini. La table somptueuse – vaisselle de vermeil, cristaux de Bohême ordonnés sur une nappe de dentelle autour d’un fouillis de lis, de roses et de hautes chandelles nacrées dans des candélabres de cristal taillé ! – était mise pour une vingtaine de personnes et comme aucune autre lumière n’éclairait la vaste pièce tendue de tapisseries à personnages, ce couvert fastueux baignait dans une atmosphère étrange. A chaque bout de la table était placé un fauteuil à haut dossier : ceux du maître et de la maîtresse de maison, mais Elsa, sans hésiter alla prendre place dans le premier que, d’ailleurs, Josef écartait pour elle. Aldo se pencha pour murmurer à la comtesse :
– Où dois-je vous conduire, madame ?
– En vérité, je n’en sais rien, chuchota-t-elle. C’est Elsa qui a tenu à tout régler ici ce soir. Je voulais vraiment lui faire plaisir mais je commence à me demander si je n’ai pas eu tort...
L’incertitude ne dura guère : la vieille dame fut gracieusement invitée à s’asseoir à la droite de la princesse. Supposant qu’il devait, selon les rites de la société, prendre place à son côté, Aldo s’y préparait quand la voix d’Elsa s’éleva :
– Un instant, s’il vous plaît ! Ce siège ne vous est pas destiné. Puis, plus doucement parce que le ton employé était sec, elle ajouta : Voyons, cher, c’est il me semble tout à fait naturel que vous preniez place en face de moi. Cette fête n’est-elle pas la nôtre ? Nous devons la présider ensemble...
De nouveau, il s’inclina et gagna l’autre extrémité de la table où un valet l’attendait déjà. Il pensait que les quatre autres convives allaient être répartis entre les deux pôles de la table mais il n’en fut rien : Elsa fit asseoir Lisa à sa gauche, puis Adalbert et, de l’autre côté, le jeune Apfelgrüne plus renfrogné que jamais s’installa auprès de sa grand-tante. Morosini resta dans sa superbe solitude, séparé des autres par une dizaine de chaises vides et la curieuse impression, tout à coup, de se trouver en face d’une espèce de tribunal. Sans les fleurs et les petites flammes dansantes qui surchargeaient la table, l’effet eût été saisissant mais il n’était pas homme à se laisser troubler par un caprice de femme et, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde, il déplia sa serviette et l’installa sur ses genoux. Là-bas, à Vautre bout, personne n’osait le regarder et, si la comtesse tenta d’émettre une légère protestation, elle fut très vite priée de s’en tenir là.
Le repas débuta dans un silence pesant. Quelque part dans la maison, des violons jouaient du Mozart en sourdine. En dépit de son envie de fuir cette assemblée fantomale, Aldo s’obligeait à garder son calme. Il sentait qu’il allait se passer quelque chose, mais quoi ? Là-bas, au bout de l’interminable chemin fleuri, Elsa dégustait son potage avec une lenteur extrême, la tête droite et les yeux dans le vague. De temps en temps, elle souriait, s’inclinait un peu vers la droite ou vers la gauche, s’adressant à l’une des chaises vides comme si elle y voyait quelqu’un. Autour d’eux, le ballet feutré des valets déroulait son rite...
On servait le second plat qui était une carpe à la hongroise quand, soudain, retentit le bruit métallique d’un couvert reposé sur l’assiette. La voix de Lisa s’éleva, tendue, nerveuse, à la limite du cri :
– C’est intolérable ! A quoi rime ce repas sinistre ? N’avons-nous rien à nous dire ?
– Lisa, je t’en prie ! murmura sa grand-mère. Il ne sied pas que nous parlions quand Son Altesse ne le souhaite pas...
Mais Fritz faisait déjà chorus :
– Elle a raison, tante Vivi ! C’est ridicule cette comédie qu’on nous fait jouer ! Tout comme l’idée envoyer Morosini s’ennuyer tout seul au bout de la table comme s’il était puni. Venez près de nous, mon vieux, et tâchons au moins de souper agréablement.
Elsa se leva d’un jet, écrasant le malheureux sous un mépris royal :
– Que vous soyez un rustre n’est pas une nouvelle pour moi. Quant à cet homme dont je ne doute pas un instant qu’il ne soit votre ami, sachez que je l’ai placé là afin de voir jusqu’où il pousserait l’effronterie... jusqu’où il mènerait son odieuse imposture !
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