– Encore un de ces aristos qui n’ont jamais rien fait de leurs dix doigts ?

– Erreur, mon ami, je travaille, moi ! Je suis antiquaire... et j’ai bien l’honneur de vous saluer ! Viens Beppo !

Et cette fois il leur tourna le dos, en se maudissant d’avoir eu l’idée d’arriver quand même par le train... Le voyage par eau lui eût évité cette rencontre désagréable mais il la chassa vivement de son esprit tandis qu’il embarquait dans le canot de l’hôtel Danieli dont le chauffeur, venu chercher des paquets, lui avait proposé de le déposer. Le parcours du Grand Canal représentait toujours pour lui un moment de grâce et il voulait en goûter la beauté sous un coucher de soleil comme on en voyait fort peu aux approches de l’hiver. Une journée comme celle qu’il venait de vivre – ciel bleu et douceur de l’air chargé de senteurs marines ! – était exceptionnelle en novembre.

Mais, lorsque le canot obliqua vers la droite et l’entrée du rio Foscari, Morosini reçut un choc désagréable : au seuil de son palais, un gamin en chemise noire qui semblait le frère cadet de ceux de la gare montait la garde, une arme à la bretelle.

– Eh bien, dit l’homme du Danieli, on dirait que vous avez de la visite, don Aldo ? Ils commencent à devenir envahissants, ces gens-là !

– Un peu trop en effet ! dit celui-ci entre ses dents.

Et sans attendre que le visiteur indésirable lui pose la moindre question, il attaqua en lui demandant ce qu’il faisait là. Le jeune milicien commença par rougir sous le regard orageux du prince mais il n’en abandonna pas pour autant le ton insolent qui semblait de mise :

– Ça vous regarde pas. Et, vous, vous voulez quoi ?

– Rentrer chez moi ! Je suis le propriétaire de cette maison.

L’autre s’écarta de mauvaise grâce et se garda bien de donner un coup de main pour le débarquement des bagages. Morosini remercia son chauffeur et, abandonnant ses valises au milieu du vestibule, se dirigea vers son bureau après avoir appelé Zaccaria. Sensible aux atmosphères, il n’aimait pas du tout celle qui régnait chez lui, et même une vague inquiétude commençait à poindre.

Celui qui parut, ce fut Guy Buteau mais tellement pâle, tellement bouleversé qu’Aldo crut qu’il allait s’évanouir. Il se précipita pour le soutenir :

– Guy ! Que se passe-t-il ? Vous êtes malade ?

– D’angoisse, oui, mais, Dieu soit loué, vous êtes là ! Vous avez reçu mon télégramme ? ...

– Je n’ai rien reçu du tout. Quand l’avez-vous envoyé ?

– Avant-hier. Tout de suite après... le drame !

– Je devais être sur la route. Mais de quel drame parlez-vous ?

– Cecina et Zaccaria... ils ont été arrêtés par les gens du Fascio. Et tout ça, parce qu’ils ont voulu jeter dehors cet homme quand il a prétendu s’installer ici... Oh, Aldo, j’ai l’impression de vivre un cauchemar !

– Quel homme ? Parlez, bon Dieu ! Incapable de soutenir le regard fulgurant de

Morosini, Buteau détourna le sien :

– Le... le comte Solmanski. Il... il est arrivé il y a deux jours. C’est sa fille qui nous l’a amené...

– Quoi ?

Cette fois, Aldo crut tout de bon que l’un d’eux était en train de devenir fou et si ce n’était Guy, il fallait que ce soit lui. Solmanski ! Cet assassin, ce misérable chez lui ! Et conduit par Anielka ? Il s’accorda quelques secondes pour encaisser mais son incompréhension demeurait totale... à moins que la plus rouée des femmes ne lui ait joué une infernale comédie en affirmant se cacher des siens pour mieux dépister ses prétendus poursuivants ? Ce qui, après tout, ne l’étonnait plus vraiment. Anielka s’était jouée de lui dès leur première rencontre.

– Ne me dites pas qu’ils ont osé loger chez moi ?

– Si. Ils sont venus escortés par des miliciens. Vous savez sans doute, puisque, m’a confié Cecina, vous avez téléphoné l’autre soir, qu’elle... cette femme qui s’était prétendue votre fiancée passait le plus clair de son temps ici ?

– ... grâce à ce jeune imbécile de Pisani dont elle a tourné la tête et à qui je vais frotter les oreilles ! A propos, où est-il celui-là ? Il roucoule toujours aux pieds de sa belle ?

– Non. Il a disparu après qu’elle lui a ri au nez en le traitant de benêt. Il doit se cacher quelque part, malade de honte.

– Il fait bien : cela m’évitera de le flanquer à la porte. Mais parlez-moi de Cecina et de son époux. Qu’y a-t-il eu au juste ?

Ce fut simple et rapide. En voyant débarquer, avec armes et bagages, les deux Solmanski accompagnés d’un chef des Chemises noires et prétendant prendre logis au palais Morosini, Cecina était entrée dans la plus mémorable des colères dont tout Venise reconnaissait, avec un rien d’admiration, l’exceptionnelle virulence. D’un mot en était venu un autre et, devant ce qu’elle considérait comme une violation de son territoire et un insupportable déni de justice, la bouillante Napolitaine avait laissé entendre ce qu’elle pensait des nouveaux maîtres de l’Italie. L’effet avait été immédiat : on s’était emparé d’elle sur-le-champ et, comme Zaccaria s’était jeté lui aussi dans la bagarre pour défendre sa femme, ils avaient été arrêtés tous les deux pour outrage à la personne sacrée du Duce !

– Je vous jure, Aldo, que j’ai fait ce que j’ai pu pour qu’on les libère mais ce Fabiani qui les accompagnait m’a menacé du même sort. Il a dit que Solmanski était un ami personnel de Mussolini et que l’envoyer habiter chez nous était une marque de faveur extraordinaire qu’il convenait d’apprécier autrement que par des injures. J’ai expliqué qu’en votre absence il était plus que délicat de faire pénétrer des étrangers sous votre toit. On m’a répondu que votre future épouse et son père ne pouvaient être considérés comme des étrangers...

– Encore cette histoire insensée ? Je n’ai pourtant pas caché ma façon de penser à... lady Ferrals sur ce point !

– Elle a cru peut-être que vous vouliez la mettre à l’épreuve ou Dieu sait quoi ? Toujours est-il que j’ai été obligé de m’incliner si je ne voulais pas laisser votre maison sans surveillance.

– Qui songerait à vous reprocher quoi que ce soit, mon ami ? fit Aldo que ce chagrin bouleversait. Ils sont ici, en ce moment ?

– Dans le salon des laques où Livia a dû leur servir le thé.

– Ils se croient vraiment chez eux ! ragea Morosini. Mais, j’y pense, comment vous nourrissez-vous ? Qui remplace Cecina aux fourneaux ?

L’ancien précepteur baissa le nez et devint tout rouge :

– Oh... pour ce qui est du thé, du café, les petites Livia ou Fulvia s’en tirent bien. Pour le reste... c’est moi !

– C’est vous qui faites la cuisine ? lâcha Morosini abasourdi. Ils ont osé vous demander ça ?

– Non. C’est moi qui en ai décidé ainsi. Vous savez l’amour que notre Cecina porte à son domaine, à ses casseroles, et j’ai pensé que l’absence lui serait moins pénible si... un ami s’en chargeait. Elle doit être déjà assez malheureuse sans imaginer une violation de son domaine particulier.

Ému, Aldo prit le vieil homme dans ses bras et le tint un instant serré contre lui. Cette preuve d’amitié donnée à celle qu’il appelait sa mère-nourrice lui allait droit au cœur mais il savait depuis longtemps qu’à travers d’innombrables discussions et controverses culinaires les liens tissés entre la Napolitaine et le Bourguignon étaient devenus fraternels.

– J’espère qu’elle viendra bientôt vous dire ce qu’elle en pense, murmura-t-il. Maintenant, je vais m’occuper des envahisseurs ! Et s’il ne tient qu’à moi...

– Allez-y doucement, Aldo ! pria M. Buteau. N’oubliez pas que nous sommes gardés et qu’il suffirait d’un coup de sifflet au gamin sinistre qui obstrue notre porte pour attirer une escouade de ses collègues ! Il faut à tout prix que vous restiez avec nous, sinon ces gens sont capables de vous déposséder de tout’

– On n’en est pas encore là !

Cependant, parti pour escalader l’escalier quatre à quatre, il ralentit le mouvement, s’accordant ainsi le temps de réflexion nécessaire au refroidissement de sa colère. N’eût-il écouté que son indignation, il eût, sans doute, passé le seuil du salon des laques, empoigné ce vieux démon de Solmanski pour l’envoyer directement dans le Grand Canal à travers une fenêtre.

Arrivé dans le portego, la longue galerie où l’on avait rassemblé, sous l’œil altier du doge Francesco Morosini, le Péloponnésien, les grands souvenirs des combats et des gloires navales de la famille, il abandonna sur l’un des coffres de marine son pardessus, ses gants et son chapeau, l’œil fixé sur la porte derrière laquelle l’ennemi restait tapi. L’impression qu’un ver immonde était en train de pourrir le fruit magnifique de sa maison, mûri par des siècles de grandeur ! Mais il avait mieux à faire que philosopher ! Prenant une profonde respiration comme on faut toujours avant de plonger, il ouvrit la porte d’un geste décidé et entra...

Ils étaient là tous les deux, le père et la fille, assis de part et d’autre d’un guéridon ancien supportant un large plateau d’argent, lui vêtu de noir à son habitude, le monocle soulevant avec arrogance son épais sourcil gris ; elle frileusement habillée d’un fin lainage blanc qui lui donnait cet air de fée des neiges auquel Aldo n’avait été que trop sensible mais qui, cette fois, le laissa froid.

Ce fut elle qui le vit la première. Posant sa tasse, elle s’élança vers lui, les mains tendues :

– Aldo ! Enfin vous voilà ! Je suis si heureuse... Elle était prête à l’étreinte. Il l’arrêta d’un geste sec et sans lui accorder même un regard :

– Je ne suis pas certain que vous le restiez longtemps.

Puis, marchant droit sur le comte qui le regardait venir avec un demi-sourire mais sans bouger d’une ligne, il attaqua :

– Foutez le camp d’ici" ! "Vous n’avez rien à faire chez moi !

Brusquement relevé, le sourcil lâcha son cercle de verre tandis que, reposant sa tasse, Solmanski semblait se ramasser sur lui-même. Sa bouche rasée eut un pli déplaisant :

– Eh bien, quel accueil ! J’espérais mieux d’un homme dont je viens combler les aspirations les plus profondes en assurant son bonheur.

– Mon bonheur ? Vraiment ? En faisant jeter en prison telle qui a été ma seconde mère et mon plus vieux serviteur ? Et vous pensiez que j’allais avaler ça ?

Solmanski eut un geste évasif, se leva et fit quelques pas sur le tapis de la Savonnerie :

– Cette femme vous est peut-être chère mais elle a méconnu vos intérêts les plus élémentaires en me refusant l’hospitalité demandée cependant, fort courtoisement, par le grand homme qui a pris en main les destinées de ce pays et qui...

– Que pensez-vous tenir, en ce moment ? Une réunion électorale ? Je ne connais pas Benito Mussolini, il ne me connaît pas et je désire seulement que nos relations en restent là ! Cela dit, la demeure des Morosini n’a jamais servi d’asile à un assassin et c’est ce que vous êtes. Alors partez ! Allez à Rome, allez où vous voulez mais quittez ce palais ! Et emmenez votre fille !

– Sa vue vous offenserait-elle ? Vous seriez bien le premier et, jusqu’à présent, vous pensiez autrement ?

– Il y a déjà un moment que j’ai changé d’avis en ce qui la concerne : elle est beaucoup trop bonne comédienne pour mon goût. Un grand avenir l’attend au théâtre !

La protestation indignée d’Anielka fut coupée net par son père qui l’invita d’un ton aimable mais ferme à se retirer dans sa chambre :

– Nous allons sans doute nous dire des choses peu agréables. Je préfère que tu ne les entendes pas : tu risquerais de t’en souvenir plus tard.

À la surprise de Morosini, Anielka ne protesta pas. Elle eut l’ébauche d’un geste vers la statue rigide et sans regard qu’il dressait en face d’elle puis laissa retomber sa main et sortit sans que son pas léger eût arraché la moindre plainte au parquet. Lorsque la porte se fut refermée sur elle, Aldo alla se placer devant le grand portrait en pied de sa mère, peint par Sargent, qui faisait face à celui de l’héroïne familiale, Felicia, princesse Orsini et comtesse Morosini, dont Winterhalter avait fixé sur la toile l’impérieuse beauté. Aldo resta devant le tableau et, les mains nouées dans le dos, fit face à l’homme dont il était sûr qu’il était le commanditaire du meurtre. Le sourire qu’il lui offrit alors fut un poème de dédaigneuse insolence :

– Au temps où j’étais amoureux d’elle, je me suis souvent demandé si... lady Ferrals – il ne pouvait s’obliger en cet instant à prononcer le prénom – était votre fille. J’en suis maintenant certain : elle vous ressemble trop... et c’est pourquoi je ne l’aime plus !

– Oh, vos sentiments n’ont pas beaucoup d’importance ! Vous ne serez pas le premier couple à faire cœur à part. Encore que je la croie très capable de vous reconquérir. Sa beauté est de celles qui ne laissent aucun homme indifférent. La rouerie est un travers bien féminin mais qui se pardonne aisément quand la femme possède un visage d’ange et un corps à damner Satan lui-même !